La disparition de la reine Élisabeth II, survenue le 8 septembre 2022, a marqué une étape charnière dans l’histoire britannique et celle du Commonwealth, en apportant son lot d’incertitudes dans divers sujets. Son règne, qui a duré 70 ans, a été étroitement lié à l’évolution de cette organisation intergouvernementale, née des vestiges de l’Empire britannique. La reine a incarné un symbole de continuité, d’unité et de diplomatie, jouant un rôle clé dans la transformation du Commonwealth en une alliance moderne fondée sur des valeurs partagées. Cependant, sa disparition soulève des interrogations sur l’avenir de cette organisation, alors que certains États membres expriment un désir croissant d’autonomie et d’émancipation vis-à-vis de la Couronne britannique.
Avant de commencer, je te propose de lire cet article sur le Commonwealth en général, ses objectifs et dates clés.
Élisabeth II : un pilier du Commonwealth
Lorsque la reine Élisabeth II a accédé au trône en 1952, le Commonwealth était encore un projet balbutiant initié par la Déclaration de Londres de 1949, formé autour de l’idée de préserver une relation entre le Royaume-Uni et ses anciennes colonies: le Canada (indépendant depuis 1867 avec le statut de dominion), l’Australie (indépendante depuis 1901 avec le statut de dominion), la Nouvelle-Zélande (indépendante depuis 1907 avec le statut de dominion), l’Afrique du Sud (indépendante depuis 1910 avec le statut de dominion), l’Inde (devenue une république en 1950 tout en restant membre du Commonwealth), le Pakistan (indépendant en 1947 après la partition de l’Inde) et Ceylan (aujourd’hui le Sri Lanka, indépendant depuis 1948).
À l’époque, il regroupait ces huit membres indépendants, mais avec des réalités politiques et culturelles variées. La reine a rapidement adopté une approche inclusive, se positionnant comme symbole unificateur plutôt qu’une dirigeante politique, et a défendu l’idée d’un Commonwealth basé sur la coopération et l’égalité entre ses membres.
L’une des contributions majeures d’Élisabeth II a été sa capacité à insuffler un sentiment d’appartenance au sein de cette organisation. Sa dévotion personnelle était évidente : elle visitait régulièrement les nations membres, participait aux sommets, et maintenait des relations diplomatiques respectueuses.
Dans la série Netflix The Crown, un épisode illustre justement le rôle qu’a eu la reine dans la gestion de la crise du Commonwealth lors de l’indépendance du Ghana en 1961. Bien que certains éléments aient été romancés, cet évènement s’inspire de faits historiques réels où Elizabeth II a joué un rôle clé dans la préservation des relations diplomatiques entre le Royaume-Uni, le Ghana et le Commonwealth. Le Ghana, indépendant depuis 1957 et alors dirigé par Kwame Nkrumah, devint le premier pays africain à rejoindre le Commonwealth. Toutefois, les relations avec l’Occident se distendirent au début des années 1960 avec le rapprochement de Nkrumah avec le bloc soviétique pendant la Guerre Froide. Le Royaume-Uni craignait alors que le Ghana ne quitte l’organisation au profit de l’Union soviétique, ce qui aurait créé une situation délicate pour l’Angleterre, d’autant que de nombreux pays africains suivaient et soutenaient les actions du Ghana, en tant que pionnier de la décolonisation.
C’est en 1961 qu’Elizabeth II décide de faire une visite officielle au Ghana. Cette visite a été présentée comme une initiative audacieuse car elle intervenait dans un climat d’instabilité politique tant du côté d’Nkrumah qui faisait face à des tensions internes et des pressions extérieures que du côté anglais qui redoutait une rupture diplomatique. Un moment emblématique de l’épisode, largement romancé mais basé sur un fait réel, montre la reine dansant avec Kwame Nkrumah lors d’un banquet officiel. Ce geste, bien que simple, avait une portée symbolique immense : il démontrait au monde que la monarchie britannique respectait et soutenait l’indépendance et la souveraineté du Ghana. En dansant avec Nkrumah, la reine envoyait un message de solidarité et de respect, désamorçant ainsi les tensions et renforçant les liens entre le Ghana et le Commonwealth. Cet acte symbolique a été largement couvert par la presse internationale et a contribué à apaiser les inquiétudes sur une possible bascule du Ghana vers l’Union soviétique en maintenant le Ghana dans la sphère occidentale. Par cette marque publique de respect pour un leader africain indépendant, la reine a renforcé l’idée que le Commonwealth était une alliance de nations égales, et non un outil impérialiste de contrôle post-colonial. Ainsi, l’histoire du voyage de la reine au Ghana reste un exemple puissant de son rôle de médiatrice et diplomate au sein du Commonwealth. Par des gestes symboliques et des actions publiques, Elizabeth II a su préserver les relations entre les nations et renforcer l’unité et la pertinence du Commonwealth dans une période de profonds changements politiques et sociaux. La Charte du Commonwealth, adoptée en 2013, reflète d’ailleurs ces valeurs fondamentales : la démocratie, les droits humains, la paix, et la durabilité. Elizabeth II a souvent été vue comme l’incarnation vivante de ces principes, favorisant une solidarité au-delà des clivages géographiques et culturels.
