« La route de la soie, cinq petits mots qui depuis toujours ont fait chanter mon imagination. Je voyais des caravanes de chameaux, pareilles à celles des rois mages, chargées de soieries merveilleuses, d’épices rares, de jade précieux. J’imaginais ces cortèges fabuleux, sillonnant la route pendant plusieurs mois, le jour sous un soleil, la nuit sous le ciel étoilé. Il fallait aller voir, confronter le rêve et les livres avec la réalité ».

   Anne Philippe, Caravanes d’Asie, 1948

Comme le montre cet extrait, l’expression « route de la soie » renferme quinze siècles d’histoire. La Chine n’a en effet pas toujours été encerclée par sa grande muraille. A l’époque de la dynastie des T’ang (618-907), elle avait déjà tissé des liens avec le monde occidental et le monde oriental. Ces relations empruntaient le chemin que nous nommons depuis « Route de la Soie ». Aujourd’hui le projet « OBOR » -« One Road, One Belt »- fait ressurgir le spectre de cette route. Ainsi, j’aimerais évoquer les origines de cette route avant d’expliquer en quoi consiste l’actuel projet « OBOR », et d’évoquer les réactions des différents acteurs internationaux.

La Genèse de la Route de la Soie.


    L’expression est apparue au XIXe siècle sous la plume de Ferdinand Richthofen pour désigner la réalité des échanges économiques et culturels entre le monde méditerranéen, la Chine, et tous les pays situés
entre ces deux extrémités.
Plus que d’une véritable route, il s’agit d’un faisceau de voies, un réseau d’itinéraires commerciaux maritimes et terrestres. Cette « route » est née avec la mise en place d’une nouvelle organisation socio-économique et donc géographique de la hine au IIe millénaire, en lien avec une augmentation de l’aridité. Cette organisation est caractérisée entre autres par la diffusion du nomadisme pastoral et l’apparition du métier de marchand –au sens de spécialiste se déplaçant. 

   On parle de « route de la soie » parce qu’elle s’est développée avec l’essor du commerce de la soie qui s’organise dès le IIe millénaire. Néanmoins, cette route fût aussi celle des idées, des religions et des techniques d’art. D’ailleurs, la route se développe avec l’Empire, permettant aux moyens et grands Etats de dépasser les clivages régionaux. Sur les trois sections de cette même route – Chine, Asie Centrale et Moyen-Orient – voyageaient de nombreux produits : pierres, porcelaine, étoffes de laine ou lin, ambre, ivoire, verre, corail, métaux précieux, armes…. On lui attribue un rôle majeur dans les « Grandes Découvertes ».

Tous ne s’accordent pas sur les origines de la route – Leroi-Gourhan considère par exemple que cette route a constitué un espace d’échange dès le paléolithique- mais une chose est certaine, elle a progressivement disparu. Elle a d’abord été interrompue par l’invasion turque au XVe siècle. Peu à peu, sa longueur, les nombreux intermédiaires pour l’emprunter, et les dangers multiformes encourus par les voyageurs à cause de l’instabilité géopolitique de la région ont rendu les produits y transitant trop onéreux. Les Européens ont alors recherché une nouvelle route. Tandis que naissait « la route des épices » (une route maritime) vers les pays d’Orient, la « route de la soie » était de plus en plus désertée et fût abandonnée à l’aube du XVe siècle. Notons que le développement de la fabrication de la soie en Europe a contribué à ce désintérêt.

La renaissance de la Route de la Soie à travers le titanesque projet “OBOR” ou “BRI”

On observe depuis le début des années 2010 un retour à l’utilisation des routes terrestres, qualifiées par Xi Jinping en 2013 de “nouvelles routes de la soie”. En anglais, l’expression Belt and Road Initiative (BRI) a remplacé à partir de 2017, dans la terminologie officielle, l’expression « One Belt, One Road » (« une ceinture, une route »). 

OBOR est le projet phare du président chinois Xi Jinping. Il prévoit la construction d’une « arme économique » (F. Godement) redoutable de 10 000 kilomètres de long pour la modique somme de 1 000 milliards de dollars. Cette « nouvelle route de la soie », que Xi Jinping a présentée devant 29 chefs d’Etat mi-mai, concerne au total 68 pays et consiste selon Xi Jinping en un « plan Marshall » qui devrait « bouleverser à l’échelle mondiale », «  les échanges pour les décennies à venir ».

Les axes empruntés

Comme l’indique l’acronyme « OBOR », il ne s’agit pas d’une, mais de deux routes : une route maritime partant de Hong kong et Shanghai vers l’Océan Indien et le Canal de Suez, et un axe ferroviaire traversant l’Ouest Chinois, l’Asie Centrale et la Russie pour atteindre l’Europe.

