Dans la perspective du programme de lettres de prépa littéraire A/L 2023 portant sur le « récit de soi », nous te proposons d’analyser le concept d’identité narrative dans Temps et Récit de Paul Ricœur.
N’hésite pas à consulter nos autres articles sur le programme, en particulier celui portant sur Façons de lire, manières d’être de Marielle Macé.
L’auteur
Paul Ricœur, philosophe français né en 1913 et mort en 2005, est l’auteur d’une œuvre considérable. Il a consacré sa réflexion à l’analyse du sujet, de son action et de son rapport au temps, tout en nouant un dialogue constant avec la psychanalyse, la linguistique et la sémiotique.
L’œuvre
Temps et Récit est un ouvrage en trois volumes, dans lequel Ricœur met en avant le lien étroit entre la temporalité de l’historiographie et celle du discours littéraire. Il s’attache à lier la réflexion philosophique sur la nature du récit avec l’approche linguistique et poétique.
L’idée principale est que la fonction du récit est la configuration de l’expérience temporelle, donc de l’expérience du temps vécu par le sujet. Le récit, selon Ricœur, ne diffère pas de la mimesis en ce qu’il permet d’ordonner, de donner un sens à un événement confus ou insaisissable du vécu temporel. Cet acte de configuration débute avec l’appréhension du monde temporel dans sa totalité (préfiguration) et trouve son point milieu lorsque le sujet opère une configuration narrative et temporelle de son expérience. Et il se termine lorsque cette même expérience racontée, écrite et donc configurée, trouve écho chez un lecteur.
Une identité dans le temps ?
L’identité de l’homme face au temps
Dans Temps et Récit, Ricœur se place dans le domaine pratique, celui de la morale. Il part de l’idée que l’une des manières de savoir qui est quelqu’un est de le rattacher à ses actions. Car derrière chaque action, il y a a priori un individu. Pouvoir imputer une action à un individu, c’est pouvoir lui demander de rendre des comptes. Cela revient à considérer que les individus sont responsables de leurs actions.
Mais quel est le support de la permanence du nom propre ? On suppose que le sujet de l’acte passé est toujours le même aujourd’hui. Le nom propre ne change pas, l’individu est toujours le même, même s’il peut toutefois avoir évolué au cours du temps. C’est pour cette raison qu’il y a imprescriptibilité dans le domaine juridique.
L’opinion commune veut que les hommes restent les mêmes en dépit du temps qui passe. Car une part d’eux, la substance qu’est l’âme (du latin substantia qui signifie « être réel, réalité, existence, matière d’une chose »), est immuable et hors du temps. Grâce à l’âme, l’homme s’assure une permanence dans le temps. Il y a donc une substance en l’homme qui échappe au temps.
Cependant, il existe une difficulté et une antinomie. Comment peut-on concilier cette substance éternelle avec toutes les expériences vécues par le sujet ? Comment attribuer ces états changeants au sujet ? Il y a une impossible conciliation entre la substance immuable qu’est l’âme et le vécu d’un sujet. Ou alors, cette substance est un concept vide, une illusion substantialiste qui ne renvoie à aucune réalité.
Paul Ricœur laisse donc un homme sans unité et chaotique, réduit à la dispersion de son état. Toutefois, il souligne que ce « ça insaisissable », qui ne renvoie à personne, est problématique puisqu’il est impossible d’imputer les actes à un individu donné. Il faut qu’il y ait un sujet.
Le concept d’identité narrative
Ricœur propose donc une issue : il propose de poser une permanence sans substance dans le temps. Pour cela, il renouvelle le concept d’identité personnelle en renonçant à la mêmeté, soit le fait d’être toujours le même en dépit du temps qui passe. À la place, Ricœur a recours au concept d’ipséité, soit la façon de penser l’identité en intégrant la temporalité. Il utilise également le terme de maintien de soi.