Une alliance dynamique, mais fragmentée
Le Commonwealth sous Élisabeth II a connu une croissance spectaculaire. En 2022, il comptait 56 États membres, dont certains, comme le Mozambique et le Rwanda, n’ont jamais été des colonies britanniques. Cette diversité a renforcé l’idée que le Commonwealth n’était pas simplement un reliquat colonial, mais une plateforme de coopération mondiale. L’organisation a permis des initiatives dans des domaines tels que l’éducation, l’environnement et le développement durable, comme par exemple les programme de bourses d’études Commonwealth Scholarships and Fellowships depuis 1959 ou le Commonwealth Climate Finance Access Hub lancé en 2016 pour permettre aux Etats insulaires menacés par le changement climatique d’accéder à des financements internationaux et des expertises pour leurs projets.
Cependant, derrière cette façade d’unité, des tensions ont émergé. De nombreux pays, notamment dans les Caraïbes et en Afrique, ont questionné la pertinence du lien avec la monarchie britannique. Les inégalités économiques persistantes entre les membres, ainsi que l‘héritage colonial, ont alimenté des frustrations. Les critiques ont également pointé le manque de pouvoir exécutif du Commonwealth, le limitant souvent à un rôle symbolique.
Le déclin de l’influence britannique
La mort d’Élisabeth II a exacerbé des discussions déjà latentes sur la place de la monarchie dans les affaires du Commonwealth. La transition vers le règne de Charles III n’a pas suscité le même enthousiasme ou le même respect que celui accordé à sa mère. En effet, bien qu’il soit le chef symbolique de l’organisation, son rôle est perçu comme plus protocolaire, et son engagement n’a pas encore égalé celui d’Élisabeth.
Dans plusieurs nations du Commonwealth, notamment les royaumes du Commonwealth – des pays où le monarque britannique reste officiellement chef d’État – des appels à la république se sont intensifiés. La Barbade a franchi ce pas en 2021, en devenant une république tout en restant membre du Commonwealth. D’autres nations, comme la Jamaïque, Saint-Kitts-et-Nevis, ou encore l’Australie, envisagent des référendums similaires.
La concurrence de puissances extérieures
L’érosion du soft power britannique est aujourd’hui également visible dans les efforts diplomatiques du Commonwealth. Des puissances émergentes comme la Chine ont étendu leur influence dans les pays en développement, notamment en Afrique, en offrant des investissements économiques substantiels, tandis que le Royaume-Uni peine à rivaliser. Au Kenya, un pays historiquement proche du Royaume-Uni en tant qu’ancien dominion, l’influence britannique a été éclipsée par celle de la Chine, qui a massivement investi dans des infrastructures clés. Un exemple emblématique est la construction de la Standard Gauge Railway (SGR), reliant Nairobi à Mombasa, financée par la Chine à hauteur de 4,7 milliards de dollars, tandis que le Royaume-Uni n’a proposé aucune alternative équivalente. La Chine a également financé l’autoroute Nairobi Expressway et multiplié les investissements dans les routes, l’énergie et les projets commerciaux, portant le volume de commerce sino-kenyan à 6,6 milliards de dollars en 2021, contre seulement 1,4 milliard avec le Royaume-Uni. Bien que critiqués pour leurs coûts et leur impact sur l’endettement kenyan, ces projets sont perçus comme des moteurs de croissance rapide, reléguant le Royaume-Uni à un rôle plus symbolique, avec des initiatives axées sur l’aide et la gouvernance, moins attractives pour répondre aux besoins économiques immédiats du Kenya.
Les volontés d’indépendance des dominions
Parmi les défis les plus significatifs du Commonwealth aujourd’hui figure la montée des aspirations à l’indépendance parmi les dominions. Ces aspirations trouvent leurs racines dans plusieurs facteurs.
Le poids de l’histoire coloniale
L’histoire complexe de la colonisation continue d’alimenter les revendications d’autonomie. Les populations indigènes et les descendants d’esclaves dans des régions comme les Caraïbes demandent non seulement une rupture symbolique avec la monarchie, mais aussi des réparations pour les injustices passées. L’idée d’un Commonwealth moderne est souvent perçue comme insuffisante pour réparer ces blessures historiques. La Barbade, qui a officiellement rompu ses liens avec la monarchie britannique, est devenant une république le 30 novembre 2021. Cette décision a été largement soutenue par la population barbadienne et symbolise une volonté de se détacher du passé colonial, marqué par des siècles d’esclavage et d’exploitation. Dans les années précédant cette transition, des voix importantes dans les Caraïbes ont réclamé non seulement une rupture symbolique avec la monarchie britannique, mais aussi des réparations pour les injustices liées à l’esclavage. La Communauté des Caraïbes (CARICOM), dont la Barbade est membre, a même lancé une Commission pour les réparations en 2013, demandant que le Royaume-Uni reconnaisse officiellement son rôle dans la traite transatlantique et finance des projets de développement pour les descendants d’esclaves. Ceci reflète un sentiment croissant parmi les nations caribéennes selon lequel le Commonwealth, malgré ses valeurs modernes d’égalité et de coopération, reste inadéquat pour traiter les blessures historiques et les inégalités persistantes résultant de l’esclavage et du colonialisme.
