Pour célébrer l’automne avant l’arrivée de l’hiver, nous te proposons une analyse du fameux « Chant d’automne » baudelairien – véritable éloge funèbre dédié à cette saison, et parfait donc pour une fin de novembre.
Si son intérêt esthétique est immense – dix articles ne suffiraient pas à lui rendre justice -, nous nous concentrerons ici sur la vision du monde qu’il dépeint. Ce texte révèle en effet ce que nous pouvons nommer, avec F. Brétécher, une poétique du monde, où l’artiste établit un rapport au monde tout à fait nouveau et propre à la modernité : il crée le monde aussi bien qu’il le sublime.
Baudelaire et son oeuvre
Avant toute chose, rappelons le projet littéraire des Fleurs du Mal, publié et condamné pour outrage aux moeurs en 1857.
Son titre l’indique fort bien : ce recueil de poèmes a pour projet d’unir le laid et le beau. Il s’agit en effet de créer un objet harmonieux dont l’inspiration se logerait dans les recoins les plus obscurs possibles : célébrer le pouvoir quasi divin du poète avec une charogne ; célébrer les femmes – même s’il entretient avec elles un rapport fort ambigu – avec une muse mourante ; célébrer l’élégance de la poésie en la rapprochant d’un oiseau gauche ; célébrer l’automne en déplorant la mort de l’été.
“Chant d’automne”
I
Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;
Adieu, vive clarté de nos étés trop courts !
J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres
Le bois retentissant sur le pavé des cours.Tout l’hiver va rentrer dans mon être : colère,
Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,
Et, comme le soleil dans son enfer polaire,
Mon coeur ne sera plus qu’un bloc rouge et glacé.J’écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;
L’échafaud qu’on bâtit n’a pas d’écho plus sourd.
Mon esprit est pareil à la tour qui succombe
Sous les coups du bélier infatigable et lourd.Il me semble, bercé par ce choc monotone,
Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.
Pour qui ? – C’était hier l’été ; voici l’automne !
Ce bruit mystérieux sonne comme un départ.II
J’aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,
Douce beauté, mais tout aujourd’hui m’est amer,
Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l’âtre,
Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.Et pourtant aimez-moi, tendre coeur ! soyez mère,
Même pour un ingrat, même pour un méchant ;
Amante ou soeur, soyez la douceur éphémère
D’un glorieux automne ou d’un soleil couchant.Courte tâche ! La tombe attend ; elle est avide !
Ah ! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,
Goûter, en regrettant l’été blanc et torride,
De l’arrière-saison le rayon jaune et doux !
Ce poème s’inscrit exactement dans le projet poétique sus-cité : il s’agit d’y unir complainte et beauté, devenir et éternité, mort et magnificence. C’est en effet en célébrant et pratiquant l’union des contraires que le poète prouve son pouvoir absolu : il montre que seul le poète peut atteindre “l’essence divine” du passage entre deux saisons, c’est-à-dire l’abolition du temps, qui pousse le commun des mortels à passer de l’été vivifiant à l’hiver mortifère. Voyons donc comment sa structure met en exergue ce passage.
Structure du poème
La structure-même de “Chant d’automne” traduit en effet l’ambivalence d’un devenir que Baudelaire cherche à fixer, tout en le déplorant. Composé en alexandrins, il comporte deux parties :
- L’une élégiaque, maudissant avec véhémence le passage du temps, à la manière de L’horloge. Baudelaire y compare l’avènement de l’hiver à une véritable apocalypse, utilisant l’image du “choc” pour mimer par un rythme solennel la violence du froid qui s’engouffre en lui – comme un spectre ;
- l’autre plus douce – du moins au début -, où il s’adresse à une femme qui n’est jamais nommée, mais qui joue le rôle de réceptacle – comme souvent chez le poète – faussement rassurant, dont la chaleur ne peut combler l’horreur de l’hiver.
