Nancy Chodorow

Troisième autrice et théoricienne de notre série sur le genre : Nancy Chodorow. Je te propose une fiche synthétique sur l’un de ses articles sur le genre : « Family Structure and Feminine Personality » (1974). Bonne lecture !

Informations biographiques

Nancy Chodorow est une sociologiste et psychanalyste américaine connue pour son ouvrage intitulé The Reproduction of Mothering: Psychoanalysis and the Sociology of Gender (1978). La spécificité de Nancy Chodorow est qu’elle inscrit ses recherches à la croisée de la psychanalyse et de la sociologie, donnant un souffle nouveau au féminisme des années 1980.

Elle est également l’autrice de Feminism and Psychoanalytic Theory (1989), Femininities, Masculinities, Sexualities: Freud and Beyond (1994), ou encore de The Power of Feelings: Personal Meaning in Psychoanalysis, Gender and Culture (1999).

La théorie de Nancy Chodorow

Je vais te présenter ici un article que Nancy Chodorow a publié dans Woman, Culture and Society (1974). Il est assez court (une vingtaine de pages) et résume plutôt bien les fondements de sa théorie. C’est donc un bon texte pour s’initier à la pensée de Chodorow. Cet article s’intitule « Family Structure and Feminine Personality ».

Dès les premières lignes de son article, elle pose son cadre théorique : la psychanalyse. Elle considère en effet que les discussions autour de la question du genre ont trait à l’affect. Ce qui l’amène à reconnaître la limite des théories purement biologiques qui ne prennent pas assez en compte les émotions, selon elle.

Toute sa théorie repose sur l’ancêtre du principe de « charge mentale »

Elle cherche en effet à démontrer que le rôle de « soignantes » socialement attribué aux femmes (on parle aujourd’hui du care, mot issu de l’anglais) programme les femmes à se sentir différentes des hommes.

Elle s’intéresse notamment à la famille, et plus particulièrement à relation mère/fille. Chodorow postule que l’importance placée sur cette relation, ainsi que l’absence du père, conditionne la fille à reproduire les mêmes schémas que sa mère.

« Certain features of the mother-daughter relationship are internalized universally as basic elements of feminine ego structure. »

Elle nous dit que, de fait, les femmes sont moins indépendantes et autonomes que les hommes, et surtout qu’elles ont un sens de leur individualité moins fort (« women are less individuated than men »).

Pour démontrer ces points, elle part de la formation de la personnalité telle qu’elle est décrite en psychanalyse. La personnalité résulterait des relations sociales que l’on a développées pendant sa plus tendre enfance. Ce n’est donc pas le résultat d’une intention parentale consciente, mais plutôt le fruit des rencontres de l’enfant. Ensuite, si la personnalité n’est pas entièrement consciente, ce qui est conscient contribue à l’élaboration d’une identité de genre.

Dans son article, elle s’intéresse donc à trois phases de la vie d’une femme : la petite enfance, l’enfance et l’âge adulte, et les compare avec celles de la vie d’un homme pour montrer comment les identités de genre sont configurées socialement.

Je vais suivre ce plan de développement pour t’initier à la pensée de Nancy Chodorow.

Développement avant l’Œdipe

Tous les enfants sont premièrement dépendants de leur mère

En psychanalyse, on dit que l’enfant ne se différencie pas de la mère. C’est également ce qui est connu sous le nom de stade « oral » (où l’enfant met tout à la bouche pour découvrir le monde). Selon la psychanalyse, cela serait dû au fait que les mères nourrissent généralement leur enfant au sein.

« A child’s earliest experience, then, is usually of identity with and attachment to a single mother, and always with women. »

Ensuite, les premières années sont un moment où l’enfant commence à se séparer de la mère, à s’individualiser

Du côté de la mère, ce stade préœdipal (lorsque l’enfant est très jeune), comme l’a suggéré Melanie Klein (la disciple de Freud), est plus complexe. C’est un moment de double identification pour la mère. Elle s’identifie à la fois à sa propre mère qui l’a nourrie lorsqu’elle était enfant, mais également à cette jeune version d’elle-même qui se nourrissait du sein de sa mère. Dès lors, Chodorow part du principe qu’une mère s’identifie plus à sa fille qu’à son fils (puisqu’elle se voit, elle-même, à cette même place, en train de se nourrir du sein de sa propre mère). Elle utilise même des sondages et des statistiques pour soutenir ce propos. Les femmes questionnées à ce sujet se sentent plus proches de leur fille que de leur fils.

Dans le cas des garçons, Chodorow explique que les mères les traitent différemment des filles. Elles mettent l’accent sur leur masculinité et les placent aux antipodes d’elles-mêmes. Selon Chodorow, elles iraient même jusqu’à encourager les garçons à développer une relation pseudosexuelle avec elles.

« Mothers in societies with mother-child sleeping arrangements and postpartum sex taboos may be seductive toward infant sons. »

Avant même d’avoir une identité de genre, la personnalité de genre des enfants se crée de manière distinctive, puisque filles et garçons ne seraient pas traités de la même manière par leur mère. Après cette phase préœdipale, la phase œdipale poursuit cette différenciation entre les filles et les garçons.

Enfance et identité de genre

Les hypothèses de Chodorow sur le stade préœdipal sont surtout des suppositions. Néanmoins, en ce qui concerne le stade œdipal, c’est-à-dire après trois ans, la théorie s’accorde avec Chodorow pour suggérer que c’est à ce moment que l’identité de genre se construit.

