Une géopolitique de l’énergie : hydro-hégémonie en Asie du Sud.

Dans cette série d’articles, Major Prépa te propose d’approfondir, aux moyens d’exemples et d’études de cas régionaux qui serviront aux deuxièmes comme aux premières années, le sujet probablement le plus transversal du programme de géopolitique en prépa ECG :  l’énergie. Nous nous intéresserons ici à une ressource, l’eau, ce qui implique de se pencher sur différents thèmes, notamment l’hydro-énergie.

N.B. : gardez en tête que les changements d’échelles sont très valorisés dans les copies de géopolitique aux concours, utiliser des exemples précis au sein même des sous-ensembles régionaux peut être fortement récompensé !

La ressource en eau en Asie du Sud

Pour commencer, quelques définitions qui permettent de franchir un cap lorsque l’on parle de géopolitique de l’eau.

Bassin-versant : unité géographique naturelle recevant les précipitations qui alimentent un cours d’eau (Larousse). C’est donc une zone cruciale à contrôler pour exploiter la ressource en eau d’un fleuve.

Une notion associée est la capacité de rechargement d’un fleuve, soit le débit de l’ensemble des précipitations et cours d’eau qui se jettent dans le fleuve

Les données qui permettent de définir la question de l’eau en Asie du Sud sont multiples et complexes. En apparence, la région est parfaitement dotée : 3 fleuves majeurs au débit permettant une large exploitation et une période de grandes précipitations, la mousson. Autant d’éléments qui pourraient laisser présager d’une gestion multilatérale facilitée et d’une absence de conflits autour de la ressource.

Toutefois la gestion de la ressource tient à trois aspects majeurs : elle est inégalement répartie dans le temps (le débit des fleuves dépendant de la fonte saisonnière des glaciers de l’Himalaya, et la mousson ayant lieu de décembre à mars) et surtout dans l’espace. Par exemple, le Pakistan dépend à 64% de l’Indus pour ses besoins en eau, alors que son territoire ne compte que la moitié du bassin versant du fleuve (le reste s’étalant entre l’Inde et la Chine), alors même que l’agriculture compte pour le quart du PIB du pays, renforçant la dépendance du pays. Un autre exemple particulièrement évocateur est celui du Bangladesh : il est fortement dépendant du Brahmapoutre, dont la moitié du bassin versant  est en Chine.

Ce sont les conséquences de ces deux aspects pour les pays de la région dont il s’agira de rendre compte dans cet article

L’Asie du Sud : lieu d’expression de l’« hydro-hégémonie » par excellence.

Hydro-hégémonie : « capacité pour un Etat d’exercer sa domination à l’échelle d’un bassin-versant à travers la mise en place de stratégies de contrôle de la ressource en eau » (Zeitoun et Warner)

En 2016, après un regain de violences dans la région du Cachemire au cœur des tensions entre l’Inde et la Pakistan depuis l’indépendance des deux, le dirigeant indien Narendra Modi s’exprimait sur la suite des évènements en ces termes : « L’eau ne peut pas couler avec le sang ».  Il menaçait alors directement Djalalabad de faire usage de sa position avantageuse en amont du fleuve Indus et de réduire l’approvisionnement en eau du pays en agissant sur son débit et son bassin versant.

Ce comportement est caractéristique de ce qu’Yves Lacoste, géographe français et fondateur de la géopolitique telle qu’on la connaît appelait « réveil de l’amont » . Avec leur développement, un certain nombre de puissances ont pris conscience de leur position avantageuse à l’amont de fleuves dont dépendent d’autres puissances pour leur approvisionnement en eau.

Le contrôle des fleuves au cœur des tensions et enjeux de souveraineté : l’exemple de l’Inde et du Pakistan.

C’est particulièrement en Asie du Sud, où le potentiel de conflictualité est déjà élevé, que ce concept prend son sens le plus concret : 3 puissances nucléaires (Chine, Inde et Pakistan) se disputent le contrôlé de fleuves dont dépendent plus de 700 millions de personnes pour leur approvisionnement en eau tous les jours.