S’adressant à une énième muse, il semble ici opérer une projection du Moi dans l’autre, ce que Rabaté, dans Quelques raisons d’être bref, voit comme une opération esthétique cruciale chez Baudelaire. Elle consiste à prendre l’autre comme un monde à part servant à s’y projeter, afin de déployer ses capacités d’extériorisation. Cette projection sert non seulement à re-créer le monde, mais également à le sublimer.
Peindre le monde
L’artiste comme créateur de monde
Dans Le peintre de la vie moderne, Baudelaire évoque en effet l’artiste comme “homme du monde” (chapitre 3) : l’artiste – qu’il soit peintre ou poète – non seulement est dans le monde, mais il crée un monde. Il prend l’exemple de M. Constantin Guys, lui-même peintre, dont les aquarelles sont à l’époque très prisées ; mais ce n’est qu’un prétexte pour expliciter, entre autres, sa conception du poète, à savoir qu’il a ce pouvoir créateur de monde.
En effet, l’artiste, selon Baudelaire, ne se contente pas d’une simple mimesis par laquelle la nature serait recopiée à la perfection. Le monde étant aux yeux des Modernes toujours insuffisant (dans le même recueil, Baudelaire enjoint chacun à “[s’envoler] bien loin de ces miasmes morbides”), le rôle de l’artiste consiste non pas à le recopier dans son imperfection, mais à recréer un monde plus beau, pour pallier le désenchantement du nôtre. Ainsi décrit-il le geste créateur :
Les choses renaissent sur le papier, naturelles et plus que naturelles, belles et plus que belles, singulières et douées d’une vie enthousiaste comme l’âme de l’auteur (…). Tous les matériaux dont la mémoire s’est encombrée se classent, se rangent, s’harmonisent.
L’artiste – et a fortiori le poète – est donc semblable au démiurge : il peint le monde, mais sans l’imiter ; il crée un monde singulier, rendant la nature plus belle qu’elle ne l’est, créant une harmonie qu’on n’y retrouve pas. Ainsi, c’est parce que le poète com-pose – au sens où il pose ensemble, en ordre – qu’il crée un cosmos : le poète produit une totalité harmonieuse, qui pallie la déficience d’ordre propre au devenir de la vie quotidienne.
Le poète comme sublimeur de monde
Le rôle du poète est donc de sublimer le monde, c’est-à-dire de l’élever. Or, en quoi le “Chant d’automne” de Baudelaire sublime-t-il l’automne ? Ne dit-il pas plutôt son inexorable mort, déplorant sa vie brève et de manière générale, le passage du temps et des saisons ? Comment voir de manière général chez Baudelaire une sublimation du monde, alors qu’il semble passer son temps à en déplorer la tristesse ?
Il faut en réalité prendre en compte sa conception du poète comme créateur. Baudelaire pense le poète comme démiurge au sens où il produit le monde, mais également au sens où il surplombe ce dernier comme un être éternel.
Expliquons-nous. Comme Ronsard racontant à Hélène qu’elle ferait mieux de coucher avec lui avant de mourir, Baudelaire voit le poète comme un être éternel, divin, qui “gard[e] la forme et l’essence divine / De nos amours décomposés“. Cette citation, qui clôt “Une charogne“, est cruciale : le poète garde du monde ce qu’il souhaite éternel : il rend le monde éternel en le prenant comme objet de ses poèmes.
Dès lors, on comprend que le poète sublime le monde : il n’en garde que le beau, et l’élève au rang surhumain, le sublime étant l’infiniment grand, le divin. La “vive clarté de nos étés trop courts“, par exemple, est toujours présente ; ancrée sur le papier – encrée -, elle ne s’éteint jamais. De même pour la “lumière verdâtre” de cette “Douce beauté“, ou encore “l’été blanc et torride” et “De l’arrière-saison le rayon jaune et doux“, qui clôturent ce “Chant d’automne” comme pour pour se sceller dans l’éternité.
