La guerre en Ukraine a profondément reconfiguré les principaux acteurs de l’armement ainsi que leurs motivations. C’est pourquoi Léo Péria-Peigné nous apporte son expertise autour de ce sujet en tant qu’auteur de Géopolitique de l’armement, publié en 2024. Léo Péria-Peigné est chercheur au sein de l’Observatoire des conflits futurs de l’Institut français des relations internationales (Ifri). Diplômé d’un master en relations internationales et intelligence économique à Sciences Po Lille, il a notamment travaillé au sein du Commandement des opérations spéciales et est un spécialiste de l’industrie de défense turque.
En 2017, le Chef d’état-major des armées, Pierre de Villiers, est démis de ses fonctions à la suite de sa réclamation de porter le budget de la Défense à hauteur de 2 % du PIB. Pourtant, en 2023, la loi de programmation militaire établit le budget du ministère des Armées à 2 % du PIB d’ici 2025. Comment peut-on expliquer ce changement de politique ?
Cela s’explique par deux raisons. D’une part, le contexte géopolitique a changé. La guerre en Ukraine a provoqué une prise de conscience à l’échelle européenne, voire mondiale, sur la nécessité d’investir davantage dans ce domaine. Par exemple, la Pologne envisage d’établir le budget de son ministère des Armées à hauteur de 4 % de son PIB dans les prochaines années.
D’autre part, la politique étrangère française a été bouleversée par la fin de plusieurs opérations extérieures qui ont entraîné une spécialisation particulière de notre outil de défense au détriment de sa capacité à répondre à des conflits de haute intensité. Cette spécialisation s’expliquait par l’idée que ces conflits ne surviendraient pas en raison de la dissuasion nucléaire, comme le soutenaient les Livres blancs des années 2000. Bien que la loi de programmation militaire de 2023 vise à répondre à ces défis, les contraintes budgétaires risquent de compromettre les ambitions de l’Armée française.
Contrairement au Zeitenwende allemand axé sur la défense de son territoire, la loi de programmation militaire souffre également d’un manque de priorisation des objectifs stratégiques. La France présente certes des ambitions de « grande puissance moyenne » comme en Afrique, dans l’Indopacifique ou encore sur son territoire (opération Sentinelle, arme nucléaire), mais ses objectifs sont en inadéquation avec ses moyens financiers, humains et matériels.
La France dispose de la deuxième ZEE mondiale derrière les États-Unis. Néanmoins, elle ne dispose que d’un seul porte-avions actif. Comment peut-on expliquer ce déséquilibre entre les ambitions mondiales de la puissance française et la capacité de projection (Yves Lacoste) dont elle dispose ?
Ces difficultés s’expliquent par le manque de priorisation des objectifs stratégiques qui est une prérogative de la sphère politique afin d’accorder nos ambitions avec nos moyens et inversement. En effet, si la France décidait d’être un acteur majeur en Indopacifique, elle devrait alors investir bien davantage dans sa marine, son porte-avions, ses ravitailleurs au détriment des autres composantes. Tandis que si elle faisait le choix d’axer sa politique extérieure sur le théâtre européen, la construction d’un nouveau porte-avions serait moins pertinente, favorisant davantage l’armée de terre. Cette cohérence est nécessaire afin d’être en mesure de se tenir à nos objectifs stratégiques en temps de guerre.
La guerre en Ukraine a incarné l’importance de la guerre hybride aujourd’hui à travers l’utilisation massive de drones en provenance d’Iran ou de Turquie. Vous insistez dans votre livre sur l’importance de technologies de rupture (cyber, hypersoniques, quantiques) dans l’histoire de l’armement. Les stratégies employées par les puissances géopolitiques comme la France comprennent-elles ces enjeux ?
Bien que ces technologies présentent des avantages, comme dans les télécommunications, les programmes militaires des grandes puissances sont axés autour de technologies traditionnelles liées à la guerre de haute intensité dont la production est généralisable.
Lors de sa présidence, Eisenhower a favorisé la concentration du complexe militaro-industriel américain. La politique de la concurrence européenne est-elle compatible avec les ambitions de soutenir une « économie de guerre » formulées par le président Emmanuel Macron en 2023 à Bergerac ?
Il y a d’abord eu une première concentration au niveau national, dans les années 1950, afin de produire un avion de combat, incarnée par l’émergence d’un unique producteur français, contre quatre auparavant. En raison du coût technologique, une concentration relative s’opère en Europe à travers l’Airbus européen ou encore le regroupement bilatéral KNDS.
L’industrie de l’armement est caractérisée par de nombreuses formes de coopération, en particulier à l’échelle européenne. Comment concilier ces projets avec les ambitions d’autonomie stratégique des États ?
Cette conciliation est difficile. Les coûts des systèmes modernes augmentent et les capacités budgétaires des États diminuent. Il est donc de plus en plus indispensable de faire européen en acceptant des divergences stratégiques puisque, faute de pouvoir financer un système 100 % français, la seule alternative serait d’acheter sur catalogue un appareil au cahier des charges sur lequel nous n’aurions eu aucune influence pour qu’il corresponde à nos besoins.
Malgré l’échec du contrat franco-australien de sous-marins, la France est le deuxième exportateur d’armes en 2024 selon le SIPRI. Comment peut-on expliquer ce succès français ?