Chacune des puissances en présence fait de surcroît face à de nombreux défis liés à sa gestion de l’eau.

Le Pakistan en est extrêmement pour son agriculture par exemple, et on sait que l’agriculture, notamment du riz, est plus qu’essentielle dans la région : dans son ouvrage Riz et Civilisation, Pierre Gourou, s’il réfute l’idée d’une civilisation du riz, souligne l’importance cruciale qu’à eue cette agriculture, qualifiée de « peuplante » dans la constitution d’une société cohérente avec des valeurs propres (comme celle du primat du collectif par exemple).

Sa dépendance au fleuve est donc critique et le traité de l’Indus est signé dès 1960 : une répartition des eaux, en termes de contrôle d’affluents notamment, est décidée alloue 80% des eaux au Pakistan et le reste à l’Inde, pour compenser sa position en aval et sa dépendance. L’inde dispose toutefois encore des moyens techniques pour provoquer des sécheresses ou des inondations au Pakistan (le pays accuse l’Inde d’en avoir provoqué en 2022) et le fleuve est au cœur de la région du Cachemire, disputée depuis longtemps entre les deux pays.

Les périodes de conflits armés qui ont parsemé l’opposition des deux puissances pour le contrôle de la région ne sont parfois pas étrangères à la gestion des eaux : c’est particulièrement le cas dans les affrontements de 1999. Dans les années 1990, l’Inde commence la construction du barrage de Baglihar sur le Chenab, et contrevient directement aux stipulations du traité de l’Indus. La Banque mondiale intervient en tant que médiatrice et limite la portée du conflit, mais l’Inde récidivera en 2007 en commençant la construction d’un autre barrage. Après des tensions, la Cour pénale internationale intervient et donne raison à l’Inde.

La Chine et le Tibet : le contrôle territorial à travers le prisme du contrôle de la ressource hydraulique

L’enjeu hydraulique (et hydro-électrique) est fondamental pour la Chine. 45% de sa population est localisée dans le Nord du pays, qui ne concentre que 15% de ses ressources en eau, et qui est de surcroît menacée par la désertification (désert de Gobi).

En tout et pour tout, près de la moitié de la population mondiale dépend des eaux de fleuves prenant leur source au Tibet (en comptant celles chinoise et indienne), en faisant véritablement le château d’eau du monde.

La région est convoitée dès la création de la République Population en 1949, et placée sous contrôle dès 1951. La ligne Mac-Mahon, tracée entre 1913 et 1914 et délimitant Tibet et Indes Britanniques est alors remise en cause par la Chine qui ne l’a jamais reconnue et défendue par l’Inde désireuse de s’affirmer en tant que puissance régionale ayant nouvellement obtenu son indépendance (1947). Une guerre a lieu en 1962 et donne lieu à un partage de la région (Aksaï Chin pour la Chine et un territoire oriental qui prendra le nom d’Arunachal Pradesh en 1987, en même temps qu’il acquerra le statut d’Etat indien).

Sur ces territoires, deux fleuves majeurs (en plus de cours d’eau aussi importants) : le Yarlung Tsangpo et le Brahmapoutre essentiels à l’agriculture, la pêche ou la circulation fluviale pour les deux pays. Ils présentent aussi des opportunités en termes d’hydro-énergie : le dernier plan quinquennal chinois (2021-2026), qui vise notamment à renforcer l’indépendance énergétique du pays, inclut un projet de barrage avec une capacité de production 3 fois supérieure à celui des Trois-Gorges (le plus grand du monde actuellement, sur le Yangzi Jiang).

Conclusion

L’exemple des fleuves asiatiques et de leur gestion offre une grille de lecture particulièrement pertinente pour étudier les puissances en présence, notamment en ce qu’ils cristallisent des tensions, fruits des faiblesses des pays et de leurs ambitions régionales (on sait que les doctrines géopolitiques des pays placent la domination de l’environnement proche comme une étape essentielle avant une phase d’affirmation sur la scène internationale).