Major Prépa > Actualité > Sociologie des styles vestimentaires en classe prépa

« Mais comment vais-je bien pouvoir m’habiller pour ma rentrée en prépa ?! ». Tu t’es forcément posé cette question il y a quelques semaines : peut-être la veille de la rentrée en préparant tes affaires, ou bien pendant les vacances quand la question te trottait déjà dans la tête, ou alors à peine une heure avant le début des cours car il fallait bien que tu mettes quelque chose, histoire de ne pas arriver à poil !
Sache, cher préparationnaire, que le rapport au style vestimentaire, qui peut paraître trivial au premier abord, présente une réelle dimension sociale. Dans le même esprit que notre analyse sociologique sur fonctionnement de la classe préparatoire, Major Prépa te propose une petite prise de recul sur une activité apparemment banale et surtout quotidienne : le port de vêtements.
La mode et les vêtements : des objets scientifiques à part entière
Avant d’observer les rapports aux vêtements en classe préparatoire et d’en proposer une signification, revenons sur l’aspect historique et sociologique de la mode. Eh oui, pourquoi se priver de quelques références supplémentaires ? Le pragmatisme de la préparation aux concours n’est jamais très loin !
La mode, un « fait social total »
La mode (notamment à travers l’étude du vêtement et des tendances vestimentaires) constitue un objet scientifique à part entière. Histoire de la mode et du vêtement, sociologie de la mode, anthropologie de la mode, mais aussi économie de la mode, philosophie de la mode ou même droit de la mode… de nombreuses études en sciences humaines et sociales se sont penchées depuis plusieurs siècles (et le font encore régulièrement) sur cette dimension à la fois quotidienne et singulière de notre existence.
La mode, définie comme « perpétuel changement touchant l’ensemble d’une société » et constituant un réel objet d’étude s’impose véritablement à partir du XIXe siècle. La naissance de la mode en tant qu’objet scientifique se fait de manière concomitante à la naissance des sociétés bourgeoises, à la période de la Renaissance. À cette époque, la bourgeoisie se sert de la mode, des vêtements et des parures pour remettre en cause l’hégémonie aristocratique historique et affirmer ainsi sa nouvelle puissance économique, politique et sociale. La mode permet ainsi de bouleverser les institutions et hiérarchies sociales établies jusqu’à là.
Pour reprendre le concept sociologique forgé par Marcel Mauss (dans son étude Essai sur le don, publiée en 1924), la mode peut ainsi être apparentée à un « fait social total » dans la mesure où elle concerne chacun d’entre nous (de manière volontaire ou involontaire, consciente ou inconsciente) et raconte quelque chose sur les membres de notre société. À travers les phénomènes et les objets qui la rendent tangibles, la mode remet en cause les codes, remodèle la société et ses institutions (sociales, familiales, politiques, religieuses, etc.). La mode traverse ainsi le temps, les espaces, les espaces privés mais aussi publics. Il s’agit à la fois d’une expérience individuelle mais également collective, qui met en jeu un ensemble de normes, principes et croyances propre à un groupe social et qui sont amenés à évoluer au cours du temps.
Des penseurs qui peuvent nous aider à analyser et comprendre le rôle social du vêtement
Si la mode suscite parfois quelques critiques quant à sa dimension ostentatoire, force est de constater que de grands intellectuels se sont sérieusement penchés sur la question. En voici quelques-uns, dont tu pourras évoquer les théories (pour briller au prochain repas de famille en proposant à ton oncle une analyse de son style, ou sinon, plus classique, en khôlle !)
- Thorstein Veblen (1857-1929) : précurseur de l’analyse du vêtement comme objet de distinction
C’est à Veblen, économiste et sociologue américain, que l’on doit la première contribution significative sur la sociologie de la mode. En 1899, l’auteur publie aux États-Unis The Theory of the Leisure Class (publié en France en 1970 : Théorie de la classe de loisirs). Dans son ouvrage, l’auteur pense les rapports de domination sociale non pas du point de vue de la production (ce qui correspond à une vision marxiste), mais du point de vue de la consommation. Bien que la mode ne soit pas a priori l’objet central de l’ouvrage, le vêtement y trouve finalement une place importante.
