Dans “Sur la violence” , chapitre de l’ouvrage Du mensonge à la violence (1969), Arendt caractérise la violence propre aux totalitarismes et aux conflits du XXe siècle de manière nouvelle, et par deux éléments singuliers : leur violence intrinsèque comme évènements politiques d’une part, et le rôle joué par la maîtrise de la technique d’autre part.

Nous allons ainsi, dans cet article, étudier de plus près la manière dont Arendt pense la violence en rapport avec l’utilisation de la technique et de la science. Cette idée s’accompagne, on le verra, d’une vision particulière de la vérité : ce la science elle-même, comme elle l’avance dans la Condition de l’homme moderne, transforme notre rapport au réel là où on cherche à le dominer – c’est-à-dire à lui faire violence –, et non à le comprendre.

Le rôle de la technique dans la violence du XXe siècle : un nouvel “outil”

De la violence intrinsèque aux conflits à la particularité des conflits armés

Arendt commence son chapitre en caractérisant la violence propre au XXe siècle de deux manières :

A l’origine de nos réflexions se trouvent les évènements et les discussions de ces toutes dernières années, tels qu’ils apparaissent dans la perspective d’ensemble du XXe siècle (…), siècle de guerres et de révolutions, donc (…) fait de violence que l’on considère habituellement comme leur dénominateur commun. [Cette] situation (…) comporte en outre un autre élément caractéristique (…). Les instruments de la violence ont désormais atteint un tel point de perfection technique qu’il est devenu impossible de concevoir un but politique qui soit susceptible de correspondre à leur puissance destructrice ou qui puisse justifier leur utilisation au cours d’un conflit armé.

Nous reviendrons sur le problème de la justification de cette violence : pour l’instant, il faut retenir que la technique représente une nouvelle “puissance” , là où la violence dont elle est capable constitue une force incommensurable. C’est dire que la technique devient, au XXe siècle, un outil crucial pour exercer la violence.

La technique comme “moyen” au service de la violence : le problème de l’instrument

Avant de penser la violence comme fin, Arendt la pense en effet comme moyen : la technique est alors cet instrument particulier qui, par le progrès des sciences depuis le début du XXe siècle (notamment la physique), donne sa caractéristique particulière à la violence du XXe siècle :

Du fait que la violence – distincte du pouvoir, de la force ou de la puissance – exige toujours des instruments [Arendt souligne] (…), la révolution technologique, révolution dans la fabrication des outils, a revêtu une importance particulière dans le domaine militaire (…). L’action violente est elle-même inséparable du complexe des moyens et des fins.

Mais si donc la technique est un instrument, il faut interroger la capacité qu’elle a de respecter les fins qu’on lui donne ; or – et c’est bien là le problème pour Arendt -, la particularité de la technique comme moyen est qu’elle dépasse considérablement ses fins, donnant ainsi lieu à une absence de maîtrise d’où surgit la violence.

La difficile justification de la violence de la technique : quand le moyen dépasse la fin

Il est alors difficile de justifier la violence de la technique, c’est-à-dire d’en rendre raison, alors même que ses conséquences sont définies comme étant imprévisibles :

La principale caractéristique [de l’action humaine violente] a toujours été que les moyens tendent à prendre une importance disproportionnée par rapport à la fin qui doit les justifier (…). Du fait qu’il est impossible de prédire valablement quelle peut être la fin d’une action humaine, en tant qu’entité distincte des moyens de sa réalisation, les moyens que l’on utilise pour atteindre des objectifs politiques revêtent le plus souvent une importance plus grande pour la construction du monde futur que les objectifs poursuivis.

La guerre, au XXe siècle, est donc redéfinie comme pourvue d’un “élément d’imprévisibilité totale”  : pour le dire philosophiquement, la technique, lorsqu’elle est utilisée comme instrument pour la violence, a cela de particulier qu’elle constitue un moyen qui dépasse totalement la fin.

Dès lors, la guerre a lieu, pour Arendt, non pas parce que “il se trouve au fond de l’espèce humaine une secrète aspiration à la mort, non plus qu’un irrépressible besoin d’agression” , ni même pour des raisons économiques ou politiques ; bien plutôt, elle est le fruit de cette incapacité à contrôler, et même à prévoir les conséquences de la technique sur le monde, sa violence se définissant donc par un “arbitraire” mortifère.

La violence de la technique comme nouvel “arbitre” dépossédant l’Homme

L’arbitraire de la violence de la technique

Si en effet la technique revêt cette puissance infinie, l’Homme devient alors incapable de maîtriser l’Histoire : “la guerre demeure l’ultima ratio” , c’est-à-dire l’instance régissant le cours des évènements. Dès lors, l’existence même des hommes est soumise à cet arbitre – autrement dit, elle devient arbitraire :

Les hommes s’avèr[a]nt incapables de contrôler les conséquences de leurs actions, un surcroît d’arbitraire est inséparable de la violence elle-même ; nulle part la bonne ou la mauvaise fortune n’a pour les hommes de plus fatales conséquences que sur un champ de bataille, et il ne suffit pas de qualifier de “fait dû au hasard” de tels évènements et d’en dénoncer les éléments suspects d’un point de vue scientifique pour éviter l’intrusion de l’inattendu dans sa forme la plus radicale (…). En cette matière il n’existe pas de certitude, pas même de certitude absolue de la destruction finale dans des circonstances données.

