Image de la pensée grecque - Représentation issue de Paestum

Dans son recueil intitulé Mythe et pensée chez les Grecs (1965), Jean-Pierre Vernant réalise une enquête d’anthropologie historique sur les différentes catégories psychologiques au sein du monde grec antique (la mémoire, le temps, l’espace, le travail et, bien entendu, l’image). Grâce à son étude approfondie de l’image dans la pensée grecque, l’historien éclaire un phénomène : celui d’un avènement de la figuration chez les Grecs. 

Introduction

Aux côtés de Pierre Vidal-Naquet et Marcel Detienne, Jean-Pierre Vernant contribue à renouveler l’anthropologie historique de la Grèce antique. Son approche vise à étudier les représentations antiques, ses dimensions sociales et culturelles, afin d’approfondir notre compréhension de certains faits historiques. Dans son introduction à Mythe et pensée chez les Grecs, l’historien et helléniste indiquait clairement sa perspective :

Nous recherchons ce qu’a été l’homme lui-même, cet homme grec ancien qu’on ne peut séparer du cadre social et culturel dont il est à la fois le créateur et le produit.

C’est dans le cadre de cette étude sur l’homme et ses dimensions psychologiques que Jean-Pierre Vernant procède à une analyse de l’image dans la culture grecque antique.

L’avènement de l’image dans la pensée grecque  

Du XIIe au VIIIe siècle avant notre ère, la Grèce n’a pas encore développé un système de représentation figurée. Sous l’influence de modèles orientaux, un véritable “répertoire d’images” se constituerait vers le VIIIe siècle. Un langage plastique s’affirme alors dans des domaines comme celui de la céramique :

Nous assistons […] à une sorte de naissance ou, au moins, de renaissance, nous autorisant à parler d’un avènement de la figuration en Grèce.

En passant par l’étude de la langue grecque, Jean-Pierre Vernant attire ainsi notre attention sur le lexique qui permettait de désigner la représentation figurée.

En effet, sur l’ensemble des termes qui désignent les idoles archaïques avant le Ve siècle, rares sont ceux qui portent en eux l’idée de ressemblance ou d’imitation. La représentation figurée, qui s’est constituée historiquement en tant que notion, n’était pas associée spontanément à l’idée de mimésis, d’imitation :

La notion de représentation figurée ne va pas de soi : ni univoque, ni permanente, elle constitue ce que l’on peut appeler une catégorie historique. Elle est une construction qui s’élabore, et qui s’élabore difficilement, par des voies très diverses, dans les diverses civilisations.

Avant le développement de la théorie de la mimésis, que ce soit chez Xénophon ou chez Platon, l’image ne vise pas à imiter les apparences. Elle possède une fonction spécifique : rendre présent l’invisible. En d’autres termes, elle doit présentifier dans le monde humain les figures de l’au-delà grâce à la puissance de l’image :

[Il s’agit] d’idoles qui fonctionnent comme des actualisations symboliques des diverses modalités du divin, à l’image proprement dite.

La présentification de l’invisible par l’image

L’image dans la pensée grecque a d’abord une fonction métaphysique. Il s’agit de rendre présent grâce à l’image un être fondamentalement invisible. La figuration par l’image possède un statut lié à certains domaines de la société, en particulier celui de la religion. L’étude de la figuration des dieux dans la statuaire permet d’éclairer le statut et le fonctionnement de ces images.

Tout d’abord, la puissance de l’image permettrait de répondre à une visée paradoxale : donner une présence visuelle à des entités qui appartiennent au monde de l’au-delà.

Faire voir l’invisible, assigner une place dans notre monde à des entités d’au-delà : on peut dire qu’il y a au départ, dans l’entreprise de figuration, cette tentative paradoxale pour inscrire l’absence dans une présence, pour insérer l’autre, l’ailleurs, dans notre univers familier. 

En parallèle des récits et des rituels, la pratique religieuse s’organise autour defaits de figuration” . Ces faits n’ont pas uniquement pour fonction de représenter des figures divines. L’ambition est plus grande : il s’agit de rendre présent la puissance divine afin qu’un contact direct soit possible avec elle. En réalisant ce “pont vers le divin”, la figuration doit aussi exprimer ce que le divin a d’inaccessible pour les simples mortels.

L’idole doit en même temps, dans la figure même, marquer la distance par rapport au monde humain, accuser l’incommensurabilité entre la puissance sacrée et tout ce qui la manifeste, de façon toujours inadéquate et incomplète, aux yeux des mortels.

Pour rendre palpable cette perpétuelle distance, l’image ne doit pas représenter le dieu mais bien sa puissance. Par conséquent, la puissance de l’image rend possible l’expression de la puissance divine.

L’image dans la cité grecque

Les fonctions sociales et religieuses de l’image

Cet avènement de la figuration par l’image doit se comprendre à partir d’une expérience collective : celle de la cité. En effet, au sein de cet espace social, cette forme d’expression du divin peut avoir diverses fonctions. Elle être utilisée comme un instrument de prestige ou encore comme un moyen d’action sur les groupes.

