Néron

Néron et sa mère Agrippine la Jeune sont des figures historiques de l’excès. Au Ier siècle, passions, débauches et crimes guident l’ambition démesurée de ces deux personnages hauts en couleur, tandis que les représentants du stoïcisme, de la mesure et de la raison, menés par Sénèque, doivent composer avec une cour néronienne corrompue, où l’antique virtus romaine semble peu à peu s’effacer. Dans ses Annales, l’historien Tacite dresse un riche tableau de cette cour, tout en dévoilant les coulisses d’un pouvoir hybristique et débauché. Petit topo sur ces deux personnages et leur folie à travers quelques extraits des Annales.

Tacite (55-120 env.)

« Le plus grand peintre de l’Antiquité. » Racine, préface de 1670 de Britannicus

Historien de la période Julio-Claudienne et de la « Pax romana », Tacite gravit tous les échelons du cursus honorum en se faisant remarquer très tôt pour ses talents d’orateur. Ce n’est qu’assez tard qu’il révèle également ses talents d’historien avec la rédaction des Histoires puis des Annales, lesquelles couvrent l’histoire romaine, tant sur les affaires intérieures que sur les affaires extérieures, de la mort d’Auguste (14 apr. J.-C.) à la mort de Néron (68 apr. J.-C.).

Les écrits de Tacite sont de précieuses sources qui allient drames et récits héroïques. Côtoyant de près la corruption de la cour de Domitien et de la haute société romaine de son temps, la figure d’auteur qui transparaît en filigrane dans ses œuvres est celle d’un « moraliste sans en avoir l’air ». Le regard avisé, Tacite examine la psychologie et les pensées des personnages, les juge, si bien que son œuvre peut se lire comme une véritable œuvre psychologique, une œuvre morale et un discours pessimiste sur la disparition de la virtus à Rome. Montaigne dira de son œuvre que « ce n’est pas un livre à lire, c’est un livre à étudier et à apprendre ».

Les Annales

Rédigées entre 112 et 117, elles comptent dix-huit livres, les six derniers portant sur le règne de Néron (54-68). Ces six livres offrent une galerie de personnages qui ont inspiré dramaturges et compositeurs (Racine, Monteverdi avec son Couronnement de Poppée…) aux XVIIe et XVIIIe siècles, et dont les plus emblématiques sont Agrippine et Néron.

Il est intéressant de noter le style elliptique de la prose de Tacite, pleine de sous-entendus, qui peut donner du fil à retordre, mais qui signifie les complots du palais, les motifs secrets, les jalousies… et qui participe au blâme distillé au fil du récit.

Néron, « un monstre naissant »

Prince de l’excès et de la débauche ?

Stoïcien et précepteur de Néron, Sénèque rédige au début du règne du jeune prince le De Clementia (55 apr. J.-C.), car « le peuple romain courait un grand risque, tant il y avait incertitude sur la direction que prenait cette noble nature » et de peur que « l’oubli de ce qu’[il est] s’empare subitement de [lui] » (I, 1).

Le portrait que dresse Sénèque du bon gouverneur semble en effet nécessaire à la mort de Claude, puisque Néron, arrivé au pouvoir grâce aux manigances de sa mère Agrippine, est alors un jeune homme dont la première préoccupation est moins la gestion de l’État que de suivre l’instinct de ses passions. Fils adoptif et neveu de Claude, Néron passe plus pour un mollis incapable de se maîtriser qu’un stoïcien convaincu comme le serait un Sénèque qui prône la maîtrise de soi face aux assauts permanents des passions.

Ainsi, le lexique relatif au désir et aux plaisirs qui submergent littéralement Néron (luxus, cupidines, stupra, libido, foediora…) est récurrent dans les Annales (par exemple, cf. XIII-13). Sa mère, Agrippine, fut la seule à avoir un temps canalisé son tempérament grâce à l’ascendant qu’elle a pu avoir sur lui dans les premières années de son règne, mais devant le déclin de son influence, elle choisit d’accompagner Néron dans ses excès plutôt que de le réfréner.

Le pouvoir de l’amour et l’amour du pouvoir

Le jeune Néron est obnubilé par l’amour de l’art, du beau et des femmes. Dans les années 60, un de ses favoris à la cour ne sera d’ailleurs autre que l’épicurien Pétrone, cet elegantiae arbiter voluptueux qui, selon Tacite, s’y connaît en plaisir (XVI-18) et qui conseillera Néron dans ses choix, avant de tomber en disgrâce et de le ridiculiser en décrivant les débauches de sa cour.

