Définie comme abus de force, la violence semble d’emblée aller à l’encontre de toute forme de création : elle semble dédiée entièrement au chaos et à la destruction. Or, la pensée nietzschéenne offre un regard novateur sur la notion de violence : dénigrée et rejetée jusque là, il défend au contraire l’affirmation de la violence.

Comprise au travers du prisme nietzschéen – et plus particulièrement de la Généalogie de la morale que nous citerons ici -, la violence apparaît en effet davantage comme une force créatrice nécessaire au développement du sujet, si ce n’est à son accomplissement en tant qu’individu.

La violence comme force créatrice nécessaire à l’accomplissement de l’individu

La violence, motrice de la volonté de puissance

La volonté de puissance se comprend comme une force créatrice, permettant à tout sujet d’atteindre le surhomme qui repose en lui. Ainsi, le surhomme se bâtit en transcendant l’homme, et en épousant les formes dionysiaques qu’il recèle en lui.

En effet, contrairement à l’énergie apollinienne cherchant l’uniformisation du monde par la dissolution du sujet dans un tout social harmonique, l’énergie dionysiaque défend un processus d’individualisation du sujet, qui lui permet de s’accomplir : c’est ce que défend Nietzsche dans La Naissance de la tragédie. Reposant donc sur les principes de démesure et de chaos, l’énergie dionysiaque anime la volonté de puissance du sujet : elle est donc nécessaire à son accomplissement en tant que surhomme. La volonté de puissance, qui use de la violence pour s’affirmer, repose sur l’application d’un renversement de la morale classique ou commune.

En effet, la morale nietzschéenne prescrit l’usage de la force, de la création, mais également du chaos et de la destruction dans le but de s’émanciper des carcans moraux qui empêchent le surhomme de se réaliser. Or, selon la pensée nietzschéenne, fortement inspirée par la morale grecque, la morale moderne se refuse au chaos qui recèle en tout homme, et tend à l’isoler et le contenir en l’homme. Il faut donc libérer ce chaos.

L’affirmation de la violence comme force libératrice et créatrice

Renversant comme à son habitude la morale moderne, Nietzsche encourage en effet la libération de ce chaos grâce à la force dionysiaque, ainsi qu’à sa maîtrise, pour en faire une force. En affrontant ce chaos intérieur, refoulé par la pression sociale, le sujet gagne alors en individualisation, dans la mesure où il révèle sa véritable personnalité exempte des contraintes morales et sociales.

L’approbation du chaos dionysiaque est donc certes violente, car fondée sur l’absence d’ordre et sur une spontanéité démesurée, mais elle également créatrice et apaisante, puisqu’elle libère le sujet du poids de la morale. La métamorphose du chameau en lion (voir les 3 métamorphoses nietzschéennes dans Ainsi parlait Zarathoustra) illustre cette acceptation, ainsi que la revendication du chaos intérieur au sujet, qui lui permettent de se libérer du poids de la morale.

Si donc elle se définit comme un abus de force, la violence semble omniprésente dans le processus de transfiguration du sujet s’élevant vers le surhomme qui l’habite. La violence apparaît alors, sous cet usage, comme une force créatrice à l’origine de la libération et  de l’accomplissement du sujet : elle est donatrice de sens.

La violence comme force créatrice, car donatrice de sens

Donner du sens à l’existence par l’affirmation de violence

S’abandonner à cette forme de violence naturelle et nécessaire à la perpétuation de la vie initie en effet le processus de transfiguration de l’individu. C’est cette spontanéité libre existant en tout sujet qui permet l’individualisation des sujets. La violence permet donc de créer de nouvelles formes, à savoir des individus singuliers, plus ouverts d’esprit et puissants, car accomplis :

Vivre, c’est affirmer et défendre une forme.

Généalogie de la morale

Nietzsche suggère ainsi que la vie en elle-même consiste à défendre son individualité quoiqu’il advienne. Accepter de faire usage de la violence, en tant que force qui meut la volonté de puissance, c’est donc pouvoir se donner une forme, dans la mesure où seule la violence permet à l’individu de se réaliser :

On ne voit pas la prémisse dont disposent les forces spontanées, envahissantes, agressives (…). Ce faisant, on déni dans l’organisme même le rôle dominateur des fonctionnaires suprêmes chez qui la volonté de vie apparaît active et donatrice de forme.

Généalogie de la morale

La volonté de puissance est ainsi un dépassement, une transcendance de soi, source de création de nouvelle valeurs. On comprend donc qu’il est dangereux de la refuser.

Le danger du refus de la violence

Le refus de l’affirmation de la volonté de puissance représente ainsi deux dangers selon Nietzsche.

D’abord, et comme nous l’avons suggéré précédemment, ce refus conduit à l’échec de l’individualisation du sujet, qui succombe au poids de la morale et se destine à la soumission. Mais aussi, la frustration engendrée par cet étouffement de la volonté de puissance conduit à sa décadence, qui se manifeste par des pulsions d’emprise et de violence stérile. En cela, nier la force de la volonté de puissance peut conduire le sujet à se consumer intérieurement, et orienter la force violente qui l’habite non pas vers la création et l’accomplissement; mais vers la destruction et l’anéantissement de toute volonté.

Nietzsche souligne ainsi que refuser de dompter la violence naturelle qui anime la volonté de puissance revient à condamner l’individu à la décadence. En effet, tandis que le nihilisme actif oriente la volonté de puissance de l’individu vers la création de soi, le nihilisme passif  équivaut à la décadence du sujet abandonnant sa volonté de puissance. Dès lors, l’acceptation et l’emploi de la violence de la volonté de puissance est une condition nécessaire à l’accomplissement de l’individu.

Conclusion

Dans la pensée nietzschéenne, la violence joue un rôle moteur pour l’individu et son individuation : il ne peut donc la renier sans s’exposer à la décadence, et en cela, à la négation de sa volonté de puissance. Refuser la violence revient donc à dénaturer l’individu lui-même, qui ne peut s’accomplir sans se saisir de cette violence pour la transformer en force créatrice.

Nietzsche expose ainsi une vision nouvelle de la violence, en contradiction avec les valeurs politiques et religieuses de son temps : la violence se présente ici comme un abus de force non pas destructeur, mais au contraire, fertile et créateur, permettant à l’individu de s’élever vers une version de lui-même plus authentique, forte et singulière : le surhomme.

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