Veblen s’intéresse à la « classe de loisir » qui correspond aux élites capitalistes. Pour lui, les classes supérieures sont celles qui « donnent le la » en matière de consommation. Les classes inférieures vont, dans une logique de mimétisme, chercher à imiter les pratiques de consommation des catégories supérieures. En réponse à cela et dans un souci de distinction sociale, les classes supérieures n’ont pas d’autre choix que de se distinguer par leurs manières de consommer. Elles adoptent ainsi une consommation ostentatoire. Le style de vie et les biens consommés doivent traduire une opulence et des ressources financières mais aussi culturelles importantes. La mode s’avère être le moyen d’exprimer, par le vêtement, un train de vie mondain, dénué de tout rapport aliéné au travail.
« Pour l’essentiel, le charme des souliers vernis, du linge immaculé, du chapeau cylindrique et luisant, de la canne […] : il est impossible que ce monsieur ne mette les mains à aucune pâte ».
- Georg Simmel (1858-1918) : un regard philosophique sur la mode définie comme phénomène d’oscillation entre imitation et distinction
Le texte intitulé La mode (dans Philosophie de la modernité) et paru en 1904 constitue également une référence majeure pour comprendre les dynamiques du phénomène de mode. Selon Simmel, la mode alimente et fait se confronter deux besoins sociaux opposés : l’instinct d’imitation et l’instinct de différenciation. La tenue vestimentaire est la manifestation de l’appartenance à un groupe social, définissant divers statuts, rôles et attendus sociaux. En ce sens, chaque être social répond au besoin d’imitation. Pourtant, ce même être social cherche également à se distinguer, de manière plus marginale, des autres membres du groupes afin de prendre conscience de son individualité. Pour Simmel, cette oscillation est cyclique : l’individu adopte une tenue par imitation puis ressent le besoin de se distinguer : ce qu’il fait en imitant à nouveau, avant de se différencier, etc. En ce sens, la mode apparait comme une phénomène social éternel, jamais tarissable, une sorte de “version fashion” du mythe de Sisyphe.
Une autre idée du philosophe est à retenir et fait écho aux questions de genre. En adoptant une démarche historique (comparaison des époques, des sociétés et des pays), Georg Simmel remarque que les femmes ont été globalement plus sensibles aux évolutions de la mode que les hommes. Pour analyser cette différence, il propose l’hypothèse suivante : les femmes ont trouvé dans la mode un levier d’affirmation individuelle qu’elles ne peuvent pas satisfaire dans d’autres domaines sociaux, dominés par les hommes. La mode peut ainsi jouer un rôle social d’émancipation et d’affirmation pour les individus privés d’un statut social dominant.
- Pierre Bourdieu (1930 – 2002) : le vêtement comme marqueur de classe et de style de vie
Dans la lignée de Veblen et de Simmel, Pierre Bourdieu, grand sociologue français, peut également nous éclairer sur la dimension sociale du vêtement et de la mode. Dans son ouvrage majeur, La Distinction, l’auteur propose une large description des pratiques sociales des Français des années 60 et 70. La cuisine, le sport, la musique, la façon de s’habiller sont autant d’objets étudiés par le chercheur dont il souligne leur inscription dans des systèmes de valeurs, normes, hiérarchies et par conséquent des rapports de domination sociale entre individus.
« les choix les plus ordinaires de l’existence quotidienne, comme le mobilier, le vêtement ou la cuisine […] sont particulièrement révélateurs des dispositions profondes et anciennes ».
La mode, à travers les vêtements qui la matérialisent peut se comprendre comme un principe d’affirmation : les individus et groupes sociaux se définissent, s’imitent ou s’opposent en utilisant des signaux, des codes vestimentaires ou détails associés aux vêtements. La mode et les vêtements constituent alors des marqueurs sociaux de classe. D’ailleurs, l’expression « tu as la classe », aussi banale soit-elle est pourtant très explicite : elle fait référence à la classe supérieure. Cette dernière utilise le vêtement comme un outil pour se distinguer du reste de la société. Selon Pierre Bourdieu le vêtement nourrit l’habitus (ensemble des principes incorporés pratiquement par l’individu : manière d’être, de penser et d’agir) et permet à un individu social de se positionner et d’être situé par les autres agents sociaux. Le vêtement est donc un indicateur pertinent des frontières des classes sociales.