Pour parler de cet amour qui subjugue Néron, Tacite utilise une expression intéressante pour marquer la violence de ce sentiment : vis amoris (XIII-13). Ce terme n’est pas sans rappeler le jugement porté sur l’amor par Cicéron dans les Tusculanes (IV, 75) : « Surtout il faut attirer l’attention sur le degré de folie furieuse où atteint l’amour. De toutes les passions en effet, il n’en est assurément de plus violente. »

Le jeune Néron semble, par ailleurs, influençable et influencé par des femmes et des hommes plus âgés qui l’encouragent dans ses excès et stimulent sa libido. Parmi eux : Sénèque, Burrus et sa mère Agrippine. Leur but : le rendre parfaitement dépendant de ses désirs, jusqu’à l’annihiler pour, à terme, mettre la main sur le pouvoir.

S’installe donc au palais une véritable lutte d’influence autour de Néron, dont le levier n’est autre que ses excès et sa folie naissante. Sénèque et Burrus, les deux stoïciens de la cour, vont même jusqu’à encourager et stimuler les passions du prince pour lutter contre l’influence de sa mère, la redoutable Agrippine. Ils permettent en outre à Othon et à Sénécion de le côtoyer. Ces deux jeunes gens sont ce que Tacite appelle des adulescentulus decoris, des jeunes hommes raffinés et attrayants au corps efféminé et qui tentent, eux aussi, de se rapprocher du cercle intime de Néron et du pouvoir.

Le vice et la vertu

Au milieu de cette cour, où ambition démesurée et débauche sont étroitement liées, Acté et Octavie sont deux figures féminines importantes qui gravitent autour de Néron. Elles représentent les deux chemins empruntables par l’empereur, à l’image du choix d’Héraclès entre le vice et la vertu. Là où l’affranchie Acté est montrée comme s’immisçant dans l’esprit de Néron, favorisant ses instincts et ses tendances déplacées, Octavie semble être la seule incarnation de la virtus et de la probitas.

Mais la virtus appartient à un âge d’or romain révolu qui ne semble plus avoir sa place entre les murs du palais. Néron repousse Octavie, de même qu’il repousse la vertu et la raison. Il ira même jusqu’à la répudier pour le simple motif d’infertilité et la faire assassiner dans l’île de Pandateria (XIV, 60-64) avant d’épouser sa maîtresse, Poppée.

Voir aussi la folie et la cruauté (crudelitas principis) de Néron à travers les meurtres de Britannicus (XIII, 15-17), d’Agrippine (XIV, 7-9), le suicide forcé de Sénèque (XV), de Pétrone (XVI-19) et de Pison (XV, 59), son goût pour la démesure avec la construction de Domus Aurea, les orgies à la cour et sa folie lors de l’incendie de Rome en 64. Autant d’éléments qui peignent bel et bien le portrait d’une figure hybristique (du terme hybris qui signifie la démesure) et excessive.

Agrippine, ou l’ardor retinendae potentia

Ambition politique, excès et déraison

« Cette femme au caractère incontrôlable et à l’ambition démesurée. » (Annales XII, 57, 2)

Agrippine est une femme avide de pouvoir et prête à tout pour l’obtenir. Elle parvient à ses fins après incestes (cf. Annales XIV, 1-2), meurtres et complots. Cette ambition démesurée a été nourrie par Tibère, empereur qui a persécuté sa famille durant son enfance. Avec les crimes de celui-ci, Agrippine a très tôt compris que pour accéder au pouvoir et pour le garder, il fallait avoir recours aux crimes et aux actions les plus infâmes, et que raison et pouvoir ne sont pas compatibles.

Épouse de Claude, Agrippine devient la première femme à porter le titre d’Augusta (impératrice). Quand Agrippine fait empoisonner ce dernier (Annales XII, 66-67-68), Néron est trop jeune pour assumer ses responsabilités. Sa mère profite donc de la situation pour mettre la main sur le pouvoir politique et acquiert ainsi peu à peu une toute-puissance à la fois sur son fils et sur Rome.

