Les villes caractérisent, depuis leur premier essor médiéval (XIIIe siècle environ en Europe), des lieux de vie, de rassemblements, d’échanges, de décisions, de conduite du changement. Elles ont vu s’installer et partir des populations plurielles, aux objectifs divers (économiques, culturels, intellectuels…) et accueillent les grandes mutations des sociétés. Leur organisation et leur évolution vont de pair avec celle de ceux qui les habitent.
Aujourd’hui, selon la Banque mondiale, 56 % de la population mondiale vit en ville, et ce chiffre va en s’accroissant. L’évolution des villes a des conséquences non seulement sur le plan spatial, mais aussi et surtout sur la structuration des sociétés et imprègne tous les territoires. Dans cet article, qui fait écho à l’article sur la ville et la mondialisation, nous allons montrer qu’analyser la logique d’organisation et la place, le rôle, des villes permet d’obtenir des clés de compréhension des mutations des sociétés et des bouleversements géopolitiques à plusieurs échelles. Nous étudierons leurs évolutions depuis le début du XXe siècle sous différents angles.
La croissance du poids des villes suit l’expansion de la mondialisation
La ville comme témoin des évolutions technologiques et des bouleversements politiques
Au début du XXe siècle, les villes sont le foyer de la puissance économique d’un État. Elles sont localisées à proximité des foyers manufacturiers et accueillent parfois un port. Durant ce siècle s’opérera une recomposition des logiques démographiques urbaines : la pression démographique pèse de plus en plus sur des espaces de taille limitée où la population se concentre, notamment au sein des agglomérations urbaines et des littoraux.
A fortiori, il est intéressant d’étudier le modèle de suburbanisation américaine à partir des années 1920 pour montrer que la ville est le lieu d’évolutions sociétales majeures. En effet, les « roaring twenties » sont le début de l’expansion du modèle de la « suburbia », notamment car le taux de motorisation augmente considérablement. Des quartiers pavillonnaires sont créés en périphérie des villes, ainsi que de grands axes les reliant aux abords de la ville pour permettre les migrations pendulaires. Ces mutations montrent que la classe aisée s’éloigne du centre-ville, suivie par la classe moyenne qui bénéficie d’innovations pionnières. Cela montre surtout l’importance majeure de la voiture : peu de rues sont piétonnes en ville.
Dans The Death and Life of Great American Cities (1961), Jane Jacobs critique cette planification centrée sur la voiture. Elle explique que la ville avait mauvaise réputation du fait des épisodes d’épidémies connus par le passé, mais aussi que les Américains sont dans l’ensemble très individualistes.
Dans les pays de l’OCDE, l’arrivée de l’automobile dans les années 1960 a pour corrélat l’émergence des classes moyennes ainsi qu’un mouvement similaire de périurbanisation. Les citadins se déplacent vers de nouvelles banlieues. Cela accentue l’organisation en « étoile » autour de Paris notamment.
Les métropoles traduisent spatialement la mondialisation
On ne détaillera pas ici la dialectique métropolisation/mondialisation, sujet que tu peux approfondir grâce à l’article qui lui est consacré. Pour montrer qu’aujourd’hui les métropoles sont des hauts lieux de la mondialisation et que cela impacte la société dans son ensemble, nous prendrons l’exemple de la Chine. Dans ce pays, les villes sont une ouverture sur l’économie mondiale.
La maritimisation des échanges commerciaux a en effet entraîné le développement de nombreuses métropoles littorales, accueillant des ports de grande envergure et permettant à la Chine de jouir de façades d’échanges dynamiques. Ainsi, une grande partie de la population se concentre dans les métropoles littorales. On peut prendre pour exemple Shanghai, Hangzhou ou encore Ningbo.
Ce phénomène, en cours depuis les années 1980, a eu pour conséquence d’aggraver la logique des « trois Chine », encouragée par le gouvernement. Le niveau de peuplement et de développement diffère grandement entre les espaces intérieurs et littoraux. Dans un article pour Géoconfluences, Thierry Sanjuan, professeur de géographie à la Sorbonne, explique que :
« Le VIIe plan quinquennal chinois (1986-1990) impose, le premier, une lecture tripartite du territoire national, entre littoral, intérieur et Ouest. »
Toutefois, des politiques d’aménagement successives ont modifié la tendance. La dernière en date concerne bien sûr les routes de la soie, avec la création de « deux axes terrestres, dont celui qui relie Lianyungang à Xi’an, Urumqi, puis au Kazakhstan, la Russie, la Pologne, l’Allemagne, Rotterdam et Anvers, et celui qui doit gagner le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, l’Iran et la Turquie ; un axe maritime au départ de Shanghai et de la province du Fujian » (T. Sanjuan). Ceci entraîne un amoindrissement du schisme entre littoral et territoire intérieur, montrant également l’augmentation des moyens économiques de l’État chinois pour le développement du territoire.
Transition
Ainsi, on voit que la ville est au cœur des mutations des sociétés. On peut même dire qu’elle en devient une actrice. En effet, du fait de la métropolisation, les grandes villes deviennent des lieux de pouvoir. Elles accueillent notamment les sièges sociaux des grandes entreprises, mais aussi des instances internationales.
