Dans un article du 19 décembre 2013 intitulé Global Income Distribution: From the Fall of the Berlin Wall to the Great Recession, Branko Milanovic et Christoph Lakner cherchaient à améliorer l’étude de l’inégalité mondiale des revenus. Pour cela, ils ont créé une géante base de données d’informations faite à partir d’enquêtes nationales auprès des ménages.
Alors que de nombreux graphiques ont été dessinés à partir de ces données, l’un d’eux attire notre attention. Nommé « courbe d’incidence de la croissance mondiale » par les auteurs, le graphique dévoile l’impact de la mondialisation sur la répartition mondiale de la croissance des revenus. Quelque temps plus tard, le monde académique s’en empare et le renomme « courbe de l’éléphant », en raison de sa forme si singulière.
Introduction
Alors que les inégalités demeurent au cœur des sujets économiques, la courbe de l’éléphant est désormais devenue une référence. Néanmoins, son étude est souvent approximative et résumée au simple fait que les populations les plus riches se sont enrichies et que les grands perdants de la mondialisation sont les classes moyennes des pays les plus riches.
En ce sens, quels phénomènes la courbe traduit-elle précisément ? Comment expliquer les choix des auteurs concernant le début et la fin de l’étude ? Comment comprendre les variations des inégalités économiques en fonction des différentes classes sociales ? Dans le cadre de l’économie post-Covid, et connaissant les troubles géopolitiques actuels, la courbe de l’éléphant est-elle encore d’actualité ? Le cas échéant, quel avenir pour la courbe de Milanovic ?
Pour répondre à toutes ces questions, nous te proposons une analyse complète de la courbe de l’éléphant. Tu pourras tirer profit de cet article dans tes copies afin d’illustrer l’impact de la mondialisation sur les inégalités économiques. Bonne lecture !
Les fondamentaux de la courbe de l’éléphant

Propos introductif
Comme tu peux l’observer, la courbe revêt une forme d’éléphant, avec une trompe levée à partir du 8e décile. Mais avant d’étudier en détail cette courbe, essayons de comprendre la démarche de Branko Milanovic dans la création du graphique. L’économiste serbo-américain s’est en effet intéressé aux inégalités à l’échelle mondiale. Il compare alors les revenus des ménages à travers le globe, toutes nationalités confondues.
En outre, il convient de rappeler que les inégalités mondiales demeurent particulièrement élevées face aux inégalités économiques nationales. En effet, en 2008, le coefficient de Gini du revenu mondial était d’environ 0,7. Celui-ci varie entre une égalité parfaite (0) et une inégalité parfaite (1). Les inégalités étaient donc élevées à l’échelle planétaire. La même année, en France, ce coefficient était de moins de 0,3. Il ne s’élevait qu’à 0,4 aux États-Unis, alors que ce pays était particulièrement inégalitaire.
Pour les auteurs, le véritable enjeu de réduction des inégalités mondiales réside entre les pays et non au sein même des unités nationales. En effet, selon eux, une égalisation des revenus au niveau national pour chaque pays dans le monde ne serait à l’origine d’une réduction de l’inégalité mondiale que de 23 %. À l’inverse, une égalisation des revenus entre les pays réduirait l’inégalité mondiale de 77 %. Branko Milanovic en tire donc la conclusion suivante : la richesse des individus dépend d’abord de l’endroit de leur naissance.
Le choix méticuleux de la période d’étude
L’intégration chinoise et Est-européenne dans l’économie mondialisée
Si l’étude porte sur l’impact de la mondialisation sur la répartition mondiale de la croissance des revenus précisément entre 1988 et 2008, c’est parce que ces dates semblent bien représenter l’accélération récente de la mondialisation. Branko Milanovic explique ses choix dans Inégalités mondiales (2019).
