Deuxième penseuse de notre série sur les théoriciennes du féminisme et du genre : Luce Irigaray. Dans cet article, nous lirons ensemble un extrait de Ce sexe qui n’en est pas un (1977). Bonne lecture !
Informations biographiques
Luce Irigaray est une philosophe et psychanalyste féministe qui critique la domination masculine dans la psychanalyse, la philosophie et la culture occidentale.
En 1974, elle rédige Speculum de l’autre femme, qui lui vaut la colère des psychanalystes français de l’époque, car elle y aborde la question de l’exclusion et de la marginalisation des femmes en psychanalyse.
Ainsi, bien qu’elle ait étudié la psychanalyse sous la direction de Jacques Lacan, elle s’est détachée de son système de pensée pour produire des écrits singuliers qui vont à l’encontre de certaines des théories de Lacan.
Résumé et analyse de Ce sexe qui n’en est pas un
Le texte que je te propose d’étudier aujourd’hui est Ce sexe qui n’en est pas un. Il s’agit d’un essai qui expose la pluralité et la complexité de la sexualité féminine face à la logique phallocentrique qui la réduit à un manque ou à un objet d’échange.
En effet, elle commence son article par « La sexualité féminine a toujours été pensée à partir de paramètres masculins ». Pour résumer, dans ce texte, Irigaray critique la psychanalyse. Elle s’oppose donc à Juliet Mitchell, qui défend l’utilité de la psychanalyse pour le féminisme.
La marginalisation des femmes en psychanalyse
Irigaray écrit que le sexe féminin est considéré comme « un non-sexe, ou un sexe masculin retourné autour de lui-même », montrant que la psychanalyse qui lui est contemporaine alloue plus de place au pénis qu’au sexe féminin. D’ailleurs, comme elle l’écrit si bien pour résumer la pensée de son époque, « la femme ne vivrait son désir que comme attente de posséder enfin un équivalent du sexe masculin ». Comme chez Margaret Atwood, dans cette configuration socialement construite, on voit que l’existence féminine ne se fait qu’au travers de celle d’un homme.
La perspective d’Irigaray est alors visionnaire, puisqu’elle est l’une des premières à parler du « plaisir de la femme », question qui n’avait pas intéressé la psychanalyse auparavant. En effet, elle ajoute que « l’attention quasi exclusive et d’ailleurs combien angoissée portée sur l’érection dans la sexualité occidentale prouve à quel point l’imaginaire qui la commande est étranger au féminin », confirmant que son ambition est bien de rédiger une critique du phallocentrisme.
Elle explique cela par un besoin masculin de pénétrer le ventre où il a été conçu afin de comprendre le mystère de son engendrement et de son origine. Comme si l’homme était en quête perpétuelle d’identité. Ainsi, dans cette configuration, la femme n’est pas sujet mais objet, ou « support » des désirs masculins. Pour cette raison, Irigaray parle de « prostitution masochiste de son corps à un désir qui n’est pas le sien ».
Redonner corps au plaisir féminin
Dans son exploration du plaisir féminin, Luce Irigaray suppose que la femme jouit du toucher, contrairement à l’homme qui jouirait du regard (c’est-à-dire en voyant une femme). Le fait que les femmes soient regardées est donc une manière de les réifier ou objectifier.
« La femme jouit plus du toucher que du regard, et son entrée dans une économie scopique dominante signifie, encore, une assignation pour elle à la passivité : elle sera le bel objet à regarder. »
Cet argument rappelle ce que Laura Mulvey théorise plus tard comme la « gaze theory » selon laquelle, dans le cinéma notamment, les femmes sont regardées depuis une perspective masculine comme objets sexuels uniquement. D’ailleurs, un peu plus tard dans son essai, Luce Irigaray souligne que la femme a une valeur de marchandise, qu’elle est un objet d’échange.
« La femme est traditionnellement valeur d’usage pour l’homme, valeur d’échange entre les hommes. Marchandise, donc. »
Cela semble s’appuyer sur les théories d’anthropologues tels que Claude Lévi-Strauss qui, dans Les Structures élémentaires de la parenté (1947), écrit que dans la transaction matrimoniale, « la femme est […] restée […] valeur », objet à échanger.
Pour Irigaray, une manière de donner vie au plaisir féminin serait la maternité, mais cette dernière n’est pas totalement satisfaisante pour la penseuse. Luce Irigaray explique en effet que « la maternité supplée aux carences d’une sexualité féminine refoulée ». L’enfant serait une prolongation du sexe de la mère que cette dernière peut toucher et aimer. Comme cet argument le présuppose, le sexe féminin n’est donc pas unique pour Irigaray. La femme a un « corps–sexe », une multiplicité de zones érogènes, qui peuvent s’étendre jusqu’à l’enfant qu’elle met au monde.
C’est d’ailleurs de là que vient le titre « Le sexe qui n’en est pas un ». Il y a en effet dans ce titre un jeu de mots entre la valeur numérique de « un » et sa valeur de pronom. Le titre veut à la fois dire que le sexe féminin n’est pas unique mais multiple et qu’il n’est pas considéré comme un sexe en soi, l’égal du pénis, dans la psychanalyse.
Pour résumer, Luce Irigaray soutient qu’il est impossible qu’une femme prenne un plaisir autre que par procuration dans l’acte hétérosexuel. De fait, dans son texte prescriptif, elle conseille à la femme « d’apprendre à défendre son désir notamment par la parole, qu’elle découvre l’amour des autres femmes à l’abri de ce choix impérieux des mâles qui les met en position de marchandises rivales ». Cette idée de « marchandises rivales » est d’ailleurs intéressante en ce qu’elle fait écho à une pensée plus contemporaine à propos de la rivalité féminine qui met le doigt sur l’existence d’une misogynie intériorisée.
Lire Irigaray aujourd’hui
Bien qu’il fût visionnaire dans les années 1970, aujourd’hui, le travail de Luce Irigaray est critiqué. Son essentialisme pose notamment problème auprès d’une part significative de féministes qui prennent en compte la théorie du genre. On peut se revendiquer femme sans avoir un sexe féminin, donc les théories d’Irigaray excluent bon nombre de femmes sur la base de leur sexe (et non de leur genre).
Ainsi, si tu souhaites citer Irigaray aujourd’hui, il faut prendre en compte ce diachronisme et les dimensions plus problématiques de ses théories.