Cet article va s’intéresser au vaste sujet de la gouvernance mondiale. Le monde est aujourd’hui une mosaïque de près de 200 États. Aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, la communauté internationale n’en comptait qu’une cinquantaine seulement, puisqu’à l’époque les Empires coloniaux étaient à peu près intacts. C’est pendant cette guerre que les États-Unis ont proposé aux alliés de fournir un cadre au futur système international. Ce dernier permettant des relations ouvertes, fondées sur l’égalité de droit entre tous les États et conduisant à une gouvernance partagée, fondée sur des règles et des accords concertés.
Ce multilatéralisme institutionnalisé est devenu d’autant plus indispensable que le nombre d’États a connu une nette inflation. En géopolitique, on parle d’une balkanisation du monde pour désigner cet émiettement des structures étatiques. Les questions à traiter sont de plus en plus cruciales et l’état des relations internationales ne cesse d’inquiéter.
Cet article va se centrer sur l’organisation pivot de ce multilatéralisme : l’Organisation des Nations unies, qui est aujourd’hui l’objet de vives critiques. Est-elle en effet impuissante face aux crises, voire inutile ? Ou est-elle simplement paralysée par la vigueur du nationalisme des États ?
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Quel bilan pour les trois rendez-vous onusiens de l’automne sur l’environnement ?
En septembre dernier, dans un podcast, la question suivante se posait : le multilatéralisme et l’ONU vont-ils résister au déclin les affectant depuis plusieurs années ? Et ce, notamment depuis le mandat de Trump. Trois rendez-vous devaient permettre d’évaluer ce que la communauté internationale était capable de produire, notamment en matière environnementale. À savoir : la COP27 sur le climat, la COP15 sur la biodiversité et la négociation sur le traité sur la haute mer.
Alors, qu’en a-t-il été ?
La COP27
Elle s’est tenue en Égypte en novembre dernier et a été décevante. Il n’y a pas eu de nouvelles ambitions annoncées pour la baisse des gaz à effet de serre. Il n’y a pas eu de changement de paradigme. Les chances de maintenir le réchauffement à 1,5 °C disparaissent. La société civile n’a guère pu s’exprimer, à l’inverse des lobbies des énergies fossiles qui étaient très présents.
La principale avancée a concerné un fonds (340 millions d’euros pour l’instant) abondé par les pays développés pour les « pertes et dommages » des pays du Sud. Les sommes sont très insuffisantes, mais la création de ce fonds est un rare signe de reprise de la coopération internationale. Cette dernière étant très impactée par les crises récentes (pandémie et crise énergétique).
Peu de progrès donc, alors que les nouvelles sur le front du climat ne sont pas bonnes. À la mi-janvier, le Programme européen sur le changement climatique Copernicus confirmait que les huit dernières années, entre 2015 et 2022, ont été les plus chaudes jamais enregistrées dans le monde. Tandis que les gaz à effet de serre dans l’atmosphère ont continué à augmenter. À ce rythme, la planète se dirige vers un réchauffement de 2,5 °C à la fin du siècle.
Le multilatéralisme onusien des COP semble incapable d’enrayer efficacement cette menace climatique. Prochaine échéance : la COP28, en novembre 2023 à Dubaï. Elle sera présidée par le PDG de la compagnie pétrolière d’Abou Dabi…
La COP15
La Conférence des parties sur la diversité biologique s’est tenue au Canada en décembre dernier. Elle était présidée par la Chine, qui avait renoncé à l’organiser sur son sol du fait de sa politique zéro Covid. Cette Conférence a été une bonne surprise.
Les pays membres se sont entendus sur 23 objectifs ambitieux pour mettre un terme à la destruction des espèces et des écosystèmes d’ici à 2030. L’enjeu est d’éviter une sixième extinction de masse, alors que les scientifiques avancent le chiffre d’un million d’espèces animales et végétales menacées d’extinction. Parmi ces objectifs, les plus importants sont ceux visant à protéger 30 % de la planète, classés en aires naturelles, et à restaurer 30 % des écosystèmes.