Ce succès commercial s’explique essentiellement par les exportations du Rafale. Ce dernier est arrivé à maturité technique et commerciale, et est plus adapté aux besoins et aux moyens financiers des puissances moyennes émergentes. Il dispose d’un fort soutien diplomatique.
Néanmoins, ce succès cache un déséquilibre. Contrairement aux autres pays exportateurs d’armement, la France a longtemps refusé le tournant des offsets (transferts technologiques et des garanties de production à l’étranger), pourtant décisifs sur le marché de l’armement actuel, au nom de sa politique d’emploi en France et de son autonomie. La BITD française est traditionnellement pensée pour assurer à la France une souveraineté et une avance techno-industrielle difficilement compatibles avec la logique d’offsets.
La base industrielle et technologique de défense (BITD) est caractérisée par sa richesse en matière d’acteurs privés. Ces acteurs non étatiques agissent-ils indépendamment des puissances qui les soutiennent ?
Il y a un alignement géopolitique entre les entreprises et l’État qui est leur principal client. Dans le cas des États-Unis, il y a une véritable symbiose entre l’État fédéral et les entreprises, afin de bénéficier d’économies d’échelle pour vendre moins cher, dans des délais plus courts.
Vous insistez à travers les exemples de l’Inde, des EAU ou encore de la Pologne, sur le lien étroit entre les exportations d’armes et une stratégie géopolitique. Dans le cadre de l’Irangate sous Nixon, ou encore du génocide rwandais, l’exportation d’armes a nui au soft power de ces puissances. Pourquoi ces États continuent à vendre des armes ?
Les exportations d’armement ont une dimension proprement géopolitique et s’inscrivent dans une stratégie plus globale. Par exemple, la France vend des armes à l’Arabie saoudite, ce qui lui donne une présence dans une région instable et un partenariat diplomatique sur le long terme sur un théâtre stratégique.
L’opinion publique est-elle un acteur qui participe à l’établissement d’un cadre juridique autour de l’armement ?
L’opinion publique pèse notamment dans les décisions des pays qui vendent peu d’armes, comme la Belgique. Néanmoins, il arrive qu’elle accueille favorablement ces exportations, comme en témoignent les 200 000 visiteurs du salon Eurosatory. Nous assistons également au démantèlement du cadre juridique multilatéral qui encadrait les exportations d’armement. En raison du succès des armes à sous-munition en Ukraine, la Lituanie est notamment sortie de la convention d’Oslo afin d’en acheter.
Qu’entendez-vous par l’expression de « paradoxe d’Augustine » en Europe ?
Ce concept est né du constat que chaque génération d’armement coûte plus cher, selon Norman Augustine, patron de Lockheed Martin. Dans une présentation, il a notamment estimé que d’ici 2100, les États-Unis ne disposeront que d’un seul avion partagé entre les différents théâtres d’opérations. Cela représente une problématique pour les puissances intermédiaires qui cherchent à développer leur programme d’armement de façon autonome avec leurs propres compétences, malgré des contraintes budgétaires.
La filière de recyclage de l’armement est-elle développée ?
Historiquement, l’armement était démantelé au sein des pays en développement en raison de la faible valeur ajoutée générée par cette activité. Cependant, ces pays sont de plus en plus réticents à réaliser ces tâches très contraignantes. Par exemple, la Turquie a refusé de recycler le Foch, qui a ensuite été coulé au large du Brésil en raison de la présence d’amiante.
Quelle est la place occupée par les travaux de John Keegan dans votre réflexion ?
Keegan présente deux choses. D’une part, l’évolution de l’armement a des conséquences sur la société. D’autre part, l’émergence d’une forme d’armement dépend de la société dans laquelle elle est pensée. Par exemple, l’archer long anglais de la guerre de Cent Ans ne peut exister qu’au sein d’une structure sociale spécifique de propriétaires terriens. Les choix de blindés allemands et français retranscrivent également des choix liés à une culture stratégique propre à une société. Le char français est plus solide, mais plus lent et moins autonome dans une approche défensive. Tandis que le char allemand, plus léger, retranscrit une stratégie de pénétration rapide, et son système radio vise à limiter les risques de dispersion de l’infanterie.
Assiste-t-on au retour des défenses sol-air ?
En effet, nous assistons à un nécessaire retour des défenses sol-air du bas du spectre. Avant le conflit en Ukraine, ou au Haut-Karabagh dans la moindre mesure, la défense sol-air reposait sur des intercepteurs de grande qualité, très chers et élaborés afin d’éliminer des menaces en haute altitude du haut du spectre (missile balistique, avion de combat avancé).
Cependant, ce type de défense n’est pas adapté économiquement face aux drones qui représentent une menace peu chère et disponible en masse, nécessitant d’autres types de systèmes capables de fournir une interception moins coûteuse et en grande quantité, comme le canon, abandonné en Occident depuis des décennies.
Cet article se situe au confluent de nombreux enjeux géopolitiques : émergence de nouvelles formes de conflits, rayonnement économique de la France à travers son industrie de défense, ou encore émergence de programmes de développement conjoint à l’échelle européenne.
Si tu souhaites approfondir ce sujet, je t’invite à lire cet article. Tu peux retrouver le livre de Léo Péria-Peigné ici.