Indopacifique

Depuis la diffusion du concept d’Indopacifique en 2007 par Shinzo Abe, lors de son discours prononcé devant le Parlement indien, une dizaine d’États ou d’entités régionales disposent d’une stratégie indopacifique comme l’illustre l’apparition de termes à l’instar de RCEP, CPTPP ou même IPEF. Cette évolution refléterait le basculement du centre de gravité de la mondialisation.

L’Indopacifique : un espace géostratégique et un pivot géopolitique du monde à travers le “RCEP”

Un concept géographique

L’Indopacifique désigne un espace à géométrie variable. En première instance, c’est un concept géographique. Dans un sens large, il englobe les océans Pacifique et Indien. Dans un sens restreint, il désigne l’espace constitué par la moitié orientale de l’océan Indien et la partie occidentale du Pacifique (mers de Chine et du Japon, notamment), axé autour de l’Asie du Sud-Est et de l’Océanie.

Outre cela, l’Indopacifique est un concept géopolitique, aux contours flous et variables selon les acteurs (États-Unis, Japon, Australie, UE…). C’est aussi un concept idéologique rejeté par la Chine, qui le considère comme une stratégie de containment à son égard.

Sur le plan économique

Fort de ses détroits (Malacca, Sonde ou Lombok), l’Indopacifique concentre désormais 90 % du transport par conteneurs (L’Indo-Pacifique : Nouveau centre du monde, Marianne Péron-Doise). De surcroît, la façade maritime asiatique est devenue la première façade mondiale (devant la Northern Range), s’imposant ainsi comme l’un des pôles majeurs de la mondialisation.

Cet essor a été progressif. Il débute dans les années 1950 avec le renforcement du poids de la Chine méridionale à la suite de la mise en place du modèle asiatique en « vol d’oies sauvages ». S’ensuivent les essors de la Chine, dans les années 1990, et de l’Inde, dans les années 2000.

Il faut également souligner que cet espace est richement doté de ressources énergétiques. Il présente du pétrole, du gaz, des nodules polymétalliques, ou des ressources halieutiques.

Sur le plan géopolitique

Selon Isabelle Saint-Mézard dans Géopolitique de l’Indo-Pacifique (2022), ce concept met au jour un durcissement des rapports de force entre les grandes puissances d’Asie et la rivalité croissante sino-américaine. D’autres acteurs ont progressivement émergé dans la zone, je t’invite à lire cet article.

Un espace convoité qui s’embrase

L’Indopacifique s’apparente à un chaudron bouillonnant, selon la formule de Martine Bulard, dont les ambitions de la Chine font accroître la température.

En mer de Chine orientale

Les tensions sont diverses. Autour de Taïwan, la Chine, d’une part, considère que Taïwan fait partie du territoire national. La réunification doit être effective en 2049, selon l’objectif fixé par Xi Jinping. D’autre part, le courant indépendantiste est de plus en plus important sur l’île et sa défense est, en théorie, garantie par les États-Unis.

En outre, les îles Senkaku (nom japonais)/Diaoyu (chinois) sont disputées par la Chine et le Japon. C’est également le cas des îles Dokdo (coréen)/Takeshima (japonais) par la Corée du Sud et le Japon.

En mer de Chine méridionale

Les espaces revendiqués sont là aussi multiples. En premier lieu, la Chine revendique entre 80 % et 90 % de la superficie de cette mer. Cette souveraineté est revendiquée à l’intérieur de la « ligne des 9 traits » ou « langue de bœuf ». La Chine se dispute les îles Paracels avec le Vietnam et le récif Scarborough avec les Philippines. Les îles Spratleys opposent la Chine à la Malaisie, le Vietnam, les Philippines, Taïwan et Brunei.

Le bras de fer entre les États-Unis et la Chine

Le positionnement américain dans l’Indopacifique reste une priorité à Washington, depuis l’administration Obama et sa stratégie du pivot vers l’Asie. Le bras de fer sino-américain dans la zone aboutit à une logique de blocs et à une surmilitarisation de la région. L’Indopacifique est la région où les dépenses militaires ont le plus fortement augmenté les deux dernières décennies, avoisinant les 140 %.

Les stratégies de 2020 (« Supériorité en mer ») et de 2022 (« La stratégie indopacifique des États-Unis ») doivent leur permettre de garder un avantage, en modernisant leurs forces navales (stratégie de 2020) et en faisant progresser la « dissuasion intégrée » (stratégie de 2022). La dissuasion intégrée est présentée comme « la combinaison, sans discontinuité, des capacités permettant de convaincre les adversaires potentiels des États-Unis, que le coût de leurs activités hostiles l’emporte sur les bénéfices », et ce, dans tous les champs et les théâtres (« La dissuasion intégrée américaine : pertinence et limites du concept », Briefings de l’IFRI). Par ailleurs, le PACOM (commandement américain du Pacifique) dispose de 375 000 hommes, de 5 porte-avions, de 200 navires et de 1 100 aéronefs.

Cet espace, historiquement dominé par les États-Unis (annexion d’Hawaï, puis occupation de Guam et des Philippines en 1898, pactomanie américaine pendant la guerre froide avec le traité de San Francisco ou l’ANZUS…), est désormais le théâtre d’intimidations réciproques et d’affrontements par satellites interposés.