Ce ne sont que des objectifs, car aucun cadre contraignant n’est adopté et les flux financiers pour aider les pays du Sud sont insuffisants. Cependant, cet accord est majeur et il est largement dû à l’implication de la Chine. Cette dernière présidait là son premier grand événement international et n’entendait pas que cela se solde par un échec. Ce qui aurait été humiliant pour elle.
Le traité sur la haute mer
En décembre, le secrétaire général de l’ONU a déploré les lenteurs de la communauté internationale à protéger les eaux internationales, qui représentent 60 % des océans. En effet, le traité est en négociation depuis 15 ans.
Deux sessions de négociations ont échoué en 2022 et la prochaine est prévue à partir de la fin février 2023.
Que traduisent ces événements ? La difficulté de mettre en place une gouvernance mondiale, alors que la planète est par définition un bien public mondial mobilisant tout le monde ? Oui. L’impossibilité de trouver des accords contraignants, dans un contexte où les États s’arc-boutent sur leur souveraineté ? Sûrement. Le faible poids du secrétaire général ? Sans doute. Au fond, le résultat de Montréal est-il un succès de l’ONU ou de la Chine ? Cette dernière défendant par ailleurs soigneusement ses intérêts.
Le dilemme de la gouvernance mondiale
Avec d’un côté, des objectifs ambitieux. À savoir : réguler efficacement et collectivement les problèmes universels, protéger les biens publics mondiaux. Mais aussi faire respecter un principe clé des relations internationales, qui est l’interdiction du recours à la force et le respect de l’intégrité territoriale des États souverains.
Et de l’autre côté, la réalité d’un monde qui peut sembler anarchique ou apolaire (sans structure dominante). Un monde de rivalités, où le nationalisme, d’affirmation comme d’émancipation, a le vent en poupe. Où les acteurs économiques ont tout intérêt à une mondialisation libérale, la moins régulée possible. Et où les inégalités croissantes au sein des sociétés favorisent le repli sur soi, les discours nationalistes et la défense de sa souveraineté.
La pandémie de la Covid-19, puis la guerre en Ukraine ont illustré l’impuissance et les faiblesses de l’ONU. Faut-il donc l’enterrer ?
La tâche première de l’ONU est de maintenir la paix
La Charte des Nations unies prévoit que les États membres s’engagent à régler leurs différends par des moyens pacifiques. Elle prévoit aussi que le Conseil de sécurité peut décider d’opérations de maintien de la paix en mobilisant des Casques bleus fournis par les États membres.
Aujourd’hui, la principale mission de maintien de la paix est située en République démocratique du Congo. Un pays qui, à défaut de faire la une des journaux, a connu ces dernières semaines une inquiétante déstabilisation. Le 30 novembre dernier, dans le village de Kishishe, à l’est du pays, la milice du M23 a massacré environ 130 personnes. Or, c’est dans cette région que se trouve la plus importante des OMP (opérations de maintien de la paix), menée par les Casques bleus de l’ONU. Faut-il là aussi en déduire l’impuissance de l’ONU ?
La situation en République démocratique du Congo
La République démocratique du Congo est un vaste pays (près de 100 millions d’habitants), où sévit une guerre civile à l’est. Cette guerre oppose les forces gouvernementales à des mouvements paramilitaires et des groupes armés.
Depuis plus de 25 ans, une milice, les Forces démocratiques de libération du Rwanda, s’y est réfugiée et est considérée par le Rwanda – pays frontalier – comme l’héritière des génocidaires Hutus de 1994. En conséquence, le Rwanda soutient des forces rebelles, comme le mouvement du 23 mars ou M23, rébellion à dominante Tutsis. Des milices d’autodéfense appelées Maï-Maï complètent le tableau, dans une région où les richesses du sous-sol sont grandes et permettent aux groupes de vivre sur le terrain en exploitant minerais, charbon de bois ou encore ressources agricoles.
Les tensions sont donc anciennes dans ces provinces du Nord et du Sud-Kivu. L’ONU a donc créé en 2010 la MONUSCO, Mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo. Il s’agit d’une opération de maintien de la paix définie par un mandat du Conseil de sécurité. Cette mission, présente au Congo depuis 12 ans, mobilise près de 18 000 hommes. Ce qui est exceptionnel. Tout comme le fait qu’elle a été autorisée à mener des opérations offensives pour protéger les populations civiles des forces paramilitaires.