Les principaux axes terrestres empruntent six voies distinctes :

  • Le corridor économique Eurasiatique
  • Le corridor Chine-Mongolie-Russie
  • Le corridor Chine-Asie du Centre-Asie de l’Ouest
  • Le corridor Bangladesh-Chine-Inde-Birmanie
  • Le corridor Chine-Péninsule indochinoise (dont Chin-Myanmar)
  • Le corridor Chine-Pakistan

En ce qui concerne les principaux axes maritimes, ceux-ci visent à rapprocher la Chine de l’Afrique de l’Est et du Moyen-Orient. Deux routes sont concernées :

  • celle qui correspond au “collier de perles” et qui passe par les mers de Chine, le détroit de Malacca et l’océan Indien
  • la route polaire de la soie

Ce projet répond à plusieurs objectifs.

Des objectifs économiques

L’enjeu est, d’une part, l’approvisionnement en matières premières et en hydrocarbures, et, d’autre part, l’exportation de biens manufacturés.

En outre, le projet BRI vise à créer des couloirs de développement économique avec les villes des pays traversés. Par exemple, la ville de Chongqing a vu son économie fleurir grâce à l’importance du trafic ferroviaire. En effet, elle a d’une part développé le secteur de la logistique autour d’une nouvelle gare de fret. D’autre part elle a établi une zone franche.

Des objectifs diplomatiques et géopolitiques

Sur le plan diplomatique, le projet BRI doit permettre à la Chine de nouer des relations économiques et diplomatiques avec les États traversés. C’est la raison pour laquelle il s’accompagne de nombreux projets d’investissement ainsi que des prêts accordés à des taux préférentiels.

Les investissements

La Chine finance environ 1000 projets industriels et logistiques à travers le monde. Le financement est assuré par la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII), ainsi que des banques chinoises soutenues par l’Etat.

En Afrique, les principaux investissements dans les infrastructures sont : la ligne ferroviaire Djibouti-Addis Abeba et la ligne ferroviaire Mombasa-Nairobi. En Amérique latine, il s’agit du corridor bi-océanique Brésil-Pérou. Outre les infrastructures, les investissements ciblent les matières premières en Afrique, en Asie centrale et au Moyen-Orient. De plus, deux projets de canaux sont aujourd’hui à l’arrêt : le canal de Kra et le canal du Nicaragua.

Les prêts

Les prêts sont accordés à des taux très bas, ce qui concurrence directement les banques étrangères. De plus, ils sont octroyés à des conditions souples : il y a peu ou prou d’exigences politiques. Cette vision s’inscrit dans le “consensus de Pékin” (Joshua Cooper Ramo), en opposition avec le “consensus de Washington” (John Williamson). Celui-ci repose sur le triptyque : autoritarisme, souverainisme et non-ingérence.

Néanmoins, cette “politique du chéquier” risque de faire tomber de nombreux États fragiles dans la dépendance. Plusieurs écrits aux titres évocateurs dénoncent le piège de la dette. Pour n’en citer que deux : l’ouvrage de Serge Michel et Michel Beuret, Chinafrique. Pékin à la conquête du continent noir (2008), ainsi que l’article de Julie Zaugg “La Chine avance ses pions en Amérique latine” dans Le Temps (2019).

L’objectif géopolitique

L’objectif sous-jacent des deux politiques précédentes, encouragées par des intérêts diplomatiques, est géopolitique.

À terme, la Chine envisage de réunir sous son contrôle : 65 pays, 60% de la population mondiale et 1/3 du PIB mondial.

Plus concrètement, la Chine a l’ambition de contrer l’influence des Etats-Unis en Asie du Sud-Est et celle de la Russie en Asie centrale. Par exemple, l’influence de la Russie au Kazakhstan est à surveiller de près, le pays jouant un rôle de nœud ferroviaire, d’oléoducs et de gazoducs pour ces nouvelles routes de la soie.

Des objectifs politiques

Comme l’explique Nashidil Roulaï dans son article “Nouvelles routes de la soie, Belt and road initiative (B. R. I.)”, publié dans Géoconfluences, un enjeu de politique intérieure se pose également. En effet, “sur le plan interne, il s’agit pour la Chine d’assurer l’intégrité de son territoire. La province du Xinjiang, très riche en matières premières et au carrefour des routes d’hydrocarbures, est régulièrement en proie à des conflits ethniques. Pékin souhaite que l’aide au développement des pays limitrophes (Afghanistan, Kazakhstan, Tadjikistan, Kirghizstan), réduise l’instabilité aux frontières et à l’intérieur du pays.”

Des limites

Le projet demeure cependant assez flou. Il a été ébauché en 2013 avec la volonté de réduire de moitié le temps de transport entre Pékin et l’Europe pour renforcer la présence chinoise dans le monde, et pour des questions d’intérêts énergétiques. Le président l’a évoqué à de nombreuses reprises lors de ses déplacements : au Kazakhstan, en Indonésie… Toutefois si 270 accords de coopération ont été signés avec les pays concernés selon Xi Jinping, et que l’agence Xinhua a publié des documents relativement précis à l’image de « Visions et actions », le tracé de la route demeure assez incertain.

