“L’Adieu” est un poème d’Apollinaire extrait d’Alcools, recueil publié en 1913. Il s’agit d’un quintile composé en hommage à Victor Hugo et à sa fille Léopoldine : Hugo pleure celle-ci dans le célèbre “Demain dès l’aube“, lui apportant ce “bouquet (…) de bruyère en fleurs” qu’évoque ici Apollinaire. Le poème, cependant, est également composé pour Annie Playden, dont Apollinaire tombe follement amoureux en 1901, mais qui le quitte en 1913 : il s’agit donc de chanter l’élégie face à un amour défunt.

Si tout Alcools présente plusieurs intérêts pour la notion du monde, nous souhaitons donc ici nous concentrer sur le rapport entre monde, temps et éternité dans ce poème. Ce magnifique quintile permet en effet de penser l’amour et la nostalgie via le rapport du sujet élégiaque au monde, monde que l’amoureux déchu souhaite quitter.

I/ “L’Adieu” : présentation du poème

J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t’en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends

Tu remarqueras d’abord qu’il n’y a aucune ponctuation dans ce poème : c’est en effet un des projets phares d’Apollinaire que de supprimer la ponctuation dans tout Alcools, dans la perspective d’établir une forme de modernité poétique.

Quant à sa structure, le poème est un quintile, composé en octosyllabes. Il y a deux rimes suffisantes (yère/byère, t’en/-tends), dont l’axe de symétrie correspond au troisième vers.

“Nous ne nous verrons plus sur terre” marque donc une frontière, que l’on peut interpréter comme la frontière entre ciel et terre. A cette frontière se trouve le poète, présent entre deux mondes.

II/ Le poète comme enchanteur du monde

Plusieurs interprétations de ce poème existent, qui sont tout aussi intéressantes et plausibles les unes que les autres, et présentent des éléments tout à fait intéressants pour penser le rapport de l’artiste au monde, ainsi que le rapport de l’amoureux au monde.

A/ Le poète comme passeur vers le monde des défunts

Une première interprétation consiste à lire ce poème comme un hommage à Léopoldine Hugo : décédée à 19 ans, on raconte qu’Apollinaire aurait composé “L’Adieu” en visitant sa tombe, comme un hommage à Victor Hugo.

On remarque en effet la référence au bruyère ; certains commentateurs pensent donc qu’Apollinaire prête ce discours à la défunte, Léopoldine, qui parlerait ainsi à ses proches comme pour les consoler.

Il s’agirait ainsi pour le poète de créer un personnage hors du monde pour consoler ceux qui sont encore ici-bas : “Et souviens-toi que je t’attends” est comme une promesse de retrouvailles après la mort (Hugo lui-même écrit “Vois-tu, je sais que tu m’attends” dans “Demain, dès l’aube” ).

B/ Le poète comme amoureux transfigurateur de monde

Cependant, ce vers donne également lieu à une seconde interprétation : elle consiste à voir dans “L’Adieu” un poème d’amour, dédié à une des femmes de la vie d’Apollinaire, Annie Playden.

La lecture du poème est alors un peu différente : la première personne (“J’ai cueilli” , “Nous ne nous verrons” et surtout “je t’attends” ) est l’amoureux déçu, qui s’adresse à la femme aimée qui le quitte : Annie Playden quitte l’Europe – et donc Apollinaire – pour l’Amérique en 1904.

Il s’agit donc de poser sur papier un amour qui se veut éternel : subvertissant ainsi les limites temporelles et spatiales, Apollinaire écrit une lettre à celle qui l’a quitté, l’enjoignant à revenir, quitte à l’attendre éternellement.

Est-ce donc le poète qui parle, ou la défunte ? S’adresse-t-on à une femme morte, ou à un amour passé ? Dans tous les cas, il s’agit pour Apollinaire de subvertir les limites du temps. Autrement dit, le poète est hors du monde parce qu’il est hors du temps.

III/ Hors du monde, hors du temps

A/ L’amour au-delà du monde terrestre

Revenons sur notre deuxième interprétation. Il faut pour l’approfondir faire le lien entre deux poèmes : celui-ci, “L’Adieu”, et “Adieu” , un autre poème d’Apollinaire, paru dans les Poèmes à Lou (1914).

La similarité (voire la quasi-identité) des titres permet ainsi de les rapprocher, notamment par ces deux vers d'”Adieu” :

L’amour est libre il n’est jamais soumis au sort
O Lou le mien est plus fort encor que la mort

S’il ne s’adresse ici pas à la même femme, l’idée est la même : il s’agit pour le poète de proférer un amour “plus fort (…) que la mort” , c’est-à-dire un amour qui transcende les barrières du monde sensible et du temps pour se loger dans l’éternité.

Le poète déjoue donc le passage du temps qu’il déplore, notamment en inscrivant ses mots sur le papier, procédé éternalisant que des poètes comme Ronsard ou Baudelaire évoquent sans cesse. Le poète a ce pouvoir de rendre les choses immémorielles : en cela, il est hors du monde, puisqu’il est se distingue du commun des mortels par son activité créatrice.

B. L’élévation hors du temps

Ainsi, le “souviens-toi que je t’attends” de la fin de “L’Adieu” montre à la fois la capacité d’attente éternelle du poète, pour qui le temps n’est en fait plus rien, et la peur que l’autre, appartenant toujours au monde terrestre, n’ait pas cette même puissance de mémoire éternelle.

De manière générale, le temps qui passe et sa mémoire est un voire le thème phare d’Apollinaire, dans Alcools encore plus que dans tous ses autres recueils.