C’est dire le caractère irrationnel (car imprésivisible) que revêt la technique : elle n’est plus régie, comme la techné grecque, par un objectif précis à atteindre, mais au contraire, par le fait même qu’elle dépasse largement les bornes de cet objectif.  Arendt a évidemment en tête, notamment, le domaine du nucléaire – et elle écrit par ailleurs, ici, 15 ans après Hiroshima ; comme Nolan nous l’a rappelé avec le fameux Oppenheimer de cet été, le nucléaire comme outil a largement dépassé les objectifs initiaux, ce qu’Arendt écrit en citant l’ouvrage La guerre classique du général Beaufre :

La guerre n’est encore possible que “dans les régions du monde où (…) la dissuasion nucléaire ne joue pas [Beaufre]”, et même cette “guerre classique”, en dépit de ses horreurs, est limitée en fait par la menace sans cesse présente de l’escalade qui conduirait au conflit nucléaire.

Mais Arendt cite également les armes biologiques, par exemple ; le point commun à tous ces instruments est bien que la technique devient ce qui dirige le cours de l’Histoire. Le terme d'”arbitre” est donc crucial : ce n’est plus l’Homme qui régit les conflits, mais la technique elle-même, qui le dépossède donc fondamentalement de sa liberté là où elle “se substitu[e] à cet arbitre suprême des conflits internationaux” que serait une instance régulatrice de la paix mondiale, tout comme le Léviathan chez Hobbes (que Arendt cite) remplace le citoyen.

La technique “sonne le glas de l’humanité

C’est dire que la technique menace l’humanité, non pas seulement en tant qu’elle menace la vie des Hommes, mais aussi parce qu’elle menace leur souveraineté, et donc leur “existence” au sens d’une vie libre :

La prolifération apparemment irrésistible des techniques et des machines (…) menace l’existence des nations entières et même, à la limite, celle de toute l’humanité.

Si l’utilisation de la science pour développer la technique permet donc de redéfinir la guerre – et plus généralement, la violence -, c’est qu’en exhibant sa puissance, elle impose de nouvelles limites à l’Homme lui-même, qui est dépassé par les outils qu’il crée : le monde devient alors imprévisible, parce qu’inconnaissable, et la technique signe ainsi l’avènement de la modernité, qui correspond à un nouveau rapport de l’Homme au monde, régi par la violence.

La violence de la technique comme source de remise en question du “progrès” de la modernité

Le “progrès” de la science comme outil pour la violence : la science moderne est un oubli de l’Homme

Après avoir exhibé les conséquences de la technique sur l’humanité, Arendt revient à ses sources, c’est-à-dire la science : puisqu’il n’y a pas de progrès technique sans progrès des sciences, il faut questionner la valeur de celui-ci. Autrement dit, la question de la violence mène à remettre en question rapport particulier de l’Homme du XXe siècle au progrès :

Non seulement le progrès de la science a cessé de coincider avec le progrès de l’humanité (…), mais il pourrait bien sonner le glas de l’humanité (…). Autrement dit, la notion de progrès ne peut plus nous servir d’étalon pour apprécier la valeur du processus de changement désastreux rapide que nous avons nous-mêmes déchaîné.

Le progrès de la science doit donc être dissocié de celui de l’humanité, puisque la science ne se préoccupe en réalité pas des conséquences éthiques qu’elle peut avoir, aussi violentes qu’elles puissent être, comme l’écrit Arendt au chapitre 7 de La crise de la culture, (“La conquête de l’espace et la dimension de l’homme”) :

Assurément le savant ne peut pas se permettre de poser la question “Quelles conséquences le résultat de mes investigations aura-t-il sur (…) l’avenir de l’homme ?” . Ce fut la gloire de la science moderne que d’avoir été capable de s’affranchir de toutes ces préoccupations anthropocentriques, c’est-à-dire authentiquement humanistes.

Il faut ici rappeler ce que Arendt désigne par science moderne : la philosophe a en tête la révolution copernicienne et cartésienne par laquelle le monde, mathématisé et automatisé, est réduit à une simple donnée sans valeur. Pour le dire rapidement, selon Arendt, les théories scientifiques nous donnent à voir un monde différent, qui ne correspond pas à celui des “affaires humaines” (Aristote), c’est-à-dire de la politique, de l’action et donc de l’éthique, le monde qu’elle nomme “humaniste” . Dès lors, il est vain d’attendre de la science qu’elle s’adapte aux conséquences qu’elle pourrait avoir sur l’humanité, c’est-à-dire à la puissance potentiellement destructrice de la technique.