Cela rejoint donc ce que Baudelaire, encore dans le chapitre III du Peintre de la vie moderne, décrit du processus de création ; selon lui, lorsqu’une oeuvre d’art est créée, alors
“La fantasmagorie a été extraite de la nature“.
Deux interprétations de cette citation sont possibles, qui se rejoignent :
- Le poète efface la fantasmagorie du monde, c’est-à-dire son caractère spectral, mortifère (en un mot, ce qui donne lieu au spleen), son activité étant “vivifiante” ;
- Le poète utilise cette fantasmagorie comme matériau de création ; elle est extraite au sens chimique.
On comprend donc encore le titre des Fleurs du Mal, et en quoi “Chant d’automne”, malgré son aspect élégiaque, sublime le monde : c’est en tirant du monde ses aspects les plus ténébreux que le poète crée un objet d’autant plus harmonieux qu’il célèbre ce qui est d’habitude déploré. Il s’agit ainsi d'”extraire” la “fantasmagorie” du monde comme inspiration, c’est-à-dire la détresse provoquée par la fin de l’automne. D’où le second couplet : si l’on peut d’abord croire que Baudelaire s’adresse à une femme, on peut également penser qu’il s’adresse, en fait, à cette muse qu’est l’été lui-même (les yeux verts, la “longue lumière”, caractérisent les jours de juin), dont la mort l’inspire ; or, cette inspiration est créatrice, et doit donc être remerciée.
Ainsi, que “Ce mystérieux bruit sonne comme un départ” évoque sans doute un “départ” créatif, c’est-à-dire l’inspiration comme mouvement vers un horizon de nouveauté. Qui plus est, ce vers est le dernier du premier couplet : c’est dire qu’une fin peut être créatrice, en ce que le second couplet, dont le premier vers provoque la surprise par son changement de ton, rompt radicalement avec le précédent.
C’est pour mieux s’achever, au dernier vers, sur “le rayon jaune et doux”, qui contraste avec “les froides ténèbres” du tout premier vers : Baudelaire est à rebours, renversant le cours du temps, et fait du poème un retour à la chaleur de l’été, et non une plongée dans l’hiver ; la poésie devient alors ce monde à part, capable d’aller à contre-courant du nôtre pour nous en consoler.
Conclusion
On peut avancer que selon Baudelaire, le poète est semblable au démiurge, et ce de deux manières. D’abord, parce il crée un monde, embellissant la nature ; mais il divinise également ce monde, en tant que le poète reste écrit et ancré, contrairement au temps qui passe, que seul l’artiste peut donc fixer. La poésie est donc le lieu de l’éternel : et en cela, le poète, comme Dieu, est hors du monde.
Mais s’il ne semble pas y appartenir, l’artiste puise néanmoins dans le monde le matériau nécessaire à sa création. L’ambigûité – et le drame de l’artiste peut-être – est que le monde est sa muse, qu’il cherche pourtant sans cesse à embellir. C’est pourquoi cet embellissement, chez Baudelaire, est un composé de laid (le temps qui passe, la mort, la maladie) et de beau ; cette harmonisation des éléments du monde prouvent à nouveau le pouvoir du poète, qui divinise des “amours décomposées”, c’est-à-dire qui harmonise ce qui est donné comme disharmonieux au commun des mortels. Ainsi, seul le poète, par sa capacité créatrice, son génie et son inspiration, peut aux yeux de Baudelaire changer la boue en or, c’est à dire rendre le monde plus harmonieux – “tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or“, écrit-il dans l’appendice des Fleurs du Mal.
Mais c’est donc dire que notre monde ne suffit pas, et qu’un autre est nécessaire. Un dédoublement du monde a donc lieu pour l’artiste : celui-ci quitte d’abord le monde en une élévation, pour le recréer ensuite par l’encre, dans un mouvement non plus poétique mais poiétique, c’est-à-dire créateur d’être. La poétique du monde – le monde comme objet de poème – devient donc poiétique du monde – le poème comme monde lui-même.