géopolitique

En mars 2022, le grand maître d’échecs, Sergueï Kariakine, a été suspendu pour six mois par la Fédération internationale des échecs (FIDE) après avoir publiquement soutenu la Russie dans le contexte de la guerre en Ukraine. Cette sanction l’a empêché de participer au Tournoi des candidats, l’étape cruciale pour se qualifier au Championnat du monde de 2023. Cet événement soulève plusieurs interrogations. Une Fédération se voulant internationale peut-elle adopter une position aussi politique ? Quelle est la place de la liberté d’expression pour les joueurs dans ce contexte ? Plus largement, le sport peut-il vraiment être dissocié de la politique ?

Échecs et politique : une histoire de longue date

L’affaire s’inscrit dans une longue tradition où les échecs ont été un terrain d’affrontement géopolitique. Pendant la Guerre froide, le duel entre l’Américain Bobby Fischer et le Russe Boris Spassky, en 1972, a symbolisé la rivalité entre les États-Unis et l’URSS. Fischer, représentant du bloc occidental, était perçu comme un génie solitaire défiant l’hégémonie soviétique. Spassky, lui, incarnait la suprématie échiquéenne de l’URSS, où les échecs étaient un enjeu de prestige national et enseignés dans les écoles.

Dix ans plus tard, Anatoli Karpov et Garry Kasparov ont prolongé cette rivalité. Karpov, joueur officiel du régime soviétique, affrontait Kasparov, qui, bien que Russe, affichait des idées libérales et s’est finalement imposé comme un opposant au Kremlin après la chute de l’URSS. Les deux hommes ont d’ailleurs poursuivi leurs engagements politiques bien au-delà des échiquiers.

La sanction de Kariakine pose une question essentielle : un joueur d’échecs doit-il être puni pour ses opinions politiques ? Comme on l’a vu, l’histoire des échecs est jalonnée de figures qui se sont opposées aux régimes en place. En 2014, plusieurs grands maîtres russes, dont Garry Kasparov, ont dénoncé l’annexion de la Crimée par Moscou. Rebelote avec la guerre en Ukraine, quand le numéro 1 russe actuel a signé une tribune avec plusieurs autres maîtres Russes demandant un cessez-le-feu.

Une Fédération internationale sous influence politique

Cette suspension illustre la posture adoptée par la FIDE face aux tensions internationales. Depuis l’annexion de la Crimée, les joueurs russes ne pouvaient déjà plus concourir sous leur drapeau national. Pourtant, cette sévérité ne s’étend pas systématiquement à d’autres nations impliquées dans des conflits ou des controverses. Par exemple, les joueurs soutenant l’Azerbaïdjan et d’autres régimes oppresseurs, ou en phase de le devenir (comme la Chine), ne subissent pas de sanctions similaires. Cette asymétrie de traitement pose question. En se positionnant clairement en faveur de l’Ukraine, la FIDE semble constamment s’aligner sur les intérêts du bloc occidental, malgré une présence russe historiquement forte en son sein. 

Par ailleurs, la FIDE dépend largement de sponsors européens et américains, ce qui pourrait expliquer ses décisions. Officiellement, elle justifie ces sanctions contre la Russie par la défense des valeurs cosmopolites et des droits humains. Mais, dans les faits, cette posture alimente le débat sur les limites de l’ingérence politique dans le sport, et notamment la pertinence des sanctions contre les joueurs russes tout particulièrement.

Toutefois, ce phénomène dépasse le cadre des échecs. D’autres disciplines ont vu émerger des restrictions politiques. Les pays eux-mêmes peuvent être les auteurs de ces restrictions, comme en Iran, les sportifs ont interdiction d’affronter des adversaires israéliens. Ceci poussant certains à changer de Fédération pour poursuivre leur carrière. Loin d’être un terrain neutre idéalisé par les premiers Jeux olympiques athéniens, le sport est souvent instrumentalisé par des considérations géopolitiques.

Les sports sont-ils condamnés à être politisés ?

De nombreux grands maîtres estiment que le sport, et en particulier les échecs, devrait rester un domaine neutre. Selon eux, exclure un joueur pour ses opinions politiques ne combat pas les régimes autoritaires, mais reproduit au contraire leurs pratiques en imposant une forme de censure. Dans une discipline basée sur la compétition pure, la méritocratie devrait primer sur les convictions personnelles, car Sergueï Kariakine avait de grandes chances de devenir champion du monde d’échecs avant qu’il ne se fasse bannir.

Cependant, l’histoire du sport montre que cette vision semble idéaliste. Mohamed Ali s’est opposé à la guerre du Vietnam, faisant de lui une icône bien au-delà du ring. Serena Williams utilise sa notoriété pour défendre les droits des femmes dans le sport. Ces figures montrent que les sportifs influents ont toujours été des acteurs du débat public. Ce sont leurs convictions politiques qui ont fait d’eux des légendes et d’aussi grands sportifs, dont on se souvient encore aujourd’hui.

En fin de compte, les échecs ne font pas exception à cette règle. Ces exemples prouvent que la politique s’immisce inévitablement dans le sport, qu’on le veuille ou non. La question n’est donc pas de savoir si le sport peut être apolitique, mais plutôt d’admettre qu’il est et restera souvent le reflet des tensions et des rapports de force qui traversent le monde.