L’impuissance de l’ONU à ramener la paix et à protéger les populations civiles interroge
Mais dans le même temps, les responsabilités sont également à chercher du côté du Rwanda. En effet, ce dernier soutient le M23 et des forces armées congolaises corrompues, dont une partie de l’équipement et des munitions sont vendues aux rebelles.
Les États d’Afrique de l’Est ont créé une force armée régionale sous commandement kényan. Elle se déploie actuellement aux côtés de l’ONU et de l’armée nationale congolaise. Mais cela n’a pour l’instant pas inversé le rapport de force.
Aujourd’hui, les experts de l’ONU analysent les responsabilités et produisent des rapports indispensables qui mettent en cause le Rwanda. Mais la MONUSCO est-elle utile ? Ne doit-elle pas être dissoute ? Certes, il ne s’agit pas de tout attendre de l’ONU.
L’agression de la Russie contre l’Ukraine semble montrer que l’ONU n’a pas de prise sur les crises internationales
Le 27 avril dernier, le secrétaire général de l’ONU, António Gutteres, a rencontré Vladimir Poutine. Le lendemain, alors qu’il rencontrait à Kiev le gouvernement ukrainien, deux missiles russes se sont abattus tout près du bâtiment où avait lieu la rencontre. Coïncidence troublante, alors que la capitale n’avait pas été touchée depuis 15 jours. La Russie voulait-elle humilier l’ONU et montrer le peu de cas qu’elle faisait de cet emblème du multilatéralisme ?
La Charte des Nations unies précise que les membres de l’organisation doivent s’abstenir, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force contre l’intégrité territoriale ou contre l’indépendance politique de tout État. Il est évident que le conflit en Ukraine remet en cause ce principe. Et il est aussi évident que ce n’est pas la première fois, sans remonter bien loin avec l’invasion de l’Irak en 2003.
Depuis le début de la guerre, l’ONU est inaudible et la Russie est protégée par le droit de veto. Guterres a été très critiqué pour n’avoir pas agi lors des signaux d’alerte envoyés par les États-Unis avant l’invasion. Il est également critiqué depuis pour avoir renoncé à jouer un rôle diplomatique.
L’ONU va-t-elle devenir semblable à la Société des Nations ? Cette dernière, à l’entre-deux-guerres, avait été totalement incapable d’agir face à la montée des tensions qui conduisirent à la Seconde Guerre mondiale.
Comment fonctionne l’Organisation des Nations unies ?
L’ONU compte 193 États membres
Le dernier État à y avoir été admis est le Soudan du Sud, indépendant en 2011. L’institution est donc absolument représentative.
Il reste quelques absents. Un pays comme le Vatican, qui ne souhaite pas être membre, et d’autres, qui ne peuvent pas l’être, car pas reconnus par une partie, voire la totalité de la communauté internationale. C’est le cas de Taïwan, mais aussi d’un État comme le Kosovo reconnu par une soixantaine de pays. C’est le cas d’entités politiques autoproclamées autonomes, mais sans statut international, comme le Somaliland au nord de la Somalie, ou encore des Républiques séparatistes constituées à l’initiative de la Russie (de l’Abkhazie, à la République populaire du Donetsk). Enfin, c’est le cas de la Palestine, qui n’existe toujours pas en tant qu’État. Même si l’Autorité palestinienne est devenue membre à part entière d’une organisation internationale comme l’UNESCO.
Tous les États membres siègent à l’Assemblée générale, sorte de Parlement des Nations
Celle-ci vote des recommandations. Si elle ne peut imposer aucune mesure, elle représente l’autorité morale de la Communauté des Nations. Ainsi, dans le cas de l’Ukraine, l’Assemblée générale a condamné l’agression russe dès le 2 mars.
Un exemple avec le vote du 12 octobre dernier : 143 pays ont condamné les annexions illégales des quatre régions ukrainiennes décidées unilatéralement par la Russie. Ce vote est un véritable test diplomatique très significatif. Quatre pays seulement ont soutenu la Russie (Biélorussie, Syrie, Corée du Nord et Nicaragua), mais 35 pays ont choisi de s’abstenir. Et parmi ces pays, les grands émergents : Inde, Chine, Afrique du Sud. C’est le signe d’un refus de choisir son camp.