En effet, à partir de 1988, le bloc soviétique s’affaiblit et donne naissance aux pays d’Europe de l’Est qui s’intègrent rapidement dans la marche de la mondialisation. Un an plus tard, l’Europe connaissait la chute du mur de Berlin, élément majeur de l’intégration de l’Allemagne de l’Est dans l’économie mondialisée. Le peuple allemand peut alors profiter des nombreuses installations industrielles présentes au sein de l’ex-territoire soviétique et bénéficier d’un capital humain puissant. La fin du « rideau de fer » décrit en 1946 par Winston Churchill à Fulton est à l’aune d’une véritable intégration européenne et marque le début de l’homogénéisation des États européens. Quelques années plus tard, la création de l’euro permet de faciliter les échanges de biens entre l’Union européenne et le reste du monde. La mondialisation européenne est enfin véritablement lancée.
La période 1988-2008 aura également consacré l’intégration, en puissance, de la Chine au sein de l’économie mondialisée. Cet essor est notamment consacré par son intégration au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001. La Chine a en effet bénéficié de la décollectivisation des terres entre 1978 et 1984, d’un véritable développement de son industrie rurale, ainsi que d’une certaine décentralisation de ses pouvoirs. En outre, quatre zones économiques spéciales sont ouvertes quelques années avant le début de l’étude de Milanovic. Elles portent les noms de Shenzhen, Zhuhai, Shantou et Xiamen, et permettent à la Chine de progressivement devenir « l’atelier du monde ».
L’émergence de l’Inde et la crise des subprimes
L’auteur constate également qu’un autre pays a fortement émergé lors de cette période : l’Inde. En effet, en 1991, le sous-continent décide d’en finir avec le protectionnisme économique mis en place après l’indépendance de 1947. Les entreprises indiennes peuvent alors, après une décision prise par le Premier ministre Manmohan Singh, prendre des décisions importantes sans nécessairement obtenir d’autorisations administratives.
Cette période a alors consacré une forte croissance économique pour l’Inde, qui varie entre 6 et 8 % par an, contre 1,5 % pour la France en 2010 par exemple. Lors de cette période, l’industrie indienne se spécialise, notamment dans l’automobile, la sidérurgie et l’informatique. Cela aura une conséquence importante dans le jeu global de la mondialisation. En 2005, les exportations en provenance d’Inde étaient évaluées à environ 1,5 % du commerce total de marchandises.
Pour finir, si l’étude se termine en 2008, c’est en raison des bouleversements causés par la crise des subprimes. En effet, la crise financière aura conduit à une rupture de la mondialisation. Pour Sébastien Jean, économiste et directeur du CEPII, la crise des subprimes a eu pour effet de faire ressortir les aspects négatifs, tout en gommant les aspects plus positifs de la mondialisation. Les inégalités ont ainsi été exacerbées avec la crise. En outre, une demande de protection de la part des entreprises semble avoir été à l’origine d’un regain du protectionnisme.
Tu trouveras ci-dessous une explication détaillée de l’impact de la crise de 2008 sur la crise des subprimes. Tu pourras donc comprendre pourquoi la courbe de l’éléphant se concentre précisément sur la période 1988-2008.
Source : « Quel impact la crise de 2008 a-t-elle eu sur la mondialisation ? » , Sébastien Jean – Melchior, 2018
Les gagnants et les perdants de la mondialisation
Si la courbe de l’éléphant est si régulièrement citée, c’est qu’elle permet de désigner ceux qui ont su bénéficier de la mondialisation et ceux qui l’ont subie. Mais comment comprendre ces fortes disparités ?
Les grands gagnants de la mondialisation
Pour commencer, la courbe de l’éléphant nous démontre l’existence de classes sociales ayant fini grandes gagnantes de la mondialisation. Deux catégories se distinguent alors.