Pour évoquer l’importance du pouvoir et de l’influence d’Agrippine, Tacite utilise une formule intéressante : matris potentia (XIII-13). Cette formule peut être comprise comme « le pouvoir exercé par la mère sur le fils », mais aussi « le pouvoir exercé par Agrippine sur Rome en tant que mère de l’empereur ». Cela montre la continuité entre ces deux modes de pouvoir, qui sont liés l’un à l’autre.

Dans les Annales, les termes de seruitium et dominatio reviennent souvent pour qualifier le pouvoir d’Agrippine sur la société romaine. Selon Judith Ginsburg : « Agrippine a exercé le même type de pouvoir absolu qu’un homme à la tête d’une propriété exerce sur sa familia. » (Judith Ginsburg, Representing Agrippina. Constructions of Female Power in the Early Roman Empire, Oxford, 2006). C’est d’ailleurs à Agrippine qu’est associé, pour la seule fois dans l’œuvre de Tacite, le verbe regere à une femme (XIII, 6, 2). Agrippine féministe avant l’heure ? Pourquoi pas. Ambitieuse au caractère bien trempé ? Certainement.

Le monstre Agrippine ?

Agrippine n’est pas un ange, sa réputation est quelque peu sulfureuse et l’image que nous gardons d’elle n’est pas des plus positives. Notre Augusta n’a pas vraiment bonne presse. Elle est « cupide, hypocrite, autoritaire, violente et meurtrière, elle compromet, en outre, la dignité de l’empire en voulant lui imposer le pouvoir d’une femme » (Pierre Wuilleumier).

Cette image, qui lui colle à la peau, viendrait notamment de la misogynie supposée de Tacite. Mais, outre que ce terme est anachronique, l’historien semble plus intéressé par la manière dont certaines femmes, comme Livie ou Agrippine l’Ancienne (mère de La Jeune), cherchent à s’immiscer dans la vie politique grâce à des jeux de pouvoir, de stratégies et d’alliances familiales, que par des jugements stéréotypés sur le genre féminin, tels qu’on peut les trouver chez Martial ou Juvénal.

Aussi, le jugement de Tacite sur Agrippine est ambigu, entre rejet et admiration. Tout en condamnant ce qu’Agrippine représente, en faisant notamment appel à des figures hybristiques et tragiques, Tacite met en avant son énergie et sa compétence dans un monde impérial profondément corrompu et décadent. Après la mort d’Agrippine en 59, le règne de Néron bascule d’ailleurs dans le chaos selon notre historien. Ceci explique-t-il cela ? Il nous est permis de le croire.

Femmes et maîtrise de soi

Dans les Annales, Agrippine est la seule femme à s’exprimer au discours direct. Mais, au livre XIII, alors que le jeune Néron s’émancipe progressivement de la tutelle de sa mère et aiguise sa jalousie (XIII, 13), l’infinitif de narration prend les devants pour signifier le délitement de son pouvoir. L’emploi de l’infinitif fremere qui intervient alors pour rapporter les paroles d’Agrippine jalouse est à noter puisqu’il prive sa parole de tout cadre précis.

Or, un discours proféré hors cadre temporel est un discours vain et sans effet. Avec cette technique, surtout utilisée pour les discours féminins et de la foule, Tacite met au même niveau les paroles d’Agrippine jalouse de voir sa potentia lui échapper et l’emportement d’une foule incontrôlable (in modum muliebriter fremere).

En effet, dans le discours romain, il est courant d’associer la féminité à l’hystérie (parenthèse étymologique : ὑστερικός/hysterikós signifie « malade de l’utérus » en grec…) et, a fortiori, de définir cette féminité par l’inaptitude au contrôle de soi. Stéréotypes que Tacite emploie ici pour suggérer que les femmes, en raison de leur nature, sont une menace pour l’ordre et l’autorité masculine.

L’obsequium de Néron à l’égard de sa mère au début de son règne marque donc une inversion intéressante des rapports de genre, car elle place Agrippine en dux femina (comme Cléopâtre ou Boudica), ou en uirago, comme Clytemnestre ou Médée, en même temps qu’elle féminise Néron et sa mollitia.

Débauche, crimes et folie… Comment ne pas voir en Néron et Agrippine des figures emblématiques de l’excès ? Cela est vrai, mais l’histrion Néron et l’ambitieuse Agrippine sont bien aussi des personnages fascinants dans leur excès, si ce n’est attachants.