De fait, elles sont des lieux de négociations, de décisions et de débats majeurs. Tout ceci témoigne de l’essor de la gouvernance mondiale en tant qu’elle dépasse le pouvoir des États. Par exemple, certaines métropoles américaines ont fait le choix d’appliquer l’Accord de Paris sur le climat (2015) en dépit du retrait du gouvernement de Donald Trump. (Source : Nathan).
La ville, cœur du monde humain
« Là où grandissent les cités, l’humanité progresse » (Élisée Reclus)
Les villes sont le lieu du cosmopolitisme, du mélange des cultures et des religions. L’immigration métropolitaine est non négligeable et elle recompose de plus en plus les territoires de la périphérie urbaine avec, par exemple aux États-Unis, l’émergence en banlieue d’« ethnoburbs » (contraction de ethnic et suburbs).
Les villes se distinguent aussi par leur culture urbaine et l’émulation créative qui y règne. L’urbaniste américain Richard Florida montre par exemple le rôle majeur de la « classe créative » qui produit de la valeur par ses créations intellectuelles. (Source : manuel Nathan La Mondialisation contemporaine : Rapports de force et enjeux).
De son côté, Georg Simmel (et selon Céline Bonicco dans « La Ville comme forme de la vie moderne », Cahiers philosophiques, 2009) souligne la tendance à l’individualisation qui est particulièrement marquée dans la population citadine.
Selon Bonicco :
« Au fur et à mesure que les groupes sociaux s’accroissent et se modifient qualitativement, les relations entre eux s’intensifient, autrement dit leur originalité et leur homogénéité diminuent. […] L’intensification des relations donne ainsi de la respiration aux individus qui acquièrent la liberté de circuler de groupe en groupe en n’étant plus soumis à la pression du regard de leur communauté d’appartenance. » (Bonicco explicitant Simmel)
Ainsi, les citadins « changent d’univers en fonction de la typologie des quartiers et de leurs activités économiques ». Le citadin n’a pas à se conformer par peur d’être seul. Le citadin ressent moins de sentiment d’appartenance à sa ville et se trouve ainsi libéré des chaînes sociales du groupe.
Dans tous les cas, on voit bien que le mode de vie métropolitain est singulier. Il se caractérise en partie par la diffusion de modes de vie fondés sur des standards de consommation alimentaire, vestimentaire et culturelle. Cela fait écho à l’idée d’un « global village » (McLuhan, 1967) ou village planétaire uniformisé.
Les évolutions du rapport au travail pour le citadin
La ville en dit long sur le rapport au travail des populations, notamment en Occident. Ainsi, si la ville verticale est symbole de la mondialisation, elle ne va pas sans sa « skyline », représentant le CBD (central business district), cœur du dynamisme économique et financier des territoires.
Pour revenir à ce qui était évoqué dans le I), l’expansion des banlieues a entraîné la création de « quartiers-dortoirs » qui s’érigent en symbole de routine et d’ennui pour les travailleurs des bureaux. Dans Voyage au bout de la nuit, Céline (1952) évoque les banlieusards parisiens allant travailler le matin : ils sont « comprimés comme des ordures dans la caisse en fer ».
Les villes : actrices du changement
Les villes sont le cœur des protestations sociales et des revendications politiques. Elles portent souvent en elles l’envie de changement du fait d’une population assez jeune. On peut repenser aux protestations étudiantes de Mai 1968 en France, tout comme à des événements plus récents tels que les Printemps arabes de 2011 ou bien les « Fridays For Future », marches symboliques en faveur de la lutte contre la crise climatique.
Les villes restent donc les actrices et les lieux décisifs des mouvements de revendications et de contestations. Saskia Sassen définit ainsi le concept de global street comme lieu d’expression des revendications politiques ou socioéconomiques au sein des grandes métropoles mondiales.
Enfin, les villes sont des lieux vulnérables dans le contexte géopolitique actuel. Elles sont en proie aux menaces d’aujourd’hui et de demain. Cibles privilégiées des actes de terrorisme, les villes sont un haut lieu d’innovations en faveur de la sécurité, le concept de « safe city » englobe cette idée. Les technologies sont mises au service de la sûreté des villes. Par exemple, à Songdo en Corée du Sud, des smart buildings permettent une analyse vidéo en temps réel qui améliore par exemple la gestion des services urbains (ex. : détecter le stationnement interdit). Il y a une forte demande de la part des régimes autoritaires pour ce type de technologie. Ils utilisent la sécurité comme prétexte.
En outre, les villes évoluent pour être plus durables, notamment avec la construction d’écoquartiers. Par exemple, le projet BedZED dans la ville de Sutton (Royaume-Uni) est pionnier. Cet espace accueille une « zone résidentielle de 82 appartements, mais aussi de 1 600 m² d’espaces de bureaux ainsi que d’une partie commerciale. BedZED parvient donc à alimenter toutes les fonctions d’une ville sans aucune énergie fossile, et donc avec un bilan carbone au moins neutre. L’un des succès du quartier de BedZED fut de démontrer qu’il est possible de concilier écologie et mode de vie confortable. » (Toute L’Europe)
La dépendance des villes aux autres territoires
La dépendance des villes aux espaces qui les entourent montre enfin les logiques d’interdépendances qui constituent le monde globalisé du XXIe siècle. Le cas de la dépendance alimentaire est tout particulièrement intéressant puisque l’alimentation est un des enjeux majeurs de notre futur proche à l’échelle de la planète.