L’organe décisionnel est le Conseil de sécurité des Nations unies
Il est composé de 15 membres : 10 élus et 5 permanents. Ces derniers (États-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni et France) disposent depuis 1945 d’un droit de veto.
Le Conseil de sécurité a un rôle majeur, notamment dans la résolution des conflits. Il vote des résolutions qui peuvent proposer des arbitrages et dire le droit. Il peut décider de sanctions contre un État ou encore de l’envoi de Casques bleus dans des opérations de maintien de la paix.
Le secrétaire général a la tâche de faire vivre l’ONU au quotidien et dirige l’Administration onusienne. António Gutteres est le neuvième secrétaire général, en poste depuis 2017. Il effectue actuellement son deuxième mandat de cinq ans.
Autour de ce cœur onusien, situé à New York, de nombreuses institutions et organisations affiliées et autonomes existent
Par exemple, une institution créée en 1945 et mal connue : la Cour internationale de Justice. Elle peut statuer sur les différends entre pays sur la base de la participation volontaire des États concernés. Elle siège à La Haye. Fin décembre, 18 pays, menés par le petit archipel de Vanuatu dans le Pacifique, ont demandé que la Cour de Justice soit saisie et précise les obligations des États dans la protection du climat.
Plus connues dans ce système des Nations unies, des institutions spécialisées comme l’UNESCO, la FAO, l’OMS, mais également le FMI et la Banque mondiale. Ou encore des agences et fonds de l’ONU comme le PAM (Programme alimentaire mondial), le Programme des Nations unies pour l’environnement, l’UNICEF pour l’enfance, le HCR (Haut-Commissariat pour les réfugiés)…
Difficile de toutes les citer, tant les institutions multilatérales n’ont cessé de se développer depuis 1945. Pourquoi et comment ?
D’une part, les initiatives de l’ONU débouchent sur de nouvelles structures qui mettent en œuvre les conventions et les traités signés. Ainsi, l’AIEA veille au respect du traité de non-prolifération nucléaire. Ainsi, les Conférences des parties (COP) suivent la mise en œuvre de conventions et induisent la création de groupes d’experts (exemple : le GIEC pour le climat).
D’autre part, au fil du temps, d’autres organisations sont nées de la volonté de la communauté internationale d’approfondir le multilatéralisme. C’est le cas de l’OMC, Organisation mondiale du commerce, née en 1994. Ou encore de la Cour pénale internationale créée en 1998. Cette dernière, à la différence de la Cour de Justice internationale, juge non pas les différends entre États mais les individus coupables de crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou génocides, en cas de carence des autorités nationales devant lesquelles ils devraient répondre.
Le monde est multipolaire, en pleine mutation et l’ONU n’a rien d’un gouvernement mondial
Ces institutions rassemblent des États souverains, c’est-à-dire totalement maîtres chez eux. L’ONU reste tributaire de la bonne volonté des États. En particulier l’organe central, le Conseil de sécurité, qui ne peut agir que si un consensus existe entre les cinq puissances détentrices d’un droit de veto.
Il est évident qu’une condamnation de la Russie sur l’Ukraine est impossible au Conseil de sécurité. De même, la Russie a utilisé 17 fois son droit de veto en 10 ans pour protéger son allié Bachar al-Assad d’une condamnation par ce Conseil. L’ONU est donc tributaire de l’état des relations internationales. Or, ce monde est multipolaire. C’est-à-dire que les rapports de puissance sont régis par plusieurs centres non hiérarchisés et qui s’équilibrent plus ou moins. Notre monde n’est pas stable, bien au contraire : il est en pleine mutation.
Un monde apolaire, marqué par la contestation de l’ordre ancien et par le nationalisme.
La montée en puissance de la Chine a bien signifié la fin du monopole occidental de la puissance.Mais l’affaiblissement du leadership américain depuis le début de ce siècle n’a pas effacé pour autant sa prééminence dans de multiples domaines. Bertrand Badie a proposé le terme de monde apolaire pour décrire ces rapports de puissance mouvants.
