Dans la première partie de cette série de deux articles sur la Critique de la violence de Benjamin, nous t’avons parlé de la violence du droit, que le philosophe allemand entreprend de critiquer. Il distingue ainsi la violence fondatrice du droit, qui crée un droit nouveau, de la violence conservatrice du droit, qui sert à maintenir un droit existant. Nous te conseillons de lire la première partie de l’article avant celle-ci. Dans cette seconde partie, nous te présenterons les formes de violence non juridique que Benjamin analyse, pour les opposer à la violence du droit.

Pour cela, nous te présenterons son analyse de la grève générale, qu’il distingue entre une grève qui vise à modifier le droit, et une grève proprement révolutionnaire. Ensuite, nous te parlerons de la distinction entre violence divine et violence mythique, qui permet de faire apparaître le caractère non juridique de la violence divine. Enfin, nous te montrerons en quoi, pour Benjamin, le commandement divin se distingue du droit.

Grève générale politique et grève générale prolétarienne

La violence du droit de grève

Au début du texte, Benjamin avait caractérisé la grève comme une forme de violence fondatrice d’un droit nouveau. Le droit de grève serait ainsi un “droit à la violence” donné aux travailleurs. On pourrait répondre à cette idée que la grève n’implique pas nécessairement la violence physique. Mais si Benjamin caractérise la grève comme une violence, c’est parce qu’elle est un “moyen de chantage” . Les travailleurs stoppent le travail pour obtenir une reprise à leurs conditions, exerçant ainsi un chantage sur leur patron ou sur le gouvernement.

A ce stade du texte, Benjamin n’approfondit pas la distinction entre différents types de grève, et parle seulement du droit de grève que l’Etat concède. Cette analyse ne vaut pourtant que pour un type de grève précis : la grève politique. Plus loin dans le texte, il approfondit donc l’analyse en distinguant la grève générale politique de la grève générale prolétarienne. Cette distinction vient des Réflexions sur la violence de Georges Sorel, que Benjamin cite longuement pour cette analyse.

La grève générale politique

La grève générale politique est une grève qui vise un simple transfert de pouvoir. A ce titre, elle est fondatrice d’un droit nouveau. Elle est dirigée par des politiciens socialistes, qui entendent arriver au pouvoir pour changer la structure de l’Etat. Elle vise donc à un simple changement de maîtres. Dans de telles conditions, explique Sorel que cite Benjamin,

La grève générale politique […] montre comment l’Etat ne perdrait rien de sa force, comment la transmission se ferait de privilégiés à privilégiés, comment le peuple des producteurs arriverait à changer de maître.

La grève générale politique est justement un moyen violent, parce qu’elle vise à exercer une contrainte sur d’autres, afin qu’ils agissent d’une certaine façon. Mais la grève générale prolétarienne, elle, n’est ni violente à proprement parler, ni fondatrice de droit : elle est destructrice de l’Etat.

La grève générale prolétarienne

La grène générale prolétarienne ne vise en effet pas à instaurer de nouveaux maîtres. Lorsqu’elle a lieu, c’est

avec la résolution de ne reprendre qu’un travail intégralement transformé, qui ne soit plus un travail imposé par l’Etat – cette sorte de grève ne provoque pas tant un tel bouleversement qu’elle ne le réalise.

Elle n’est donc pas un moyen pour voir certaines revendications satisfaites par l’Etat. Elle ne provoque pas un changement en faisant pression sur le gouvernement ou le patronat, mais réalise le bouleversement qu’elle souhaite, au sens où les travailleurs s’organisent par eux-mêmes pour créer la forme de société qu’ils veulent. C’est donc un acte non violent, parce qu’il s’agit moins de contraindre quiconque que de se libérer soi-même. Elle n’est pas non plus fondatrice de droit, mais “anarchiste” .

Cette analyse ne signifie pas que la grève générale prolétarienne ne peut pas provoquer des conséquences violentes (par exemple, une crise économique de grande ampleur). Benjamin se situe sur un autre plan. Il entend montrer qu’en elle-même, la grève générale prolétarienne n’est pas un moyen violent, parce qu’elle n’est pas un moyen de chantage, mais elle réalise les transformations qu’elle vise à faire advenir.