Une quête d’identité nationale
Pour de nombreux pays, devenir une république représente une étape naturelle dans leur parcours vers une identité nationale pleinement indépendante. Le maintien du monarque britannique comme chef d’État est vu comme un anachronisme, une entrave à leur souveraineté et à leur capacité de se représenter sur la scène internationale. En effet, en août 2022, la sénatrice australienne autochtone Lidia Thorne a prêté serment en qualifiant la reine de “colonisatrice” pour protester contre le statut de dominion – terme historique désignant une nation membre de l’Empire britannique jouissant d’une autonomie gouvernementale tout en reconnaissant le monarque britannique comme chef d’État – de son pays et le manque de reconnaissance de la population autochtone dans la sphère politique.
Des réalités géopolitiques changeantes
La montée des nouvelles puissances économiques a redéfini les alliances mondiales. Les États membres du Commonwealth cherchent à diversifier leurs partenariats économiques et politiques, en s’éloignant parfois de l’influence historique du Royaume-Uni. De plus, des organisations régionales, comme la CARICOM dans les Caraïbes ou l’Union africaine, offrent des plateformes alternatives pour la coopération financière, politique, stratégique et environnementale.
Quel avenir pour le Commonwealth ?
La survie et la pertinence du Commonwealth dépendent de sa capacité à évoluer au-delà de son lien avec la monarchie britannique. Plusieurs pistes sont envisageables pour son avenir.
Renforcer son rôle comme organisation mondiale
Le Commonwealth pourrait se réinventer en mettant davantage l’accent sur les défis mondiaux communs tels que le changement climatique, l’éducation et les inégalités pour s’imposer comme une organisation mondiale à impact global. Les pays membres, en particulier ceux vulnérables aux crises environnementales comme les petites îles des Caraïbes et du Pacifique, peuvent trouver une valeur dans une organisation qui défend leurs intérêts sur la scène internationale. Ce défi est d’ailleurs une des principales préoccupations actuelles du Commonwealth à travers divers programmes d’inclusion et de soutenabilité: Digital Connectivity Initiative, Sustainable Energy Transition Programme, Commonwealth Youth Programme…
Redéfinir le leadership
La transition d’une direction liée à la monarchie vers un modèle plus démocratique pourrait accroître la légitimité du Commonwealth. L’élection d’un secrétaire général élu pour jouer un rôle de chef de file en a d’ailleurs été la première étape. Le premier Secrétaire général, Arnold Smith (Canada), a été nommé en 1965. Depuis, le rôle a été occupé par plusieurs personnalités issues de différentes régions du Commonwealth, reflétant la diversité de l’organisation. En octobre 2024, c’est la Ghanéenne Shirley Ayorkor Botchway qui a été choisie pour le futur mandat qui débutera en avril 2025.
Accepter les départs et diversifier les membres
Alors que certains membres pourraient choisir de quitter le Commonwealth ou de redéfinir leurs relations avec la Couronne, cela ne signifierait pas nécessairement la fin de l’organisation. Au contraire, en acceptant cette réalité et en continuant à accueillir des États non liés à l’histoire coloniale britannique, le Commonwealth pourrait élargir sa portée et son influence. En 1995, le Mozambique, devient le premier pays n’ayant pas de relation historique avec le Royaume-Uni à rejoindre le Commonwealth, suivi en 2009 par le Rwanda. Le Gabon et le Togo sont les derniers pays en date à rejoindre cette organisation le 25 juin 2022.
Conclusion : une alliance à un tournant
La mort d’Élisabeth II a marqué la fin d’une ère pour le Commonwealth. Si cette organisation a prospéré sous son règne, c’est en grande partie grâce à son charisme et à son engagement personnel. Désormais, le Commonwealth doit relever le défi de prouver qu’il peut exister sans le soutien symbolique de la monarchie britannique et dépourvu de l’aura d’Elizabeth II.
L’avenir du Commonwealth dépendra de sa capacité à répondre aux aspirations d’indépendance de ses membres tout en restant une plateforme utile pour la coopération internationale. Pour cela, il devra réinventer son rôle et son fonctionnement, tout en tenant compte des réalités géopolitiques et des changements sociaux. La question reste ouverte : le Commonwealth deviendra-t-il un modèle durable de collaboration postcoloniale, ou finira-t-il par s’effacer devant des alliances régionales et des aspirations nationales plus affirmées ? Seul l’avenir le dira.