Le futur est sans doute celui d’une nouvelle bipolarité autour de la Chine et des États-Unis
Dans l’immédiat, deux faits sont structurants.
En premier lieu, la contestation par le Sud global de l’ordre ancien dominé par les puissances occidentales. Cette expression de Sud global est actuellement très à la mode et désigne simplement le groupe ancien des pays en développement, le tiers-monde. Le choix du mot Sud (qui est apparu dès le début des années 1980) a pour intérêt de mieux insister sur l’opposition au Nord. Il n’y a plus de blocs, de lien de dépendance. Ces pays revendiquent la possibilité de multialignement. À l’image de l’Inde ou de l’Arabie qui, alliées des États-Unis, reçoivent avec moult égards le président chinois. Mais aussi des pays africains, qui ont soif d’indépendance vis-à-vis de leur ancienne métropole française (départ des troupes françaises, ouverture aux Russes, refus de prendre parti dans le conflit ukrainien…).
En second lieu, un autre élément marquant des relations internationales contemporaines : le nationalisme. Pour reprendre une expression et le titre d’un ouvrage de B. Badie et M. Foucher : « Nous vivons dans un monde néo-national. » Ce nationalisme exclut toute atteinte à la souveraineté des États. En conséquence, toute forme de régulation et de gouvernance est aujourd’hui basée sur la définition d’objectifs, dont la réalisation est laissée au bon vouloir des gouvernements.
Dans ces conditions, il n’est pas difficile de comprendre les jugements sévères et le constat que le multilatéralisme se meurt.
Ce multilatéralisme onusien souffre de deux défauts
Un manque de légitimité
Il y a un évident divorce entre le Directoire actuel des membres permanents du Conseil et le monde tel qu’il est. La France et le Royaume-Uni ont-ils une légitimité à être membres permanents, quand l’Union indienne ne l’est pas ?
Autre exemple, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU siège depuis 2006. Il réalise des examens périodiques et universels (pour tous les États) de la manière dont les pays respectent leurs engagements en matière de droits humains. Mais peu à peu, cet organisme est devenu de plus en plus politique, de plus en plus anti-occidental. L’élection du Venezuela (au lieu du Costa Rica) à ce Conseil pour la période 2020/2022 en est une illustration. Sur les 47 membres de ce Conseil, on trouve également la Russie, la Chine, Cuba ou encore l’Érythrée. Pays dont on ne s’étonnera pas que des ONG estiment qu’ils ne sont pas qualifiés pour siéger.
Un manque d’efficacité
Par exemple, une des organisations phares du multilatéralisme est l’OMC. En effet, l’Organisation mondiale du commerce, dont l’objectif est l’essor du libre-échange et des pratiques commerciales ouvertes et équitables entre les États, compte 164 membres. Elle dispose d’un organe de règlements des différends pour juger les litiges entre États. Et elle cherche à promouvoir des accords qui doivent obtenir l’unanimité des membres. D’ailleurs, c’est l’un des très rares traités ratifiés par les États-Unis et contraignants pour eux.
Or, l’OMC est aujourd’hui dans une impasse. Elle n’arrive plus à conclure un accord global et même l’organe d’appel de son tribunal est paralysé, car les juges ne sont pas nommés. Elle se résout à des actions limitées. En décembre 2022, 67 pays ont signé un texte sur les échanges de services. Ce manque d’efficacité de l’ONU est également patent en ce qui concerne les 12 missions de maintien de la paix actuellement menées.
Enfin, il ne faut pas oublier les critiques sur l’action de l’OMS au début de la pandémie de la Covid. Certains considérant que son directeur éthiopien ménageait la Chine. Là aussi, il faut rappeler que l’OMS n’a que l’autorité que les États membres ont bien voulu lui donner. Son budget dépend pour l’essentiel de contributions volontaires des États et il peine à rivaliser avec le budget consacré à la santé par la fondation Bill et Melinda Gates. Ce qui en dit beaucoup…
Alors, certes, les organisations multilatérales peinent à relever les défis du temps présent, mais où sont les responsabilités ? Et la situation est-elle vraiment dégradée et alarmiste ? Pour y répondre, il faut remonter le temps afin de tirer quelques enseignements du passé.
