En cette période de post-rentrée, tu dois certainement être en pleine découverte des enjeux du programme de lettres du concours de l’ENS, qui s’applique aussi bien aux écoles de la BEL que de la BCE. Nous te proposons donc ici de nous consacrer à la notion de « prose ». Le Parti pris des choses, bien qu’il s’agisse d’un recueil de poèmes, est écrit de cette manière. Dès lors, peut-on dire qu’il existe une prose poétique ? Nous allons donc essayer dans cet article de répondre à cette question à l’aide du poème intitulé Le Pain, analyse qui te permettra d’étayer ton propos en dissertation ou en colle !
Prose et poésie, une antithèse ?
De prime abord, prose et poésie apparaissent antithétiques. Le propre de la prose est la trivialité du langage, en témoigne son étymologie latine « prosa » qui est un raccourci de « prosus oratio », qui signifie « façon de parler simple ou directe ». Autrement dit, la prose ne transforme pas le langage en des productions littéraires parfaites, ornées de procédés ornementaux en tous genres. Tout au contraire, elle s’attache à décrire le monde dans une visée d’efficacité et de concision : il s’agit de pouvoir agir sur ce dernier.
Or, le XXᵉ siècle se caractérise par ce mouvement à travers lequel les limites et les frontières sont explorées et volontairement brouillées. Ponge fait partie de ces auteurs qui demeurent sur l’estran entre prose et poésie, sans jamais tout à fait verser dans l’un ou l’autre.
Le caractère poétique du Parti pris des choses
Donner une voix aux choses
Dans Le Parti pris des choses, Francis Ponge cherche à donner l’initiative aux choses. Il décrit des objets simples du quotidien ordinairement ignorés de la poésie. Cependant, ses poèmes en prose ne peuvent être caractérisés de lyriques, et ce, car Ponge souhaite que le lecteur se concentre sur l’écriture elle-même. En élaborant des descriptions minutieuses et objectives d’objets du quotidien, il leur restitue leur grandeur et ouvre une réflexion sur le langage. Autrement dit, il s’agit de laisser les choses s’exprimer en les remplaçant par la formule de langage qui leur est exactement adéquate. Ainsi, choisit-il ses mots par affinité graphique et sonore : il devient donc le porte-parole d’un récit matérialiste du langage.
Tel est donc l’enjeu du rapprochement entre vers et prose. La poésie entretient un doute sur le langage, dont le roman tout seul fait volontiers l’économie. Elle considère le langage avec soin à l’inverse, la plupart du temps, du roman.
Une expression lyrique dépendante des choses
Toutefois, si la prose de Ponge peut être qualifiée de poétique, elle est loin d’être lyrique au sens traditionnel du terme. Dans le chapitre « Le sujet lyrique hors de soi » tiré de l’ouvrage collectif intitulé Figures du sujet lyrique, Michel Collot explique que Ponge manifeste un violent refus du lyrisme dans ses écrits, entendu comme expression du moi, de la subjectivité personnelle. Il est guidé par la volonté de promouvoir une « poésie subjective », qui valorise la matérialité des mots et des choses. Or, ce privilège accordé à l’objet de sensation et de langage n’implique pas pour lui la disparition pure et simple du sujet au profit d’une improbable objectivité. Il s’agit plutôt de transformer le sujet. À travers les objets que Ponge convoque, il peut s’inventer dans le mouvement d’une émotion qui le fait sortir de soi.
En s’identifiant aux choses, le sujet ne cherche pas à consolider son identité autour de quelques fétiches ou totems. Il s’ouvre à son intime altérité, à ses passions contradictoires. La poésie « objective » a pour principal objectif le renouvellement du sujet et, par-là, du lyrisme. C’est ce qui apparaît nettement dans un projet d’« Introduction au Parti pris des choses » que Ponge n’a publié que tardivement : « Les qualités que l’on découvre aux choses deviennent rapidement des arguments pour les sentiments de l’homme. »
Il y a donc chez Ponge un certain lyrisme, qui ne consiste pas à exprimer des mouvements intérieurs, mais cette émotion qui naît au contact des choses extérieures. C’est un lyrisme au futur, tout comme son humanisme.
Le Pain : une prose poétique ?
Le texte intitulé Le Pain est un exemple probant de cette prose qui, tout en étant poétique, demande au lecteur d’écouter le langage pour mieux percevoir le monde.
« La surface du pain est merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne : comme si l’on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la cordillère des Andes.
Ainsi donc une masse amorphe en train d’éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s’est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses… Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux – sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.