Arendt revient ainsi, dans le même chapitre, sur l’exemple du nucléaire, pour accentuer et illustrer cet écart entre le “monde des sens” et le “monde de la physique” , qui marque donc une violence faite à la dimension politique de l’homme :

En 1929, peu avant la Révolution atomique [la découverte de la fission nucléaire] (…), Planck demandait que les résultats obtenus par des procédures mathématiques “soient retraduits dans le langage de notre monde des sens, pour nous être de quelque utilité” . Dans les trois décennies qui se sont écoulées [depuis], une telle traduction est devenue encore moins possible à mesure que devenait plus manifeste la perte de contact entre la vision du monde de la physique et le monde des sens. Mais – et, dans notre contexte, voici encore plus alarmant – cela n’a, d’aucune façon, voulu dire que les résultats de cette nouvelle science n’ont pas d’usages pratiques ou que la nouvelle vision du monde, comme l’avait prédit Planck (…), “ne vaudrait pas mieux qu’une bulle prête à éclater au premier souffle de vent“. Au contraire, on es tenté de dire qu’il est beaucoup plus vraisemblable que c’est la planète que nous habitons qui partira en fumée du fait de théories entièrement deconnectées du monde des sens (…). Le hasard semble régner sans partage partout où cette “vraie réalité”, le monde physique, s’est entièrement retirée du champ des sens humains et de celui de tous les instruments grâce auxquels était affiné leur grossiereté.

On retrouve ici le caractère arbitraire de la technique, qui se manifeste par le “hasard” de la science, évoluant (“progressant“) indépendamment de l’Homme et de ses préoccupations concrètes : ses “instruments” nous dépassent, parce qu’elle ne s’en préoccupe pas.

Autrement dit, la vérité instaurée par la science constitue une “bulle” isolée du domaine politique et éthique, une vie contemplative (vita contemplativa) qui n’est fondamentalement pas dans ce que Sylvie Courtine-Denamy nomme chez Arendt “le souci du monde“, c’est-à-dire la volonté d’agir pour le préserver de la violence destructrice dans laquelle il pourrait sombrer. Il faut alors opposer à cette vita contemplativa la vita activa : le privilège de l’action, qui s’exprime par la liberté politique.

Face à la violence de la technique et l’isolement de la science, l’importance de l’action

Ainsi, au chapitre IV de la Condition de l’homme moderne, Arendt prône une “vita activa à l’âge moderne“, qui ne correspond plus à la raison (et par extension, à la science) : la raison, n’est qu’un “retrait du sens commun” qui est certes un “calcul des conséquences” , mais pas de celles qui pourraient mettre à mal l’humanité.

A la question “souhaitons-nous employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques ?” , Arendt repond donc en enjoignant à “penser ce que nous faisons” , et de se demander si les moyens en vue des fins sont réellement ceux qu’il faut employer “sans se soucier de savoir si les objectifs sont raisonnables“.

On comprend donc que face à la violence d’une technique et d’une science inconséquentes, il faut privilégier un agir politique qui regarde l’Histoire pour ne pas laisser la technique agir de manière “automatique” , c’est-à-dire sans contrôle de l’Homme et des fins auxquelles elle peut parvenir ; comme Arendt l’écrit dans “Sur la violence” , c’est là le véritable sens du progrès :

Lorsqu’on découvre dans l’histoire un processus chronologique continu, dont les progrès est, en outre, inévitable, la violence, sous forme de guerres et de révolutions, peut apparaître comme l’unique moyen d’interrompre le processus. S’il n’existait pas d’autre moyen que la pratique de la violence pour mettre un terme aux processus automatiques dans les affaires de l’humanité, les prêcheurs de la violence auraient marqué un point important (…). C’est le rôle de toute action, distincte en ce sens du simple comportement, de venir interrompre tout ce qui aurait dû autrement se poursuivre d’une façon automatique et, en ce sens, prévisible.

Conclusion

Face à la violence de la technique et d’une raison scientifique inconséquente, Arendt prône une vita activa qui loin de se poser à distance du monde, en cultive le “souci” : la “condition de l’homme moderne” n’est donc pas une fatalité, mais au contraire, un appel à l’action politique et un retour au “monde des sens, sans lequel la violence ne peut que se déchaîner indéfiniment dans l’Histoire au détriment de l’humanité. Pour assurer, donc, “la survie de l’humanité” (Arendt, Qu’est-ce que la politique ?) face à cette violence, l’autrice pense l’engagement et la réflexion politiques comme clefs, seuls capables d’affronter l’absence de maîtrise induite par l’utilisation de la technique comme instrument de guerre.

NB : Sauf indication contraire, toutes les citations de cet article sont extraites du chapitre d’Arendt cité en introduction.