De même, se pose la question du financement de ce projet. En effet, la Chine ne peut à elle seule financer le projet : elle a déjà effectué une levée de fonds exceptionnelle de 40 milliards, ce qui est assez faible relativement au coût global. Tous les partenaires ne sont par ailleurs pas en mesure d’assumer les frais du chantier et d’entretien des infrastructures comme ils sont supposés le faire (dans des proportions variables). La Chine attend également une participation de la part des acteurs étrangers, participation qui n’est pas certaine.

Des réactions en ordre dispersé de la part de la communauté internationale

 Des enjeux sous-jacents divisent les opinions en fonction des intérêts de chacun.

Comme ce fut le cas pour l’ancienne, la nouvelle route de la soie est une façon pour la Chine d’obtenir le contrôle dans sa région, et le projet se développe dans un contexte de guerre (à présent essentiellement économique) marqué par des questions géostratégiques.

Depuis la fin du XXe siècle, l’UNESCO aide les pays situés sur le tracé de l’ancienne route de la soie à créer des circuits touristiques, eux en bénéficiaient sans que cela ne menace les relations internationales. Mais à présent, le nouveau projet risque de bouleverser l’ordre préétabli.

Les médias chinois ont largement couvert l’événement, et le quotidien officiel (Huanqiu Shibao) “se félicitait du fait qu’alors que l’économie occidentale perd du terrain, la capacité de développement économique de la Chine arrive à point nommé”.

 Les pays asiatiques sont très divisés.

Tandis que l’Inde – divisée en interne sur la question- s’inquiète des accords signés par la Chine avec le Pakistan, et a pleinement conscience que ce projet servira avant tout la Chine, l’Indonésie se réjouit des investissements bienvenus que cela signifie.

D’une part, l’Inde s’efforce de proposer un projet concurrent au projet chinois, composé de trois parties. En première instance, l’Asia-Africa-Growth-Corridor (AAGC), financé par le Japon, doit permettre de relier l’Inde à des points stratégiques. Les “routes de la liberté” – autre appellation du projet – traverseront l’océan indien pour relier :

  • L’Inde et les ports africains de Djibouti, de Mombasa (Kenya) et de Zanzibar (Tanzanie)
  • L’Inde et le port de Sittwe (Myanmar)

Ensuite, le North-South-Transport-Corridor (NSTC) est un couloir permettant de connecter l’Inde, la Russie, l’Iran et le Caucase. Le dernier corridor est celui qui relie l’Inde, l’Iran et l’Afghanistan.

Un autre effet non négligeable de la mise en place de ce projet serait le renforcement du yuan.

À l’inverse, le projet BRI ne semble pas constituer une menace pour d’autres pays de la région. Peut-être cela pourrait être une opportunité de renforcer ce que la construction de la banque asiatique (2014) a commencé !

Cette logique de camp en Asie se retrouve dans le jeu des alliances en Indopacifique. Si ce thème t’intéresse, je t’invite à consulter cet article : RCEP vs CPTPP vs IPEF : un jeu d’alliances délicat en Indopacifique.

Toutefois, les conséquences géopolitiques ne sont pas négligeables. Des investissements massifs seraient une bénédiction pour certains états, mais aussi une forme d’accord de dépendance. Des conflits d’intérêts se sont donc multipliés ; on pourra penser aux conflits au Kazakhstan en avril 2016 liés à l’autorisation du gouvernement pour la location de terres agricoles à des étrangers, précisément pour permettre aux entreprises chinoises de le faire.

 L’occident reste globalement méfiant. 

L’Union Européenne, d’abord surprise par l’initiative et le début de sa concrétisation, garde ses distances. A la réunion de mi-mai (qui devrait être la première d’une longue série à fréquence annuelle) elle n’a envoyé que peu de représentants et n’a pas signé la déclaration finale commune. La Russie, impuissante, redoute une nouvelle forme d’hégémonie chinoise, tandis que l’Amérique de Donald Trump fait mine d’ignorer cette percée chinoise planifiée.

Difficile pour l’heure de savoir ce que va réserver l’évolution de ce projet : véritable bouleversement de l’ordre mondial même sans la participation de l’Occident ? Conflits armés ? Va-t-il seulement se concrétiser pleinement ?

On retiendra donc que :

  • La route de la soie est un phénomène très ancien qui peut être assimilé à un processus précoce de mondialisation, ayant permis des échanges culturels entre Occident, Orient et Asie.
  • Le projet OBOR : « One Road, One Belt » ébauché par Xi Jinping en 2013 tend à se concrétiser ; il sert les ambitions géopolitiques et économiques chinoises au nom de la réactivation de l’ancienne route et de l’intérêt de la région
  • Les différents acteurs et pays réagissent en ordre dispersé selon leurs intérêts.

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