Ces derniers mois les capitales des pays du Golfe, de Riyadh à Abu Dhabi en passant par Doha, grouillent d’hommes d’affaires occidentaux. En cause, non pas la dernière coupe du monde et ses festivités, mais de nouvelles opportunités offertes par l’augmentation du prix des hydrocarbures depuis le début du conflit russo-ukrainien. Alors que les pays semblent disposer de nouveaux leviers d’influence et occuper une nouvelle place stratégique, il convient de se pencher sur la source de ce pouvoir qui, si elle n’est pas nouvelle en tant que telle, a pris aujourd’hui une toute autre dimension.
Le pétrodollar au de 1974 à 2022
L’allié américain
Depuis le pacte du Quincy (signé au retour de Yalta en 1945) et les accords qui suivent entre les Etats-Unis et le reste des pays exportateurs de pétrole, notamment ceux du Golfe, le prix du baril de brut est déterminé en dollar, et les exportations se font en dollar. En 1973, lors du premier choc pétrolier, le prix du baril augmente de 400% (il passe de 3 à 12 dollars). Cela conduit à un excès de liquidité en dollars dans les pays exportateurs, et les pays du Golfe constituent petit à petit des fonds souverains, i.e. des fonds dont la stratégie d’investissement suit une ligne directrice imposée par l’Etat.
Le Public Investment Fund (PIF) saoudien créé en 1971 prend tout son sens à cette période, l’ADIA (Abu Dhabi Investment Authority) est créée en 1976… Les Etats disposent alors de centaines de milliards de dollars à investir, et ils choisissent de le faire majoritairement dans l’économie et des bons du Trésor américains, notamment pour s’assurer la présence de l’allié stratégique alors que la région est en proie à nombre d’incertitudes (la guerre irano-irakienne commence en 1980). De surcroît, la solution obligataire, au-delà de financer la dette américaine, permet de garantir un retour sur investissement stable et ainsi de soutenir la croissance de ce que sont alors encore des économies émergentes.
Les années 2000, puis les difficiles années 2010 et le début des années 2020.
Le « super-cycle des matières premières entraîné par la croissance de la Chine au cours des années 2000 provoque lui aussi une arrivée massive de fonds dans les caisses des Etats du Golfe, mais leurs ambitions stratégiques restent en substance les mêmes que quelques années auparavant, et ils ne dévient pas de leurs investissements traditionnels. Le prix du baril de brut atteint 141 dollars et permet aux pays d’accumuler des excédents massifs.
Toutefois, plusieurs facteurs contribuent à une chute des revenus des pays du Golfe, chute qui les entraînera plus tard à reconsidérer leurs stratégies d’investissement en plaçant leurs intérêts nationaux et ambitions géopolitiques au centre.
La crise économique provoquée par la pandémie provoque une chute du prix du brut encore jamais observée auparavant (les coûts de stockage sont trop élevés et poussent les entreprises à vendre leurs barils à perte : les prix du baril de West Texas Intermediate atteignent -20 USD en mars 2020, et le prix du baril de Brent chute lui aussi beaucoup). Les pays du Golfe exportent leur pétrole à perte et accumulent de larges dettes souveraines.
L’allié américain se détourne aussi de la région, et n’incite plus les pays du Golfe à investir chez lui. Cela tient à plusieurs facteurs. En premier lieu, les Etats-Unis, dont la dépendance aux importations pour l’approvisionnement énergétique avait atteint 30% en 2005, sont redevenus de grands exportateurs de pétrole et de gaz. Les booms des gaz de schiste et de pétroles non conventionnels de la décennie 2010 ont refait passer le pays au rang de premier producteur de gaz et de grand exportateur de pétrole. Plus aucun besoin donc, de s’appuyer sur les pays du Golfe arabo-persique pour l’approvisionnement. De surcroît, le tournant des années 2010 correspond aussi au « pivot » de l’administration de B. Obama vers l’Asie, et du détournement du Moyen-Orient en tant que région stratégiquement cruciale. Les pays du Golfe se retrouvent donc face à leurs propres ambitions géopolitiques et peuvent gérer leurs fonds souverains à souhait.
Le nouveau pétrodollar depuis 2022.
On l’a vu, les Etats-Unis délaissent pour de multiples raisons le Moyen-Orient comme zone d’exercice de leur puissance et se désintéressent de leurs alliances stratégiques dans la région. En retour, il apparaît que les pays du Golfe cherchent à renforcer leur autonomie stratégique.
Aussi, lorsqu’en avril 2023 l’administration de Joe Biden demande à l’Arabie Saoudite d’augmenter ses efforts de production pour soutenir un prix abordable du brut sur la planète, celle-ci refuse : le royaume saoudien réduit de 4 millions de barils/jour sa production, soit 4% de la production mondiale, contribuant de ce fait fortement à la hausse des prix mondiaux, déjà fortement poussée par le conflit en Ukraine (notons que le signe est fort, les pays de l’OPEP avaient instauré une diminution de 5% de la production par mois à compter d’octobre 1973, jusqu’au retrait de l’armée israélienne des territoires égyptiens occupés). En effet, le prix du baril de brut atteint des sommets en 2022, jusqu’à 120 $ par baril, et la production des pays du Golfe est déterminante pour atténuer la volatilité du cours : les pays sont des price makers sur le marché pétrolier.