Retour sur l’histoire : L’ONU est née pendant la Seconde Guerre mondiale et reste tributaire de ce contexte.
Le projet est porté par les États-Unis et initié dès la Charte de l’Atlantique signée en 1941 par Roosevelt et Churchill. L’Organisation voit le jour lors de la Conférence de San Francisco, en avril 1945, rassemblant une cinquantaine de nations toutes en guerre contre l’Axe.
La Charte des Nations unies entre en vigueur en octobre de la même année. À l’entre-deux-guerres, une Société des Nations a existé, mais n’a jamais pu rassembler la communauté internationale. Les États-Unis, à l’initiative, avaient finalement refusé leur participation et dès 1933, Hitler retira son pays qui n’avait été intégré qu’en 1926. Peu représentative, sans moyens d’action et ayant beaucoup de difficultés à produire des décisions, la SDN fut inaudible lors de la montée des tensions pendant les années 1930.
L’Organisation créée en 1945 et installée à New York a donc plus d’ambitions. Le préambule affirme le premier objectif : « Préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l’espace d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances. » Mais elle a trois autres missions : promouvoir les droits de l’homme et la justice, développer une assistance humanitaire et la coopération internationale, et agir en faveur du développement. Idéalement conçue comme un organisme universel fondé sur l’égalité des nations et le multilatéralisme, elle est aussi le produit des gouvernements de l’époque. C’est ainsi que le Conseil de sécurité reflète les équilibres politiques de l’après-guerre.
Aux lendemains de la guerre, le climat de guerre froide limite rapidement l’action de l’ONU
La création d’Israël est une décision onusienne, mais le non-respect du plan de partage ne suscite pas de réaction d’une communauté internationale qui plonge dans la guerre froide. L’ONU agit pendant ces années, elle parvient à développer des formes de coopération internationale. Le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires est ainsi une avancée majeure du multilatéralisme.
En initiant le premier Sommet de la Terre en 1972 pour débattre des politiques mondiales en matière de développement, puis la Conférence de Stockholm la même année, l’ONU met l’accent précocement sur la protection de ce que l’on appelle depuis les biens publics mondiaux. L’OMS parvient à éradiquer la variole. L’appui aux mouvements de décolonisation en vertu du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est constant et le Sud trouve à l’ONU sa première tribune. Le PNUD crée l’indicateur de développement, l’IDH, une référence incontournable.
Certes, la guerre froide a bloqué les négociations et arbitrages possibles dans les conflits, dès lors qu’un des deux grands ou l’un de ses alliés était impliqué. En 1967, la Résolution 242, une des résolutions votées au cours de ces années, à la suite de la guerre des Six Jours lancée par Israël, a fait date. Elle demandait l’évacuation des territoires occupés, mais ne fut pas appliquée.
L’ONU conserve une tache indélébile. Elle a eu pour secrétaire général pendant 10 ans, dans les années 1970, Kurt Waldheim, ancien officier de la Wehrmacht. Ce dernier est responsable de crimes de guerre en Yougoslavie. Mais même avec ces défauts, l’ONU contribue à un monde plus apaisé. Elle n’est pas ce « machin » que semble mépriser le Général de Gaulle. Le secrétaire général U Thant joue un rôle majeur dans la crise des fusées de Cuba en 1962 et Arafat peut y faire entendre la voix des Palestiniens en 1974.
L’apaisement de la guerre froide dès la fin des années 1980 ouvre les grandes heures de l’ONU
En 1988, dans un discours à l’ONU, Gorbatchev théorisa la désidéologisation des relations internationales. Il permettait ici un âge d’or pour l’ONU. Celle-ci est intervenue en 10 ans dans plus de conflits régionaux qu’elle ne l’avait fait au cours des 45 premières années de son existence. Et les Casques bleus recevaient le prix Nobel de la paix en 1988.
