zones grises

Depuis les traités de Westphalie de 1648, qui ont marqué l’avènement des États-nations, le monde est découpé avec des frontières linéaires. Cette découpe sous-entend que les dynamiques et les acteurs présents dans un pays le sont de manière uniforme sur tout le territoire. Ainsi, la lecture dite « zonale » des territoires a disparu, rendant invisibles sur un planisphère les zones qui échappent au pouvoir souverain, les zones « grises ». Malgré leur absence de représentation, ces zones grises accaparent l’actualité géopolitique. Zones de conflits, zones de ressources convoitées, cartels ou encore espaces maritimes contestés, la diversité et l’actualité de ces zones en font un objet d’étude particulièrement intéressant. Elles sont connexes à la plupart des chapitres étudiés en classe préparatoire et facilement exploitables en copie.

Définition des zones grises en géopolitique

La géopolitique est définie par Yves Lacoste comme « l’étude des rivalités de pouvoirs sur des territoires et les populations qui y vivent ». Les zones grises correspondent à des territoires spécifiques où ces rivalités de pouvoirs sont particulièrement accrues.

Gaïdz Minassian introduit le concept de zone grise d’abord comme un espace échappant au contrôle des États. Par impuissance ou abandon des États souverains, la domination de ces zones est assurée par des micropouvoirs alternatifs. L’enjeu de cet article est donc d’étudier la variété de ces pouvoirs alternatifs, les différents acteurs présents et, in fine, l’importance cruciale de ces zones dans la grille géopolitique mondiale.

Certains politologues, comme Philippe Moreau Defarges, considèrent ces espaces comme « l’enjeu majeur du monde post-guerre froide », tandis que d’autres, comme Xavier Raufer, parlent de « formule du chaos mondial ». Une chose est sûre : les zones grises sont au cœur des tensions géopolitiques contemporaines, car elles représentent l’ensemble des points névralgiques où les acteurs se confrontent.

Un concept parfois critiqué

La zone grise est un concept parfois critiqué pour son caractère « fourre-tout », car les sous-espaces qu’elle regroupe ont des enjeux, des dynamiques et des acteurs différents. Il est donc difficile d’en parler sans donner des exemples précis et détaillés pour appuyer son propos. Par souci de clarté, cet article propose une typologie d’études de cas de zones grises en lien avec les chapitres du module sur la mondialisation.

Si l’on doit néanmoins retenir une définition générale, il faut se référer à l’ouvrage Zones grises de Gaïdz Minassian, où il caractérise une zone grise comme « un espace, avec ou sans clôture, de dérégulation sociale, de nature politique ou socio-économique, dépendant d’un État souverain dont les institutions ne parviennent pas, par impuissance ou abandon, à y pénétrer pour affirmer leur domination, laquelle est assurée par des micro-pouvoirs alternatifs ».

Zones grises et conflits

Les zones grises sont souvent caractérisées par un chaos, et c’est souvent ce vide qui laisse de la place à différents acteurs. C’est pour cela que ces zones sont dangereuses pour les États, car elles sont un terreau fertile pour le développement du terrorisme et de la criminalité. La complexité des situations locales rend souvent ces zones chaotiques, où le pouvoir de l’État souverain n’est plus respecté.

Le cas du Nord-Kosovo

Une de ces zones grises, qui se trouve au cœur d’un jeu complexe d’acteurs, est celle du Nord-Kosovo. Depuis le 18 février 2008, le Kosovo s’est proclamé indépendant. Cependant, cette déclaration n’a pas été acceptée par la Serbie, pays auquel appartenait ce territoire. De plus, les minorités serbes du Kosovo (région du nord) contestent cette indépendance et luttent pour leur appartenance à la Serbie.

Dans la partie nord du Kosovo, à majorité serbe, on retrouve des caractéristiques conformes aux principes de Gaïdz Minassian lorsqu’il décrit une zone grise :

  • concurrence d’autorité ;
  • dérégulation sociale ;
  • privatisation du territoire.

 

En effet, bien que les autorités kosovares tentent de mettre en place des gardes-frontières entre le Kosovo et la Serbie, de nombreux affrontements mortels ont eu lieu à la frontière, notamment ceux de fin juillet 2011. Depuis, les échanges sont toujours violents entre la KFOR (armée serbe) et l’UCK (armée kosovare). Il existe ainsi un flou juridique dans cette zone grise, qui laisse de la place à des trafics illégaux d’essence, de cigarettes et autres. Les habitants du Nord-Kosovo jouent sur cette ambiguïté juridique et fiscale. Le Kosovo et la Serbie cherchent, eux, à maintenir l’ordre sur ce territoire en utilisant des moyens non conventionnels, comme l’instrumentalisation de milices privées.

Le cas du Kivu : une zone grise aux ressources convoitées

Un autre exemple pertinent est celui des affrontements dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC) entre l’armée congolaise et les rebelles du M23. Cette ancienne rébellion à dominante tutsie a repris les armes à la fin de 2021 en reprochant à Kinshasa de ne pas avoir respecté des accords signés en 2009 sur la réinsertion de ses combattants.

La RDC accuse Kigali de soutenir et de financer le M23 pour continuer à avoir le contrôle sur les mines de coltan, ce que le Rwanda conteste. Viols, mutilations et massacres de masse sont le lot quotidien dans cette région, sur fond de haines interethniques, d’accaparements de terres et de pillages des richesses géologiques (or, cuivre, coltan…). La région du Kivu, en particulier, est une zone de non-droit total, où les pouvoirs locaux ont pris le contrôle. La guerre y a fait entre quatre et six millions de morts depuis 1996.