Ainsi, d’après une étude menée par The Economist, les pétro-Etats du Golfe auraient accumulé un excédent de 650 milliards de dollars entre au cours de l’année 2022 et jusqu’à aujourd’hui (contre 160 pour la Norvège par exemple). Cette puissance financière inaugure une nouvelle ère de poids stratégique dans la région et le monde, comme nous allons le voir dès à présent.
De nouvelles ambitions régionales et mondiales
Pour les pays et leur environnement direct
C’est tout d’abord pour affirmer leur autonomie et indépendance financière que les pays du Golfe vont utiliser les revenus massifs accumulés : ils se détournent des voies d’investissement classiques et cherchent notamment à rembourser leurs propres dettes d’Etat accumulées au entre 2014 et 2022 alors que les prix du pétrole étaient historiquement bas. Le rachat de la dette leur assure de pouvoir conserver leur autonomie en ce qu’ils ne sont plus soumis à des une austérité ou à des remboursements imposés par des détenteurs extérieurs de leur dette. Une fois cette indépendance financière acquise, ils cherchent à se faire eux-mêmes créanciers, notamment en prêtant à d’autres pays. On constate ainsi une augmentation des emprunts d’Etat effectués par l’Egypte, le Pakistan ou encore la Turquie. Ce dernier cas est particulier : auparavant exclusivement alliée au Qatar, la Turquie a fait le choix de s’ouvrir aux autres monarchies pétrolières du Golfe et de mettre les pays en compétition pour acheter sa dette (ce sont des décisions du gouvernement d’Erdogan qui cherche à alléger la pression budgétaire en pleine inflation et crise sociale liée aux tremblements de terre à quelques semaines de l’élection présidentielle). Ces dernières semaines, ce sont même des gouvernements locaux chinois qui, face aux difficultés de financement à l’échelle nationale, ont eu recours aux fonds souverains pour financer leur dette.
Si ces changements d’ambitions et de stratégie d’influence à l’échelle régionale font date, c’est plus particulièrement la nouvelle stratégie d’IDE (Investissements Direct à l’Etranger) qui marque un tournant majeur dans la position stratégique et sur l’échiquier politique et macroéconomique global.
Une nouvelle Grande Stratégie à l’échelle planétaire
On l’a vu, les premières sorties de pétrodollars des monarchies pétrolières étaient orientées vers l’achat et le financement de la dette américaine : des bons du Trésor au rendement faible mais sans aucune prise de risque (puisque les Etats-Unis n’ont jamais fait défaut, pour l’instant du moins). Avec l’afflux consécutif de l’augmentation des prix en 2022, les monarchies changement radicalement de vision des choses et décident d’investir dans des entreprises, cotées ou non, en prenant ainsi beaucoup plus de risques.
Des investissements plus risqués…
En prenant de tels risques, les monarchies font aussi le pari de rester des puissances financières indispensables au développement de certaines industries très demandeuses de financement à court terme dans une période où les Etats-Unis sont embourbés dans une crise bancaire majeure et l’Europe économique lutte encore contre les effets de la guerre russe en Ukraine.
C’est par exemple le cas du fonds de l’émirat d’Abu Dhabi, l’ADIA qui gère plus de 790 milliards de dollars d’actifs et qui a notamment créé des filiales dédiées à l’investissement dans les énergies renouvelables (ressources et entreprises), le fonds Mubadiala, qui gère plus de 284 milliards d’actifs. Ces sommes sont à considérer et à mettre en perspective à la lumière des investissements, notamment publics, que l’on trouve pour les mêmes secteurs en Occident : le Build Back Better Plan de l’administration Biden promet, après avoir été longuement bloqué au Congrès (et accepté à 7 voix près), des investissements plus sporadiques et moins ciblés et encore conditionnés au relèvement de la dette américaine, lui fortement remis en question.
… et d’autant plus stratégiques pour l’économie mondiale
Les fonds souverains ont ainsi constitué des armées d’analystes en capital-investissement (private-equity, la prise de participation dans des entreprises non cotées en bourse) et se sont placées en première ligne pour le financement des entreprises de capital-risque (venture capital) californiennes. La Silicon Valley, qui a largement fait la domination américaine dans les secteurs informatiques et des réseaux sociaux aujourd’hui, a toujours nécessité des financements massifs lors de cycles rapides : les start-ups ont besoin de levées de fonds massives pour leur développement, qui se fait en plusieurs phases, et elles se multiplient.
Les récentes démarches de levées de fonds de sociétés d’investissement fondées dans la Silicon Valley comme Andreessen Horowitz ont démontré la pertinence économique de l’offre des fonds souverains des monarchies du Golfe. Cela laisse aussi présager une durabilité dans le temps de la puissance financière des monarchies pétrolières du Golfe, qui sont les seules en position de proposer de tels financements alors que les Etats-Unis semblent toujours empêtrés dans une crise bancaire caractéristique d’un système financier défaillant et que l’Europe économique fait toujours face aux conséquence de la guerre en Ukraine.