De fait, la paix progressait : les Russes se retiraient en Afghanistan, de nombreux conflits s’apaisaient en Afrique, du Liberia à l’Angola, l’Iran et l’Irak signaient un cessez-le-feu. Une résolution de l’ONU décidait de la guerre du Golfe en 1990/91 pour libérer le Koweït. L’ONU était sollicitée partout : pour l’aide humanitaire en Somalie, pour garantir l’indépendance du Timor oriental, la pacification du Liberia, de la Sierra Leone ou du Cambodge, pour s’interposer en ex-Yougoslavie, pour faciliter des accords de paix au Rwanda.
Certes, ce fut au Rwanda qu’elle connut son échec le plus retentissant. Retirant ses Casques bleus, alors que le génocide perpétré par les Hutus extrémistes contre l’ethnie des Tutsis allait provoquer 800 000 victimes. Les insuffisances furent donc manifestes, mais l’ONU se construisait une légitimité. Elle a codifié et parfois mis en œuvre le droit d’ingérence. Elle a créé des tribunaux spéciaux internationaux pour juger les responsables des massacres en Bosnie-Herzégovine ou du génocide rwandais.
Cette période est aussi celle où la coopération internationale franchit un palier. La menace que représente le trou dans la couche d’ozone est efficacement combattue par le protocole de Montréal en 1987. 10 ans plus tard, le protocole de Kyoto est le premier processus qui enclenche la lutte contre le réchauffement climatique. L’OMC est créée pour une mondialisation libérale et équitable. Et, dans un autre registre, une soixantaine de pays réussissent à créer une Cour pénale internationale en 1998.
Cet âge d’or a pris fin au XXIᵉ siècle pour plusieurs raisons
D’une part, l’unilatéralisme de la politique américaine s’est accompagné d’une attitude défiante vis-à-vis du multilatéralisme. En 2003, la guerre en Irak se fit sans l’aval des Nations unies. Surtout, le mandat de Donald Trump s’est accompagné d’un rejet du multilatéralisme. Washington se retira de plusieurs agences – OMS, Conseil des droits de l’homme, UNESCO, Agence des réfugiés palestiniens. Il diminua ses contributions financières et se retira de l’Accord de Paris sur le climat. Tout cela a permis à la Chine de développer son influence.
D’autre part, alors que le Conseil de sécurité continuait d’agir, avec notamment le vote de sanctions économiques contre la Corée du Nord et l’Iran à qui on reprochait leurs activités nucléaires, les divisions entre les membres grandirent à partir de 2011. En effet, cette année-là, le Conseil vota au nom de la responsabilité de protéger la Résolution 1973 permettant l’intervention des Occidentaux pour aider les populations libyennes. Or, cette intervention aboutit finalement au renversement du colonel Kadhafi. Ce que la Russie et la Chine considérèrent comme une ingérence dans les affaires intérieures.
Enfin, dans un contexte de nationalisme croissant et de contestation de l’ordre mondial par les puissances révisionnistes, le déclin de l’ONU semble acté. D’autres forums furent privilégiés, tout traité contraignant est refusé. Et surtout, l’acquisition de territoires par la force, comme en Crimée voire en mer de Chine méridionale, sape l’un des principes de base de la Charte de 1945.
Dans ce contexte, quel sera l’avenir de l’ONU ?
L’ONU a plus de 75 ans, cette longévité garantit-elle sa pertinence future ?
La bipolarité émergente conditionne largement l’action de l’ONU
Les États-Unis, initiateurs de l’institution, n’ont cessé d’avoir une attitude paradoxale. Le pays est le premier contributeur financier et est parmi les moins enclins à signer les traités internationaux. Le repli des États-Unis sous Trump a été très favorable à la Chine.
Pékin s’est mis en tête d’investir les organisations onusiennes pour défendre son modèle et les contrôler de l’intérieur. La Chine fournit des soldats aux Casques bleus et cherche à placer le maximum de diplomates chinois à la tête d’organisations onusiennes (comme la FAO). Mais elle a échoué à conquérir la présidence de l’organisation mondiale de la propriété intellectuelle. Elle est le second contributeur financier à l’ONU et sera rapidement à égalité avec les États-Unis. Il y a donc un risque de voir la rivalité sino-américaine instrumentaliser ces institutions multilatérales pour la défense de leurs intérêts nationaux.