Ce lâche et froid sous-sol que l’on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable…
Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation. »
Une description encyclopédique du pain
Il s’agit bien, à la première lecture, d’une description physique et sensible du pain. Le titre même du poème s’apparente à celui que l’on pourrait donner à un article encyclopédique. La présence de nombreux connecteurs logiques et de termes scientifiques, voire savants, transcrit bien la volonté d’établir une peinture minutieuse du pain. Les détails sont méticuleusement dépeints, avec la précision d’un peintre ou d’un biologiste. La juxtaposition de phrases complexes confère également au texte la forme d’une véritable démonstration scientifique.
Or, l’apparence des choses est chez Ponge un élément révélateur de l’essence du réel : il ne faut jamais se contenter de leur aspect. En effet, sous la description du pain se cache en fait la description de la genèse du monde : la cuisson du pain désigne la transformation de cette masse amorphe qu’est la Terre. La préparation du pain devient l’analogie d’une véritable cosmogonie. La description devient alors quasi divine par l’utilisation de termes tels que « four stellaire », « s’est façonnée ». La beauté du monde figurée à travers le pain est d’autant plus marquée que Ponge emploie des termes renvoyant à son caractère fragile, éphémère, comme les verbes « rassir », « faner », « rétrécir » et l’adjectif « friable ».
Le Pain : une description lyrique ?
Le Pain n’est donc pas un texte qui se contente de décrire physiquement le pain. Il exprime la genèse du monde, l’éblouissement de l’homme face à sa splendeur. Ce texte est un subterfuge pour rendre compte des émotions du poète. Michel Collot explique que Ponge a éprouvé ce qu’il appelle à plusieurs reprises le « drame de l’expression » : l’impossibilité d’exprimer ses sentiments les plus intimes dans le langage de tout le monde ou dans les conventions du lyrisme traditionnel, d’où la nécessité originale de décrire le pain : « Lorsque je cherche à m’exprimer, je n’y parviens pas. Les paroles sont toutes faites et s’expriment. Elles ne m’expriment pas. » Et c’est, dit-il, parce qu’il « n’a pas réussi à parler (lui)-même » qu’il a cherché à « faire parler les choses ». Le Pain procède donc bien d’une crise du lyrisme, mais dans la mesure où précisément il cherche à y parer, il implique une prise de position subjective. À travers le pain, Ponge exprime en fait le sentiment d’émerveillement (terme utilisé dès le premier paragraphe) qu’éprouve tout un chacun face à la grandeur du monde.
En sortant de soi, Ponge espère échapper à ce qu’il appelle le « manège » dans lequel tourne la pensée, étouffée par un discours social stéréotypé. C’est en se détournant de soi que le sujet se découvre. On ne peut exprimer sa singularité qu’à travers les objets les plus communs.
Un tel lyrisme n’est donc la propriété de personne. C’est pourquoi on note la présence du pronom possessif « notre » à la fin du « Pain ». Ce lyrisme à la troisième personne, dans la mesure où il prend seulement appui sur les mots et les choses du sens commun, devient collectif.
Le Pain : une description pragmatique ?
Toutefois, Ponge ne saurait s’enfermer dans une prose lyrique éloignée du réel. À trop sacraliser les choses, on s’éloigne de ce qu’elles sont véritablement. Ainsi, brise-t-il ironiquement toute perspective lyrique traditionnelle et narcissique à la fin du poème : « Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation. »
Par cette dernière incise, il rejette la dimension christique du pain, nourriture des hommes offerte par Dieu en partage. Cette dernière phrase semble redéfinir le langage lui-même : il est d’abord un outil d’action sur le monde. On retrouve bien là le sens premier du verbe latin « proverte » d’où est issu le mot « prosa » : « se tourner en avant, aller droit devant soi ». À l’inverse du « versus » (retour en latin), la prose ne s’appesantit jamais : elle est action, vie, efficacité. Elle ne s’embête pas de petites fleurs et de jolis ornements.
Conclusion
Mais alors, peut-on dire du « Pain » est qu’il est un poème en prose ou encore une prose poétique ?
Le travail de Ponge demeure foncièrement poétique, et en même temps, il écrit en prose. Il est attentif aux détails les plus menus des choses qui nous entourent, mais ne se contente pas de leur aspect et ne les consume jamais lyriquement. Il ne se précipite pas dans l’exposition de sentiments et de couleurs émotionnelles : il s’attache à rester sur la frontière de leur formulation. L’analogie du pain avec la Terre n’est jamais dite. Ponge ne fait que suggérer le réconfort qu’est la miche chaude après l’effort. Il interroge ainsi la possibilité même de formuler ce que déclenche la vision du pain chez l’homme. Même si Le Pain est un poème en prose, il n’est pas purement poétique. Ponge cherche avant tout à montrer que nous agissons sur les choses avant de les contempler.
Ainsi, pas d’envolée lyrique dans Le Parti pris des choses. Le langage est « moins objet de respect que de consommation » (ibid.). Ponge montre et s’arrête sur le bord.