C’est également à ce moment que le père prend plus d’importance dans la vie de l’enfant, bien qu’il ne soit pas plus présent que la mère. En réalité, l’enfant réalise que si la mère a tendance à rester au foyer (dans la sphère privée), le père va travailler et se construit des relations sociales (dans la sphère publique).

À ce stade, l’identification masculine d’un garçon remplace l’identification qu’il avait jusqu’alors avec sa mère

Cette identification est « positionnelle » selon Chodorow et non « personnelle ». Puisque le père est souvent absent, l’enfant doit s’imaginer, se positionner quant à ce que signifie être « masculin ».

En outre, afin de parvenir à cette identification de genre, le garçon a tendance à se définir en termes négatifs (« le masculin est ce qui n’est pas féminin », par exemple). À travers cette négation, l’enfant nie la relation qu’il a tissée avec sa mère. Néanmoins, cela contribue aussi à dévaluer la féminité en général (et tout ce qui lui est associé) dans son esprit. Socialement, donc, le garçon serait conditionné à dévaluer les femmes.

À l’inverse, en ce qui concerne les filles, l’identification avec la mère n’est pas « positionnelle », mais « personnelle »

Il convient donc qu’à un moment, si la fille devient hétérosexuelle (ce qui était la norme à l’époque où Freud a écrit les théories qui servent de fondement à Chodorow), elle doit se détacher de la mère afin de réaliser son complexe d’Œdipe. Pour cela, diverses explications psychanalytiques sont possibles :

  1. Freud dit que la fille finit par blâmer la mère, car cette dernière ne lui aurait pas « donné » de pénis (cette théorie a été critiquée par les féministes, car à travers elle Freud suggère que les hommes auraient une supériorité physiologique).
  2. La fille continue d’être attachée à la mère et s’attache simultanément au père pour développer un « triangle bisexuel » durant son enfance, selon Helene Deutsch, psychiatre et psychanalyste autrichienne-américaine.

Chodorow n’est pas totalement convaincue par ces deux théories mais, pour les besoins de son argumentation, elle convient des idées de Deutsch. Cela signifie donc que, toute sa vie, la fille garde une forte relation à la mère.

Similairement, plus tard, lorsque les enfants vont à l’école, il y a deux conceptions des choses selon Chodorow :

  1. Pour les garçons, dans un monde où le progrès technique se précipite, il est difficile pour le père, qui est leur modèle, de suivre le rythme et d’avoir quelque chose à leur apprendre. Il est donc relativement absent au niveau de l’enseignement, et c’est le professeur qui endosse ce rôle.
  2. Pour les filles, en revanche, l’école n’est qu’un pseudoenseignement comparé à l’enseignement de la mère qui lui apprend les valeurs de la famille.

Le schisme entre masculinité et féminité continue ainsi de se creuser.

« The socialization of boys tends to be oriented toward achievement and selfreliance and that of girls toward nurturance and responsibility. Girls are thus pressured to be involved with and connected to others, boys to deny this involvement and connection. »

L’âge adulte

Selon Chodorow, le problème de cette enfance, c’est qu’elle fait que la femme ne parvient pas à se différencier, à être un individu en soi et pour soi, complètement autonome à l’âge adulte. En effet, elle s’est toujours identifiée avec sa mère, et donc elle s’identifie avec le reste du monde. Ce qui donne des situations où elle ressent de la culpabilité alors qu’elle n’est responsable de rien par exemple.

Pour avancer vers une solution, Chodorow s’intéresse à d’autres modèles en comparant trois types de structures familiales qui diffèrent de celle de la classe moyenne occidentale. Cela marque un tournant sociologique et anthropologiste dans le discours de Chodorow.

Premièrement, elle observe une famille de la classe ouvrière dans l’Est londonien. Les filles demandent conseil à leur mère en ce qui concerne des questions telles que la grossesse ou encore la gestion de leur argent. Le père est marginal, comme s’il était exclu de la relation, car il n’est pas parvenu à gagner assez d’argent.

Ensuite, elle s’intéresse à une famille javanaise dans laquelle les femmes ont le plus de pouvoir au sein du couple. Elles prennent des décisions financières. Malgré ce pouvoir, la relation mère-fille reste très forte dans cette culture.

Enfin, des familles indonésiennes sont décrites, des Atjehnais. Les femmes restent au domicile parental toute leur vie et les hommes ne sont tolérés dans la maison que s’ils apportent de l’argent, mais sont traités comme des enfants.

Dans ces trois familles, la relation mère/fille reste très forte depuis la naissance jusqu’à l’âge adulte

Cela montre bien que la solution aux inégalités hommes/femmes n’est pas de détruire le lien entre une mère et sa fille. En fait, il faut remarquer que dans les trois configurations que Chodorow observe, l’identification de genre sous-tend une vision positive de la féminité.

L’autrice suggère donc pour conclure que le fait de donner plus de responsabilités économiques aux femmes et d’arrêter de les dévaluer serait une solution aux problèmes d’inégalités de genre.

« Boys need to grow up around men who take a major role in child care, and girls around women who, in addition to their child-care responsibilities, have a valued role and recognized spheres of legitimate control. These arrangements could help to ensure that children of both sexes develop a sufficiently individuated and strong sense of self, as well as a positively valued and secure gender identity. »

Tu sais maintenant tout sur le texte sur le genre de Nancy Chodorow, à toi de le réemployer dans tes expressions écrites. Si tu veux compléter les notions que tu viens d’apprendre, rendez-vous ici, un article sur les autrices féministes de la littérature, car Chodorow en mentionne certaines dans son article.