- Roland Barthes (1915-1980) : le vêtement et la mode, un système de communication et de signes
Ce dernier auteur, auquel on ne pense pas systématiquement quand on évoque la mode, propose pourtant une approche sémiologique du vêtement, pertinente et novatrice à l’époque où il écrit son ouvrage Système de la mode (paru en 1967). En effet, à partir de la presse féminine qui connaît un véritable essor, il propose une analyse du vêtement et en particulier du langage, du discours et de la communication qui se créent autour des vêtements. Il adopte ici une démarche linguistique qui vise à décoder les systèmes de signes qui existent autour de la mode.
Pour Barthes, l’univers du vêtement constitue un « code véritable », c’est-à-dire qu’il représente un « système » composé de significations ordonnées. Ainsi, le vêtement fait sens dans la mesure où il est indissociable d’un code particulier, d’un langage transmis et reçu propre à son univers. Le vêtement est donc un moyen de communication (on peut parler des vêtements, mettre des mots dessus) qui produit du sens et un langage particulier.
Notons également un autre aspect intéressant de l’analyse de Barthes : la double dimension du vêtement, à la fois individuel et collectif. D’un côté, on trouve le « costume » qui correspond à la norme collective, institutionnalisée qui s’impose à l’individu étant donné son appartenance à un groupe social. Le costume fait sens et symbolise un ensemble de codes, normes et valeurs partagées dans le groupe social concerné. D’un autre côté, le vêtement présente aussi une dimension individuelle : « l’habillement ». Il s’agit des choix vestimentaires d’un individu. L’acte de l’habillement correspond à la personnalisation de la tenue, dans la limite du respect des normes du costume. (Porter une cravate ? Oui car mon statut social me l’impose, en revanche, je choisis individuellement sa couleur et son motif).
S’habiller en CPGE : trois filières, trois styles
Tu l’as compris, le vêtement présente une dimension sociale évidente. S’habiller c’est communiquer un système de valeurs et de normes, c’est prendre place dans l’espace social. La partie précédente a permis de poser les bases théoriques fondamentales au sujet du vêtement. Mais qu’en est-il de la tenue que tu portes en tant qu’étudiant en CPGE ? Que « raconte-t-elle » ? Voici quelques interprétations à partir de travaux sociologiques relativement récents et portant sur les CPGE.
Une enquête sociologique originale
Les résultats dont nous allons parler dans les paragraphes suivants sont issus d’une enquête sociologique menée en 2008 par trois étudiants en sociologie en fin de cursus à l’université de Strasbourg et publiée dans la revue scientifique : Regards Sociologiques. Leur enquête a été menée auprès de 27 classes préparatoires d’une grande ville de province. Pour ce faire, un long questionnaire a été passé auprès des étudiants au sujet de leur rapport au corps et de leurs pratiques vestimentaires.
Le travail a été bâti à partir du postulat et des interrogations suivants : les étudiants en CPGE (statistiquement peu nombreux – environ 3,5% des étudiants français) sont majoritairement issus des classes supérieures. Ces publics scolairement et socialement « dominants » (Pierre Bourdieu parlait de “Noblesse d’État”) partagent donc un « goût dominant ». Toutefois, n’y-a-t-il pas des déclinaisons de ce “goût dominant” en fonction du type de CPGE ? Les étudiants qui préparent les concours des écoles de commerce, d’ingénieurs ou les écoles normales supérieures ont-ils les mêmes avis sur la mode et les vêtements ? Dit autrement, quel rapport au corps et aux vêtements se joue en classe préparatoire ? Quelles normes vestimentaires et corporelles sont ainsi valorisées dans chaque type de classe préparatoire ?
Prendre soin de son corps et être à la mode : une manière d’être qui caractérise les étudiants en prépa HEC
Les étudiants et étudiantes en prépa économique se distinguent nettement de leurs camarades scientifiques et littéraires par l’importance qu’ils accordent à leur look et à leur corps. Les sociologues parlent d’un « investissement corporel continu » pour désigner le temps passé, mais aussi le budget consacré au corps et à l’habillement, bien plus importants que dans les voies scientifiques et littéraires. Voici quelques illustrations concrètes :
- Le budget pour un jean : 66% des garçons en CPGE économique sont prêts à dépenser plus de 100 euros pour un pantalon, alors qu’ils ne sont que 23 % en voie littéraire et 29% en voie scientifique. Ces écarts s’observent également chez les filles.
- La fréquence des visites dans des instituts de beauté pour les filles : quasiment une étudiante en CPGE sur deux (46%) se rend fréquemment dans un institut de beauté, contre 26% chez les étudiantes littéraires et 11% seulement pour les scientifiques. On retrouve également ces écarts pour la fréquentation des saunas et hammams.