« Sans le secours de la narration, le problème de l’identité personnelle est en effet voué à une antinomie sans solution […] Le dilemme disparaît si, à l’identité comprise au sens d’un même (idem), on substitue l’identité comprise au sens d’un soi-même (ipse) ; la différence entre idem et ipse n’est autre que la différence entre une identité substantielle ou formelle et l’identité narrative. » Temps et Récit I, Points, Essais, 1991
Cependant, l’identité fondée sur l’ipséité ne saurait émerger de façon automne à travers nos actions
Il est nécessaire de mettre en forme ces actions par le récit. Pour construire le concept d’identité narrative, Ricœur se tourne alors vers la fiction en dégageant le concept d’identité dynamique du personnage. Il part de l’idée que, lorsqu’on lit une histoire, on découvre qui est le personnage grâce à ce qui lui arrive dans le récit.
Par exemple, pour connaître Madame Bovary ou Œdipe Roi, il faut lire les ouvrages racontant leur histoire. Le personnage n’est donc pas distinct de ses émotions, de ses expériences et de ses rencontres. Elles font partie de lui. Il n’existe que par les actions qu’il accomplit et les pensées qui le traversent tout au long du récit. Si le personnage n’agissait pas et ne pensait pas, il n’existerait pas en tant qu’individu. Il ne serait qu’une ombre fantomatique sans contours ni réalité.
Ricœur différencie donc bien l’identité (problématique du Même et de l’Autre) et l’ipséité (qui renvoie à la reconnaissance de soi par soi). L’ipséité ainsi conçue en tant qu’identité évolutive correspond à l’idée de s’identifier au soi en construction. Mais cette identité, que nous avons maintenant décollée du verbe être dans la langue pour en faire une réalité objectivée, ne peut émerger qu’à travers une construction verbale qui, par l’objectivation (la production d’un discours) rend possible l’émergence d’une forme de conscience de soi.
Selon Ricœur, l’identité est donc une construction consciente qui advient dans la mise en forme narrative et dans le récit de soi
C’est en se racontant qu’il est possible de donner une consistance à son identité. C’est ainsi que Ricœur forge le concept d’identité narrative. Soit l’idée qu’un individu se construit en se racontant dans un récit de soi sans cesse renouvelé. C’est par les récits que l’on construit son existence, qu’elle prend du sens et de la consistance.
Toutefois, le récit de soi n’est jamais créé ex nihilo. Il est toujours influencé par le récit que font les autres de leur propre vécu. Le récit littéraire est donc particulièrement intéressant, car il ne nous donne pas seulement des modèles à imiter, mais il nous inspire et nous donne des lignes pour bâtir notre propre identité. L’identité dynamique du personnage permet donc à Ricœur de construire le concept d’identité narrative.
« Ce peut être la fonction de la littérature la plus corrosive de contribuer à faire apparaître un lecteur d’un nouveau genre, un lecteur lui-même ‘soupçonneux’ parce que la lecture cesse d’être un voyage confiant en compagnie d’un narrateur digne de confiance, mais devient un combat avec l’auteur impliqué, un combat qui le reconduit à lui-même. » Temps et Récit III, Points, Essais, 1991
Mais qu’est-ce que narrer une histoire ?
C’est par le récit de ses actions et de ses pensées qu’émerge l’identité d’un individu. Cependant, comment ce récit est-il construit ? Pour répondre à cette question, Ricœur se nourrit de La Poétique d’Aristote, pour qui l’agencement des actes dans la tragédie est essentiel. Aristote définit un acte comme la transformation du réel selon la volonté avec un effet plus ou moins important.
Lors de l’écriture d’une tragédie, il faut agencer ces actes. Cela signifie que les actes sont construits selon un enchaînement de causalité. Il s’agit d’éliminer du récit le hasard et la contingence au profit de la nécessité. N’est nécessaire que ce qui devait se produire. Il n’est donc pas question de choix de la part des personnages, mais de relation causale entre les actes.
Un événement advient, non pas parce que le personnage a choisi d’agir de telle manière, mais parce que l’enchaînement des événements a créé la nécessité pour tel événement d’advenir. Dans la tragédie, tout ce qui devait se produire se produit. Ce fil d’Ariane est qualifié par Ricœur d’intrigue. C’est parce qu’il y a une nécessité qu’il y a une logique. Le but est donc de produire, selon Aristote, une totalité qui soit intelligible.