Les villes importent beaucoup, faute d’espaces de culture en leur sein, et s’en remettent ainsi aux espaces productifs ruraux, lesquels sont en proie à l’exode rural, mais aussi à des difficultés économiques et aux conséquences du dérèglement climatique (sécheresse, pénurie…). Pour illustrer l’idée de façon plus ludique, on peut y voir le reflet du fonctionnement du « Capitole » dans la saga Hunger Games, lequel repose uniquement sur le travail fourni par les districts (électricité, nourriture, minerais…).
L’évolution des espaces urbains témoigne aussi des disparités de développement à l’échelle planétaire comme à l’échelle régionale
La fragmentation économique des territoires
Force est de constater que la métropolisation a accentué la fragmentation des espaces à l’échelle mondiale. L’urbanisation est inégale. Certaines villes du sud global ne profitent pas encore d’une urbanisation aboutie, ce qui rend vulnérable le territoire. On pense évidemment au phénomène d’exode rural qui entraîne des situations de surpopulation dans certains PED, mais aussi dans les PD.
Le manque de financements publics crée des fragmentations à l’échelle locale (ségrégation spatiale, bidonville) et témoigne de la difficulté de certains États à mener à bien le développement du territoire national. Ainsi, l’urbanisation informelle peut prendre le dessus, tandis que les logements et la viabilisation manquent. Puisqu’il n’y a pas de structuration, l’urbanisation est spontanée. Ceci crée des villes horizontales qui sont des amas de constructions informelles sans viabilisation.
Certains experts parlent de « bidonvilisation ». Un article du site Géoconfluences intitulé « Tenter de comprendre Lagos », évoque celle qui est la grosse ville du Nigéria, comptant environ 22 millions d’habitants. Là-bas, plus de 70 % de la population vit dans des « quartiers précaires construits sur des terrains marécageux, non propices à l’urbanisation ni à la viabilisation ». Les bidonvilles sont appelés les slums au sein desquels beaucoup de « sinking houses » (ou maisons qui coulent) sont présentes. Ces phénomènes sont symptomatiques de la difficulté des États à engendrer du développement sur leur territoire.
L’urbanisation comme gouffre économique
Dans d’autres espaces où l’urbanisation est bien avancée, elle peut toutefois s’avérer être handicapante. La Chine, par exemple, est un pays qui connaît encore aujourd’hui une crise immobilière de grande envergure pour laquelle le FMI se dit « inquiet ». La formation de bulles spéculatives autour des valeurs immobilières a entraîné une chute importante en 2021 après un boom. Des projets immobiliers gigantesques avaient été entrepris par l’État chinois dans les années 2010.
Cependant, la majeure partie des logements restent vacants dans certaines villes devenues « fantômes » du fait de prix trop élevés. Par exemple, à Ordos, en Mongolie intérieure, seulement 2 % des logements disponibles étaient occupés en 2009. La situation s’est améliorée au cours de la décennie.
Les villes nouvelles : solution ou symptôme d’incohérence par rapport aux enjeux du monde actuel ?
Enfin, il advient aujourd’hui le besoin de créer des villes nouvelles aux abords des métropoles pour désengorger l’espace métropolitain surpeuplé. Toutefois, un des problèmes majeurs reste la difficulté de développement de certaines de ces villes. On peut évoquer les projets autour du Caire, en Égypte, détaillés dans un article du site Les Clés du Moyen-Orient. Depuis 2016, le gouvernement souhaite édifier une nouvelle capitale administrative : « Future City ». Sous l’égide d’al-Sissi, ce projet doit permettre de déplacer les institutions de la haute administration et proposera des logements. Le but est de « créer un pôle attractif en périphérie, source d’emplois et de services », tout en répondant à la création de quartiers informels dans le Caire du fait de la forte croissance démographique.
Toutefois, selon Pierre-Arnaud Barthel, ces villes subissent un « mal développement ». (Repenser les villes nouvelles du Caire : défis pour mettre fin à un développement non durable, 2011). On les construit sans prendre en compte les conséquences environnementales, elles sont très consommatrices d’espace et d’énergie. Les prix démesurés et le manque d’infrastructures de transport entraînent une attractivité bien moindre que ce qui avait été prévu. Cela met aussi une barrière à la mixité sociale. Barthel caractérise (en 2011) les nouvelles constructions de « bombe à retardement » qui entretiennent les bulles spéculatives et font craindre une crise économique future.
Conclusion
On voit bien que les logiques de structuration des villes et leurs mutations sont des témoins visibles de l’évolution des sociétés. Tenter de comprendre la ville, c’est s’intéresser à ce que construit l’homme.
Si cet article t’a plu, n’hésite pas à consulter tous nos articles de HGGMC pour performer aux concours.