- Le temps passé dans la salle de bain le matin : quasiment 60% des élèves en prépa HEC passent le matin au moins 15 minutes (et jusqu’à 45 min pour certaines) dans la salle de bain, alors qu’ils sont seulement 29% dans les filières littéraires et à peine 20% chez les scientifiques (qui passent en majorité moins d’un quart d’heure).
- Le maquillage pour les filles : plus de la moitié (55%) des étudiantes en CPGE HEC se maquillent tous les jours contre 35% pour les filles littéraires et 23% pour les scientifiques.
Ce rapport particulièrement attentionné au corps chez les étudiants et étudiantes des prépas économiques se double d’un goût pour des tenues au style moderne, tendance, voire « dernier cri ». Les étudiants déclarent plus que les autres (littéraires et scientifique) rechercher des vêtements modernes, leur permettant de se mettre en valeur. Ils sont par ailleurs relativement plus sensibles aux marques, qui constituent un critère d’achat important pour eux.
Ce rapport au corps et au vêtement s’explique selon les chercheurs par un mécanisme de socialisation anticipatrice. La valorisation d’un corps entretenu et la recherche de vêtements tendances peuvent se lire comme un ajustement anticipé aux exigences de leurs positions professionnelles et sociales dominantes à venir. D’ailleurs, l’appropriation des codes vestimentaires des managers se concrétise très vite, dès les premiers entrainements pour l’entretien de personnalité. Durant cette épreuve fortement coefficientée, la tenue vestimentaire et l’allure font partie des codes à respecter pour se donner une apparence recrutable, construite dès le début de la prépa.
Originalité pour les profils littéraires, simplicité chez les scientifiques
S’il y a bien un élément qui caractérise le rapport aux vêtements pour les étudiants au profil littéraire, c’est bien leur hantise de la banalité. Cette recherche de l’originalité se traduit notamment par l’évitement de certains types de vêtements jugés trop communes, comme les jeans ou les t-shirts (ils sont proportionnellement les plus nombreux à déclarer ne les porter que très rarement). Ils aiment aussi davantage porter des couleurs vives ou de vêtements à motifs. De même, 35% ces étudiants déclarent rechercher un look « décalé » contre 13% chez les scientifiques et 12% chez les préparationnaires des voies économiques.
On peut comprendre l’adoption d’un style décalé ou bohème chez les littéraires comme un mécanisme d’opposition au style sans accroc des classes économiques, qu’ils perçoivent comme trop « lisse ». Notons toutefois que, si la propension à la recherche de l’originalité est un fait, les étudiants littéraires refusent tout de même que leur apparence fasse « débraillée », celle-ci reste finalement toujours soignée, maîtrisée.
Chez les scientifiques, la règle générale qui s’impose est celle de la simplicité. Cette frugalité vestimentaire et corporelle se manifeste notamment par des rituels de beauté quasiment absents. Ainsi, pour les filles dans les classes scientifiques, le maquillage est réservé à un usage extraordinaire : 70% des étudiantes scientifiques ne se maquillent pas ou seulement en soirée (contre seulement 12% en voie économique et 15% en filière littéraire). De même, seules 22% des élèves des filières scientifiques se parfument tous les jours (contre 45% en voie littéraire et 60% dans les filières économiques). Cet ascétisme corporel se traduit par ailleurs par un passage généralement express’ dans la salle de bain le matin, aussi bien chez les filles que les garçons. Enfin, si la chemise est jugée « trop habillée », le type de vêtement largement plébiscité par les étudiants scientifiques est le t-shirt qui combine efficacement confort et simplicité. Le rapport au corps chez les étudiants scientifiques est bien moins marqué, car très peu valorisé dans leur parcours. La norme est celle de l’excellence scolaire et intellectuelle; la gestion de son apparence reste une activité tout à fait secondaire, voire optionnelle.
Si on a tendance à dire que « l’habit ne fait pas le moine » et qu’il faut se méfier des apparences, « on reconnaît aussi le moine par son habit ». Ainsi, cette petite analyse des rapports aux vêtements et aux corps a permis de souligner d’un point de vue sociologique les divergences en termes d’habitus corporels et vestimentaires entre les différentes filières de nos chères CPGE. En plus d’avoir (re)découvert certaines grandes théories sur la mode, tu es désormais capable de traduire ce que ton style vestimentaire raconte !