Par exemple, dans son essai Le Journal intime et le Récit, Maurice Blanchot réfléchit sur la différence entre le journal intime, qui rapporte les faits, et le récit, qui raconte (cf. L’Événement d’Annie Ernaux). Selon lui, le journal intime est soumis à une sorte de passivité qui consiste à consigner des faits. Tout au contraire, le récit met en forme les faits en prenant ses distances vis-à-vis du réel, en sélectionnant les événements qu’il veut raconter et en choisissant un début et une fin.
Blanchot se penche tout particulièrement sur La Douleur de Duras, qui est un récit écrit à partir du journal intime qu’elle tenait à cette époque lorsque son époux, Robert Antelme, a été déporté et qu’elle espérait son retour. Il s’agit d’une façon de montrer que le temps s’est écoulé et de réécrire le caractère factuel du journal.
Le travail de configuration de l’expérience temporelle
Ricœur parle d’un travail de configuration de l’expérience temporelle pour montrer qu’on se construit effectivement en se racontant. Et qu’en se racontant, on fait aussi de notre expérience un tout cohérent. La vie pure n’est jamais claire et simple, car on en change perpétuellement les lignes. Elle est en constante métamorphose.
C’est cette idée qui l’amène à distinguer le réel et la mimesis. Le réel désigne la consignation des faits, tandis que la mimesis renvoie à la création d’un récit logique. Le soi révélé est donc clarifié et purifié : il s’agit d’un soi réflexif.
« La littérature est l’instrument irremplaçable d’exploration de la concordance discordante que constitue la cohésion d’une vie. » Temps et Récit III, Points, Essais, 1991
Cependant, l’identité narrative connaît une certaine instabilité. Elle oscille de façon permanente entre les faits et l’imagination, entre le passé et le présent. Ce qui engendre ainsi de nouvelles interprétations et de nouveaux récits. Par conséquent, les événements sont renouvelés à chaque nouvelle narration. L’identité est donc une construction qui prend du temps, qui puise dans la mémoire et qui nécessite une mise en forme par le récit.
« L’identité ne cesse de se faire et de se défaire. » Temps et Récit I, Points, Essais, 1991.
Le récit de soi comme fondement de l’identité
« Le temps devient humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative. En retour, le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle. » Temps et Récit I, Points, Essais, 1991
Les éléments discordants de la vie prennent donc sens dans le récit. Ils permettent de configurer l’expérience temporelle. Le récit que crée autrui a du sens pour le lecteur, car il prend pour matière l’instant temporel des hommes. Lorsque je lis, je refigure mon expérience temporelle. Faire le récit de sa vie permet de refigurer son expérience temporelle. Et, de la même manière, écouter le récit d’autrui permet de comprendre sa propre expérience, de lui donner du sens. En somme, savoir qui on est, c’est savoir raconter son histoire.
Chacun à son tour se raconte par mimesis, selon ce qu’il a lu, et en se refigurant à travers le récit. Se comprendre soi-même, c’est être capable de raconter sur soi-même des histoires à la fois intelligibles et acceptables. On peut ainsi dire que, d’une certaine manière, chaque vie est en quête de narration. À l’instar de ce qu’écrit Maupassant dans Une vie : « Une vie, c’est l’histoire de cette vie en quête [de narration]. »
L’identité narrative est bien une manifestation de l’ipséité qui a recours au langage et à la prise de parole
Se raconter consiste à être actif, à se mettre à distance du moi immuable que je subis. Par le récit, il est possible de sélectionner certains éléments d’une vie qui paraissent avoir du sens. En somme, on peut créer sa propre vie en la racontant, car l’ipséité désigne le récit que nous faisons de notre vie pour en prendre possession.
Raconter l’histoire de sa vie, c’est donc s’approprier sa vie. Quand je suis lecteur, je refigure l’expérience des personnages et cela m’aide à figurer mon propre récit. Ulysse, avant de pouvoir raconter ses aventures, écoute l’aède. Cela lui permet de raconter son histoire. L’aède lui permet de donner du sens à ce qu’il a vécu.
L’identité personnelle se construit donc à partir de trois étapes : l’agencement temporel, la configuration personnelle et l’identité narrative.