L’exemple du sceptre d’Agamemnon illustre cette fonction sociale et religieuse. Tout en étant un symbole de l’autorité politique, l’objet participe d’une reconnaissance dans le roi d’une filiation divine avec Zeus. En effet, il s’agit d’un objet divin, fabriqué par Héphaïstos et donné par Zeus à Hermès. Entre les mains d’Agamemnon, cette idole constitue un moyen d’expression visuelle du divin et d’affirmation de l’autorité politique.

En somme, cet objet symbolique n’est pas réductible à une idole qui n’aurait du sens que dans un espace familial ou privé. Il devient pleinement une image car il participe à la construction d’un sens structurel pour le groupe.

Un tournant se serait opéré dans l’histoire sociale de la Grèce antique : l’objet voué à un culte n’est plus assigné à un espace privé mais devient le symbole d’une puissance divine qui s’adresse à tous. Ainsi, l’image s’inscrit dans “un âge de la Cité”. Cette nouvelle forme de figuration des dieux participe à reconfigurer le rapport de la société à ses symboles.

En cessant d’incarner le privilège d’une famille ou d’un groupe fermé, l’idole perdra sa valeur de talisman […] pour prendre signification et structure d’image. 

Le temple, un sanctuaire de l’image

Un lieu est au centre de cette reconfiguration du symbole divin : le temple. Contrairement à l’intérieur familial, le temple s’apparente à un espace tourné vers l’extérieur. L’inscription de ce lieu de culte dans la cité signale l’intention de rendre la présence divine pleinement visible à tous. Ainsi,

Sous le regard de la Cité, [le temple] devient forme et spectacle.

Le temple symbolise cette double association du religieux et du social. Tout en permettant le culte, la statuaire grecque affirme son caractère d’image offert à la vue de tous. Jean-Pierre Vernant évoque même un “caractère de pleine publicité“. Ainsi, la statue devient une image de la puissance divine conçue par et pour la Cité.

[On demande à la statue] d’agir sur les yeux du spectateur, de traduire pour lui de façon visible la présence invisible du dieu et de lui communiquer un enseignement sur la divinité.

L’anthropomorphisme des images divines

Une fois cette place structurelle et historique de l’image reconnue au sein de la Cité, une question peut se poser à propos de ces représentations. En quoi l’apparence du corps humain est-elle la plus adéquate pour représenter le divin ? Effectivement, ces représentations du divin manifestent ce que nous pouvons nommer un anthropomorphisme des images divines dans la religion grecque. Autrement dit, il s’agit du fait de représenter le divin à partir de la figure du corps humain.

Toutefois, la notion d’anthropomorphisme suppose-t-elle que les dieux soient représentés à l’image des hommes ? Selon Jean-Pierre Vernant, ce n’est nullement le cas. Le corps humain deviendrait seulement une image en tant qu’il permet à son tour l’expression la puissance divine.

Pour les Grecs, il me semble plutôt qu’à l’inverse le corps humain leur apparaissait, lorsqu’il est dans la fleur de sa jeunesse, comme l’image ou comme un reflet du divin.

Dans la pensée grecque, l’image du corps devient aussi une matière de sens, comme c’est le cas dans de nombreuses sociétés. Cette valorisation du corps humain s’explique à partir d’un événement qui représente une célébration sociale et religieuse : les Jeux. D’une part, en tant que célébration religieuse, la reconnaissance du vainqueur est également une reconnaissance du caractère divin de ses qualités physiques. D’autre part, le corps de l’athlète exprime une forme de grâce, “charis“, qui constitue une qualité esthétique attribuée au divin :

Façonnée dans le marbre, le bronze ou l’or, l’image du corps humain doit à son tour donner à voir la charis : brillance, éclat lumineux, rayonnement d’une jeunesse inaltérable.

Ainsi, les dieux ne sont pas à l’image des hommes. Ils sont figurés dans un état d’immortalité, de jeunesse inaltérable, de pureté absolue vers lequel les êtres humains peuvent tendre. Toutefois, cette représentation idéalisée du corps demeure un horizon inatteignable pour les simples mortels que sont les êtres humains.

Conclusion

L’avènement de l’image dans la pensée grecque se comprend à partir de la constitution historique de la notion de représentation figurée. Avant que celle-ci soit associée aux théories de la mimesis, Jean-Pierre Vernant analyse une fonction antérieure de l’image : celle de rendre visible l’invisible.

En effet, l’image conditionne l’expression de la puissance du divin dans la société grecque. Elle offre le témoignage direct d’un monde pourtant invisible et inaccessible aux vivants :

[L’image] souligne ce que l’au-delà de la mort comporte pour le vivant d’inaccessible, de mystérieux, de fondamentalement autre.

Cet avènement est à inscrire dans un phénomène social : celui d’un âge de la Cité. L’image se constitue à partir d’un espace social, politique et religieux où elle remplit des fonctions et où elle participe à conforter des croyances collectives. A cet égard, le temple symbolise cette inscription de l’image, en tant que puissance divine mise à la portée du regard de tous les membres de la cité.