Les risques d’escalade sont à craindre. Aux manœuvres Malabar de novembre 2020 ont répondu les manœuvres conjointes de l’Iran, de la Chine et de la Russie, dites « ceinture de sécurité maritime », en mars 2021. Les manœuvres RIMPAC de 2022, dirigées par les États-Unis, ont rassemblé 26 nations. En juillet 2023, l’opération Talisman Sabre a réuni 13 pays au large de l’Australie, surveillée dès son lancement par un navire-espion chinois.

D’où le jeu des alliances : RCEP vs CPTPP vs IPEF

Les rivalités et les conflits font progressivement émerger une logique de blocs. Ces alliances sont d’abord économiques, mais aussi géopolitiques. Les ficelles sont tirées par les États-Unis et la Chine, les deux acteurs majeurs de la zone.

Trois groupes se distinguent, incarnés par le RCEP, le CPTPP (ancien TTP) et l’IPEF. La revue Conflits souligne qu’une « gigantesque partie de go se joue entre deux forces soutenant ces accords ».

RCEP

Le Partenariat économique régional global (RCEP) est signé le 15 novembre 2020. Il regroupe l‘ASEAN + 5, c’est-à-dire 15 pays d’Asie et du Pacifique : Singapour, Thaïlande, Indonésie, Malaisie, Vietnam, Philippines, Birmanie, Cambodge, Laos et Brunei – les 10 de l’ASEAN – et Chine, Japon, Corée du Sud, Australie et Nouvelle-Zélande. L’entrée en vigueur a eu lieu au 1er janvier 2022.

L’accord prévoit d’éliminer les droits de douane sur plus de 90 % des marchandises au cours des dix à quinze prochaines années. Le RCEP est la plus grande zone de libre-échange du monde. Elle couvre 2,2 milliards d’habitants et 30 % du PIB mondial. Pour autant, la concurrence régionale est supérieure à la complémentarité.

Le Japon et la Corée du Sud seraient les premiers bénéficiaires du RCEP, avec des gains respectifs de l’ordre de 48 et 23 milliards de dollars par an.

CPTPP

Signé en février 2016, sous le sigle TPP (Trans-Pacific Partnership), l’accord vise à intégrer les économies des régions Asie-Pacifique et Amérique, et à en exclure la Chine. Le retrait de Trump des accords en janvier 2017 gèle le processus.

Par la suite, les autres membres reprennent le traité, allégé de quelques clauses, sous le nom de CPTPP (Partenariat transpacifique global et progressiste). Les membres le signent en mars 2018 et le traité prend effet en décembre de la même année.

L’entrée en vigueur du CPTPP est progressive pour 11 parties au total. Sept l’ont ratifié : Japon, Canada, Mexique, Singapour, Vietnam, Australie et Nouvelle-Zélande. Les autres (Malaisie, Brunei, Pérou et Chili) libéraliseront au moins 95,6 % de leurs lignes tarifaires au plus tard en 2039.

Cet accord ne pèse pas lourd sans la présence des États-Unis et de la Chine. Il représente en effet 510 millions de personnes et 10,8 milliards de dollars de PIB (revue Conflits). En revanche, le processus d’adhésion a été lancé avec le Royaume-Uni depuis juillet 2023, et d’autres pays sont candidats, comme la Chine et Taïwan.

IPEF

Le cadre économique indopacifique pour la prospérité (IPEF) est une initiative proposée par le président Joe Biden en mai 2022.  Quatorze pays participants, dans la région Indopacifique, en sont membres fondateurs, avec une invitation ouverte aux autres pays – tous ? – à s’y joindre.

L’IPEF est un sérieux concurrent, semble-t-il, du RCEP, puisqu’il représente 2,5 milliards d’habitants et couvre 40 % du PIB mondial.

Toutefois, l’IPEF représente un cadre peu attractif pour diverses raisons.  À titre d’illustration, d’un côté, la Chine offre des investissements à hauteur de 1 000 milliards de dollars. De l’autre, les États-Unis proposent seulement la création d’un mécanisme qui facilitera les transactions mutuellement complémentaires, sans pour autant abaisser les tarifs ou élargir l’accès à leur marché. À la Maison-Blanche, on n’envisage même pas de discuter ces deux dernières initiatives sur le long terme. De plus, la revue Conflits explique que l’IPEF souffre d’un manque de cohérence. Initié dans un contexte de « schizophrénie aiguë » et de « complexe obsidional » vis-à-vis de la Chine, l’accord vise à exclure leur partenaire commercial et d’investissement le plus puissant, au nom de la « coopération ».

L’IPEF a un long et sinueux chemin à parcourir pour devenir un accord formel. En guise d’exemple, le RCEP a été signé après huit années de longues négociations.

Pour le moment, les États-Unis continuent d’avancer leurs pions dans l’Indopacifique. Effectivement, quelques jours après des exercices navals menés conjointement en mer de Chine, les dirigeants japonais et philippins sont accueillis à Washington en avril 2024 dans le cadre d’un sommet tripartite. Face aux échecs d’un triangle Washington-Tokyo-Séoul, la Maison-Blanche se tourne vers les États dont les dirigeants partagent sa perception. Celle d’un Free and Open Indopacific. En réponse aux percées américaines, la Chine renforce ses dialogues bilatéraux. Ces derniers incluent un volet économique et des accords stratégiques.

Face à ces pressions, les États asiatiques doivent mettre en avant leur souveraineté et leur indépendance. Les élections législatives sud-coréennes d’avril 2024 en sont un exemple parlant.

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