Les acteurs non étatiques des zones grises

Les pouvoirs alternatifs développés dans les zones grises font émerger de nouveaux acteurs qui bénéficient de la mondialisation et de son fonctionnement en réseau. Ces acteurs sont nombreux : entreprises privées (banques), groupes terroristes, mafias, milices privées, etc.

Les zones tribales pakistanaises : FATA

Les régions tribales pakistanaises, connues sous le nom de FATA, sont une des zones grises contrôlées par des groupes terroristes. Ces régions montagneuses sont isolées du reste du pays, en partie à cause de leur accès difficile, ce qui complique le contrôle que peut exercer le gouvernement pakistanais. Les paramilitaires pakistanais présents aux frontières des FATA sont donc impuissants. Ces zones tribales ont un fonctionnement complètement indépendant, avec des acteurs distincts et une forme d’autonomie stratégique.

Il existe une police des tribus nommée Kashadar, et ces zones sont administrées par un président qui gouverne depuis Peshawar, la ville principale, et délègue son pouvoir aux gouverneurs des autres provinces. Ces gouverneurs sont nommés « agents politiques », et ce sont des talibans/seigneurs de guerre.

Les 40 ans de guerre entre l’Afghanistan et le Pakistan ont rendu cette zone grise, notamment lorsque la Russie est entrée en conflit avec l’Afghanistan en 1979. Ces zones tribales sont devenues les bases arrière où les talibans faisaient passer leurs armes et cultivaient l’opium (Triangle d’or), qui finançait cette guerre « sainte ». Cette talibanisation de la société s’est également faite dans les camps de réfugiés, où il y avait des écoles coraniques, les « madrassas », qui endoctrinaient les enfants. Le gouvernement actuel de l’Afghanistan est majoritairement composé de talibans qui ont grandi dans ces camps des années 1990. Cet exemple montre à quel point les différents acteurs qui contrôlent les zones grises peuvent donc poser un réel problème majeur à l’international et pour l’équilibre géopolitique.

Zones grises maritimes : mer de Chine méridionale

La notion de zone grise prend également tout son sens dans l’espace maritime, dont les limites fixées par la communauté internationale sont souvent discutées. En particulier dans les mers où les ZEE (zones économiques exclusives, s’étendant jusqu’à 200 km des côtes) de différents pays se chevauchent. Le cas le plus explicite est celui de la mer de Chine méridionale, où la Chine refuse la délimitation internationale des différentes ZEE adoptée à Montego Bay en 1982 et revendique certains atolls, comme les Spratleys, les Paracels et Scarborough. Cette revendication chinoise étend donc son territoire au détriment des Philippines et du Vietnam.

La stratégie chinoise dans cette zone est peu conventionnelle, car elle repose sur une intimidation et une pression en deçà d’un niveau qui provoquerait une réponse militaire. La Chine envoie notamment de nombreux pêcheurs civils s’installer pacifiquement sur les îles contestées pour éviter tout affrontement militaire. Le droit international interdisant d’attaquer des bateaux civils. En occupant ces territoires, la Chine légitime et renforce sa possession de ces atolls. À nouveau, cette zone grise est au centre des tensions géopolitiques en Asie. Ces rivalités sont exacerbées par des enjeux économiques. On estime à 10 millions de tonnes de nodules métalliques les ressources de la ZEE des atolls Paracels et Spratleys, et 7,7 milliards de barils de pétrole seraient dans les fonds de la mer de Chine.

Zones grises et notion d’antimonde

 Le concept « d’antimonde », développé par Roger Brunet, peut se rapprocher de celui de certaines zones grises. Il définit un antimonde comme « une partie mal connue du monde qui tient à le rester, se présentant à la fois comme le négatif du monde et son double indispensable ». La mondialisation a sélectionné et hiérarchisé les territoires, et certaines zones à l’écart ont trouvé un fonctionnement particulier. Roger Brunet sous-divise ces antimondes en quatre catégories :

  • les antimondes légaux (enclave touristique, bateau de croisière, casino) ;
  • les antimondes dérogatoires (pavillon de complaisance, paradis fiscal, zone franche) ;
  • les antimondes informels (squat, bidonville, espace de l’économie informelle) ;
  • les antimondes illégaux (espace de drogue, de guérilla, de migration clandestine).

Zones grises et cyberespace

Le cyberespace constitue lui aussi une zone de flou pour les États, en raison de l’absence de frontières et de son caractère transnational. Le chaos de cet espace profite aux activités illicites, telles que le cyberterrorisme, l’espionnage, la cybercriminalité et la désinformation. La grande liberté et l’anonymat permis dans cet espace pèsent un réel poids sécuritaire pour les États.

En effet, l’influence qu’ont pu avoir les cyberattaques sur les élections américaines de 2020 en est une preuve. L’attaque russe « NotPetya » en 2017 a, par exemple, coûté plus de 10 milliards à l’économie ukrainienne et affecté les grandes FTN du monde. Les acteurs sont variés, allant d’un hacker solitaire (Hushpuppi) à des groupes étatiques (Lazarus en Corée du Nord), ou encore des organisations de cybercriminalité (Anonymous). Le cyberespace est donc une zone grise où les conflits sont asymétriques et invisibles, mais leur portée peut avoir un impact géopolitique majeur.

Conclusion

Maîtriser le concept de zones grises est un véritable atout dans son arsenal d’arguments. Ces zones sont les conséquences d’une mondialisation parfois dangereuse, qui a hiérarchisé les territoires et a créé de l’espace pour de nouveaux acteurs. La complexité de ces zones, avec leurs contextes historiques particuliers et leurs dynamiques interacteurs difficiles à déchiffrer, en fait un objet d’étude très valorisé. Décider d’approfondir deux ou trois de ces zones te permettra de faire une réelle différence dans la profondeur d’analyse.

 

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