Le problème de la légitimité de l’ONU à court terme
L’ONU rassemble des États. Or, d’autres structures (entreprises, villes, ONG) sont de plus en plus des actrices de notre monde. Comment les prendre en compte ? Il faut inventer de nouveaux formats. C’est possible, comme déjà avec l’Alliance mondiale pour les vaccins, qui associe États, fondations, entreprises, personnes qualifiées. Et ce, au risque de se compromettre avec des intérêts privés.
Le principe même d’égalité des nations est discutable. Près de 50 États ont moins de 1,5 million d’habitants et la majorité des 2/3 requise pour les décisions importantes peut ne représenter que 10 % de la population mondiale. Quant au Conseil de sécurité, il reflète le monde de 1945. Alors, peut-on réformer l’ONU ? Le secrétaire Kofi Annan l’a proposé en 2005 sans y parvenir. Et le contexte est encore moins porteur aujourd’hui.
La Charte des Nations unies prévoit que toute modification des statuts doit d’abord passer par un vote en Assemblée générale. Les 2/3 au moins des États et 9 membres sur 15 du Conseil de sécurité doivent décider de la tenue d’une Conférence générale des Nations unies. Les propositions de réforme faites par cette instance doivent ensuite être approuvées par les 2/3 des États membres et par les cinq pays qui disposent aujourd’hui d’un droit de veto.
Il est très difficile d’espérer y arriver. Et quand bien même, comme l’explique Jean-Marie Guéhenno, ex-diplomate onusien, dans un article de la revue Politique étrangère, un conseil plus représentatif des rapports de force du monde d’aujourd’hui serait aussi plus représentatif de ses divisions.
L’impossible réforme de l’ONU doit-elle conduire à attendre davantage d’organisations nouvelles, notamment de structures régionales ?
Les convergences régionales existent, mais très inégalement. L’Union européenne, en réussissant à éliminer la guerre entre ses membres et en affirmant son respect pour la Charte des Nations unies, apparaît comme le bon élève du multilatéralisme.
L’Union africaine contribue à apporter des solutions africaines aux problèmes africains, mais son autorité est limitée et ses institutions encore fragiles. Ailleurs, les constructions régionales sont faibles ou fragilisées, comme en Amérique du Sud.
On ne peut donc pas compter sur une belle architecture de piliers régionaux qui soutiendrait le chapeau onusien, selon Guéhenno.
Conclusion
Si les constats sont négatifs, le besoin de gouvernance ne cesse de croître et le multilatéralisme est remis en cause à l’heure où il est le plus nécessaire. Face aux considérables menaces qui pèsent sur la planète comme sur la paix, le plus important selon Guéhenno est que la Communauté des États ait un accord minimal sur une vision partagée de l’ordre international.
Or, vaille que vaille et en dépit des critiques, l’ONU cherche à faire avancer cet accord. L’ONU est un forum, un lieu où s’élaborent lentement des normes. Les activités opérationnelles de l’ONU, les organisations internationales affiliées, fournissent un travail irremplaçable et tracent des perspectives et des objectifs.
Si l’ONU est en crise, elle reflète d’abord les crises et les difficultés des États qui la composent, mais elle est un ciment utile. Depuis 75 ans, l’ONU a contribué à donner corps à une communauté internationale qui n’envisage pas de se passer d’elle. En travaillant sur des sujets spécifiques, des brevets au climat, de la pêche en haute mer aux normes pour les télécommunications, elle contribue à créer de la gouvernance et à rendre le monde solidaire. En espérant que, dans des circonstances meilleures, l’ONU puisse jouer un rôle central dans la préservation de la paix.
Tu peux aller sur le site des Nations unies, qui est très instructif et met en exergue l’objectif « Paix, dignité et égalité sur une planète saine ». Tu peux aussi lire l’article de Jean-Marie Guéhenno dans la revue Politique étrangère n° 1 de 2021, ou retrouver une histoire de l’ONU avec l’ouvrage de Chloé Maurel, L’ONU au fil de ses dirigeants, Éditions du Croquant, 2017 et une analyse de ses difficultés actuelles avec J. Fernandez et J.V. Holeindre, Nations désunies ? CNRS Editions.