Si vous voulez citer d’autres poèmes que ceux-ci sur la question du temps, de l’éternité et de l’échappée hors du monde chez Apollinaire, Alcools vous laisse donc l’embarras du choix :

IV/ Le poète aux limites du monde sensible

Les limites temporelles ne sont donc rien pour le poète : mais c’est également le cas des limites spatiales. Il montre ainsi sa capacité d’absolu.

A. Le poète, capable d’absolu

Voici ce qu’Apollinaire écrit également à Lou dans “Adieu” :

Un coeur le mien te suit dans ton voyage au Nord

(…) Un cœur le mien te suit jusques au bout du monde

Il s’agit dans ce poème de demander à Lou, ou Louise de Colligny, avec qui Apollinaire a une liaison de 1914 à 1917, de lui écrire alors qu’il est au front.

Or, même depuis les tranchées, Apollinaire prétend transcender les barrières de l’espace pour rejoindre sa compagne, où qu’elle soit. De même pour Annie quelques années plus tôt, qu’il souhaite suivre en Amérique par les mots.

Ainsi, les deux poèmes sont en fait deux adieux ironiques : le poète relève en fait d’un monde particulier, en ce que les barrières du monde terrestre, qu’elles soient temporelles ou spatiales, ne le séparent pas de ses proches comme le reste des mortels, qui subit l’espace partes extra partes.

Dès lors, le poète, par le poème, ne subit aucune limite. C’est encore une des raisons pour lesquelles Apollinaire supprime la ponctuation de la plupart de ses recueils : cette absence de limite, c’est-à-dire cette appartenance à un monde au-delà du sensible, vise à être traduite littéralement et matériellement par la fluidité des vers et l’absence de limites extérieures des vers, qui dans la langue, se traduisent par la ponctuation.

Mais on voit également dans “L’Adieu” que le poème forme, malgré son absence de frontières, une totalité close : il comporte le monde sensible (“sur terre” , “brin de bruyère” ) et le monde de l’au-delà, passé (“j’ai cueilli” ) mais aussi futur (promesse de retrouvailles). C’est par sa capacité d’absolu que le poète forme donc un monde, mais c’est aussi parce qu’il est capable de fixer l’indicible.

B. Fixer l’indicible

En effet, si le “brin de bruyère” donne la marque du monde sensible, il est également cette “odeur du temps“, qu’il s’agit pour le poète de cueillir et de garder, pour la fixer dans le temps.

Ce vers est une anacoluthe, c’est-à-dire une rupture de la syntaxe : elle signifie que l’odeur du temps est celle du brin, qui a donc l’odeur de l’indicible. En se matérialisant par les mots via la métaphore de la plante, cette odeur du temps, d’habitude éphémère et ineffable comme le devenir lui-même, acquiert une forme de matérialité, qui lui donne donc de la consistance, c’est-à-dire de la permanence.

Mais cette matérialisation est infaisable pour le commun des mortels : seul le poète en est capable, par un jeu de correspondances, c’est-à-dire l’utilisation et la liaison particulière des mots entre eux (l’anacoluthe, et plus généralement la poésie), qui transcende leur signification normale et donc la réalité. Autrement dit, seul le poète peut fixer l’indicible, par la création d’un monde qui a ses codes propres.

C. Chanter le monde des défunts : les “glaciers de la mémoire”

On comprend donc pourquoi, en plus du temps et de l’éternité, la mort – point culminant du temps – est un thème phare chez Apollinaire.

En tant que poète, il a en effet cette capacité de transcender les limites du monde vivant pour atteindre le monde des défunts. C’est notamment ce que l’on comprend dans “La Maison des morts” (Alcools) :

Car y a-t-il rien qui vous élève

Comme d’avoir aimé un mort ou une morte

On devient si pur qu’on en arrive

Dans les glaciers de la mémoire

A se confondre avec le souvenir

On est fortifié pour la vie

Et l’on n’a plus besoin de personne

En fixant sur le papier cet “am[our d’]un mort ou une morte” , Apollinaire bâtit “les glaciers de la mémoire” , c’est-à-dire une matérialisation de l’éternité. Ainsi, il s’ “élève” et devient “pur” , c’est-à-dire divin. On comprend donc que seul le poète peut décrire le monde des défunts, en ce qu’il a accès à un autre monde.

On peut ainsi relier ces vers de “La Maison des morts” à ceux de “L’Adieu” :

Une morte assise sur un banc (…)
Laissait un étudiant (…)
Lui parler de fiançailles

Je vous attendrai
Dix ans vingt ans s’il le faut
Votre volonté sera la mienne

Je vous attendrai
Toute votre vie
Répondait la morte

Le poète fait parler les morts : il est une voix qui semble venir d’outre-tombe, ou plutôt d’outre-monde. Il relie ainsi le monde sensible et l’au-delà, en les mettant tous les deux en scène.

Conclusion

Dans “L’Adieu” , Apollinaire accomplit le projet baudelairien d’élévation du poète hors du monde. Il relie ainsi le monde sensible (le brin de bruyère) et le monde des défunts, en fixant l’indicible (l’ “odeur du temps” ) pour l’éternité.

En créant un monde où les frontières disparaissent, la poésie permet donc de subvertir les limites du temps et de l’espace qui caractérisent le monde sensible. Le poète a donc un rapport particulier au monde : il en crée un en s’en échappant, tout en puisant son inspiration de ce même monde.

Des poèmes comme celui-ci, “Adieu” (Poèmes à Lou) ou encore “La Maison des Morts” (Alcools) te permettront donc d’étayer tes dissertations sur le monde, qu’il s’agisse d’évoquer le rapport entre monde sensible et au-delà, la poétique du monde, le rapport entre monde, temps et éternité, ou encore le rapport particulier du poète au monde.