En premier lieu, les ménages se situant aux alentours de la médiane ont vu leurs revenus croître de 80 %. Leurs revenus avaient alors presque doublé. Mais qui sont ces personnes ayant bénéficié largement de la mondialisation ? Elles sont, à 90 %, issues des pays émergents asiatiques, et viennent en majorité de Chine, d’Indonésie et de Thaïlande. Dans ces pays, les classes moyennes ont en effet bénéficié de l’ouverture aux échanges. Cette ouverture leur a permis l’allégement des taxes sur leurs achats de biens durables.
Cependant, si le pourcentage médian a su tirer profit de la mondialisation, c’est bien le top 10 % des plus riches qui en ont le plus bénéficié. La trompe de l’éléphant met en exergue l’explosion des revenus des super-riches. Ainsi, les revenus bruts des 0,001 % les plus aisés sont ceux qui ont connu l’augmentation la plus forte. On estime leur taux de croissance cumulée à plus de 200 % sur la période 1980-2016. Les 1 % les plus riches de la planète ont vu leur richesse croître de plus de 65 % sur la période.
Il convient néanmoins de nuancer en prenant en compte les échelles d’évolution des revenus. À cet égard, les gains absolus par tête du top 1 %, en parité de pouvoir d’achat, ont été de 25 000 $ contre 400 $ dollars seulement pour la population médiane évoquée plus haut. On estime par conséquent que les 5 % les plus riches de la planète ont bénéficié de 44 % de la croissance du revenu entre 1988 et 2008.
Les perdants de la mondialisation
À l’inverse la mondialisation a également été un vecteur de pauvreté pour une grande partie de la population mondiale.
Ainsi, la courbe de l’éléphant nous démontre que les 15 % les plus pauvres de la population mondiale ont connu une très faible augmentation de leurs revenus. Cette frange basse de la population est composée des personnes les plus pauvres des pays les plus pauvres. En raison de leur situation économique, ces pays n’ont pas eu de nombreuses opportunités d’enrichissement. On estime que si les 10 % de la population mondiale la plus pauvre obtenaient un revenu proche de zéro en 1980, ils gagnaient 60 % de plus quarante ans plus tard. Dès lors, si leur revenu a bel et bien augmenté, celui-ci demeure extrêmement faible : moins de 1,90 $/jour, d’après l’Observatoire des inégalités. Dans Le Ventre de l’Atlantique, Fatou Diome résumait tragiquement cette situation par une métaphore filée.
Pour l’écrivaine : « Sur la balance de la mondialisation, une tête d’enfant du tiers-monde pèse moins lourd qu’un hamburger. »
Les autres grands perdants de la mondialisation sont désignés par les auteurs de la courbe de l’éléphant comme appartenant à une phase de « déclin ». Ils se situent entre les 50 % les plus pauvres et les 10 % les plus riches et habitent majoritairement au sein de pays occidentaux. La plupart d’entre eux sont des personnes plutôt aisées ou appartenant aux classes moyennes européennes et nord-américaines. D’après les auteurs, le constat pour ces perdants de la mondialisation est alarmant. Le taux de croissance des revenus des 70 à 85 % les plus riches était proche de la nullité absolue entre 1988 et 2008. On se rend ainsi compte qu’alors que les populations chinoises et indiennes s’enrichissaient sur cette période, le revenu des populations des pays riches stagnait.
Conclusion
C’est la fin de la première partie de notre article sur l’actualité de la courbe de l’éléphant ! Nous espérons qu’il t’aura permis d’affiner ton analyse de la situation inégalitaire mondiale et d’appréhender sereinement ce sujet aussi complexe que primordial aux concours.
Nous te proposons de poursuivre ta lecture avec la deuxième partie juste ici. Tu y découvriras une actualisation de la courbe de l’éléphant ainsi que des prospectives sur les inégalités mondiales.
Enfin, n’hésite pas à consulter les articles d’économie des prépas ECG ainsi que ceux du pôle littéraire ! Nous te proposerons d’ailleurs toute cette année des articles en lien avec les prépas ENS D1 et D2, alors reste connecté·e !