Cependant, quelle est l’identité qui advient au terme du récit ? Il faut qu’il y ait une cohésion dans l’identité pour que le récit de notre vie soit intelligible et que l’on puisse se trouver. En agençant nos actions, on peut savoir qui on est, ce qu’on a accompli et ce que l’on veut devenir.
La cohésion garantit donc la permanence de mon identité. C’est moi qui donne du sens à mes actes. Je change à travers le temps, mais il y a un fil conducteur dans mon évolution. Il y a bien une identité, et donc une permanence, mais une permanence qui se constitue progressivement, car c’est le temps qui permet de se construire : c’est ce que Ricœur appelle l’identité dynamique.
Un exemple : les larmes du souvenir
Dans le chant VIII de L’Odyssée, Ulysse est reçu par les Phéaciens lors d’une escale durant son trajet de retour vers Ithaque. Pendant le banquet nocturne, l’aède raconte l’épisode du cheval de Troie à l’assemblée. Ulysse se met à pleurer. Non pas à cause de ses aventures, mais parce qu’il prend conscience de ce qu’il a perdu pendant son voyage en tant qu’homme, du temps qui s’est écoulé et de ce qu’il est devenu aujourd’hui.
« 521 L’illustre aède chantait la fin de ces hauts faits ;
522 au contraire, Ulysse se lamentait et des larmes inondaient ses joues sous ses paupières.
523 Et de même qu’une femme entoure son mari pour l’attendrir/réconforter par ses pleurs,
524 lui qui avait mis ses cheveux blancs au-devant des corps tombés des (jeunes) recrues/conscrits,
525 afin de repousser pour ses enfants et sa cité le jour fatidique (de la défaite) ;
526 elle, d’une part, le voyant s’agiter convulsivement en mourant, se répand en larmes
527 se répand en larmes autour de lui et pousse des cris perçants de douleur ;
528 or, eux (les ennemis), d’autre part, la frappant par derrière avec le bois de leurs lances sous la nuque et les épaules,
529 l’emmènent en servitude, supporter les durs travaux et la misère ;
530 ses joues se flétrissent/ront par son chagrin très pitoyable ;
531 de même Ulysse versait-il un épanchement de pitié sous ses sourcils.
532 D’une part, à ce moment, il versait des larmes à l’insu de tous les autres (convives)
533 et, d’autre part, le seul Alkinoos était attentif et réfléchissait,
534 assis auprès de lui, et il l’entendait se morfondre lourdement. »
Cependant, Ulysse prend rapidement le relais du récit.
« 535 C’est pourquoi il [Ulysse] s’adresse sur le champ aux Phéaciens, adeptes passionnés de la navigation à la force des bras. »
L’aède lui demande donc qui il est et quelles sont les raisons de ses pleurs ininterrompus. Ulysse, pour répondre à la question de son identité, commence donc par donner son nom, puis ses origines.
Cet épisode est désigné par Hannah Arendt comme « les larmes du souvenir». Elle le considère comme une mise en abîme de l’odyssée, car Ulysse devient spectateur de son histoire. Il est placé à distance de lui-même. Les larmes d’Ulysse peuvent être comparées à celles d’une femme aimante et impuissante qui voit son mari mourir, puisqu’il pleure sur la perte de lui-même. Il veut retrouver l’homme qu’il était avant de voyager en rentrant chez lui.
Ulysse opère donc un premier retour en se nommant, en prononçant son propre nom. Ce qui lui permet de ne plus être un être égaré. Il revient une première fois vers lui-même et se confronte à son intériorité en se racontant lui-même, car, tant que l’aède raconte, tout se passe comme si Ulysse n’avait pas encore fabriqué ses propres souvenirs. En se racontant lui-même, il peut ainsi prendre conscience de ses souvenirs. Par conséquent, Ulysse effectue un premier retour vers son intériorité en distinguant le passé et le souvenir. Chacun a un passé, mais le passé devient soi seulement lorsqu’on le raconte avec ses propres mots.
Conclusion
Chez Ricœur, l’identité narrative est donc au fondement de l’identité personnelle. Cette dernière se définissant comme la capacité de mettre en récit de manière concordante les événements de son existence.
Savoir qui on est, c’est savoir se raconter.
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