Violence mythique et violence divine

Suite à cette première distinction, Benjamin en pose une seconde, qui permet là aussi de montrer qu’il existe des formes de violence non juridique. D’un côté, la violence mythique est à l’origine de la violence du droit, même si elle en est différente. De l’autre, la violence divine est radicalement différente de la violence du droit.

La violence mythique

La violence mythique désigne la violence des dieux des mythologies grecques et romaines. Cette forme de violence n’est pas un moyen en vertu d’une fin, comme l’est le droit. En ce sens, elle n’est pas juridique. En effet, la violence mythique est une manifestation de l’existence des dieux. Elle ne s’exerce pas en vertu d’une loi qui aurait été transgressée, mais d’un destin inéluctable. Cette forme de violence est donc immédiate : elle ne vise pas autre chose qu’elle-même.

Pourtant, Benjamin fait l’hypothèse suivante : la violence mythique pourrait être à l’origine de l’ordre juridique. La loi prétend en effet s’imposer à la manière du destin, au sens où la faute entraînerait inéluctablement le châtiment, dont il serait impossible de se soustraire. Ainsi, on retrouve dans la loi moderne le principe selon lequel ignorer la loi ne préserve pas de la punition. La loi est censée être toujours suivie d’un châtiment, comme si le châtiment était un destin qui frappait le condamné.

La violence divine

La violence divine, elle, s’oppose radicalement à la violence mythique. Elle est expiatoire. Dans les épisodes de la Bible où Dieu frappe durement une personne, ou un peuple entier (les Egyptiens, ou les habitants des villes de Sodome et Gomorrhe par exemple), il le fait pour laver les péchés par la destruction. Ainsi, si elle est destructrice, il s’agit bien de laver les péchés et, sur les décombres de la violence, de sauver l’âme de ceux qui survivent. En ce sens,

La violence divine est une violence pure envers toute vie, pour le bien des vivants.

Mais on retrouve cette forme de violence dans des domaines qui ne relèvent pas de la tradition religieuse. Par exemple, selon Benjamin, la violence éducative se rapproche de la violence divine. Dans tous les cas, cette violence est destructrice, mais elle ne l’est jamais absolument. Elle ne détruit pas tout, parce que les destructions qu’elle crée visent à sauver ceux qui subsistent.

La distinction entre les commandements divins et les normes juridiques

Benjamin écrit son texte en 1921, quelques années après la Première guerre mondiale. A son époque, le caractère sacré de la vie est mis en avant par les mouvements pacifistes, pour s’opposer à la guerre et à la violence politique. Il sait donc qu’en semblant mettre en avant la violence divine, il s’expose à de sévères critiques, au nom du sixième des Dix Commandements : “tu ne tueras point” . Or, pour Benjamin, ce commandement a été mal compris :

Ce commandement précède l’acte, comme si Dieu “s’interposait” avant qu’il n’ait lieu. Mais, aussi vrai que ce n’est pas la crainte de la sanction qui incite à observer le commandement, celui-ci demeure incommensurable et inapplicable à l’acte déjà perpétré […]. Ce n’est pas un critère de jugement, mais une norme de l’agir pour la personne ou la communauté agissante, qui doit en débattre seule avec elle-même et, dans des cas exceptionnels, prendre sur elle la responsabilité d’en faire abstraction.

Dans la citation ci-dessus, l’interdit de tuer apparaît comme une “norme de l’agir” . C’est donc une règle qui doit guider l’action avant qu’elle ait lieu.

L’interdit de tuer, “une norme de l’agir”

Ce commandement signifie qu’il ne faut pas tuer, et qu’il faut toujours garder cela à l’esprit avant de faire un choix. Mais ce n’est pas pour autant un “critère de jugement” : il ne sert pas à juger de l’extérieur ce qui a déjà été fait. C’est donc bien la personne ou la communauté concernée qui doit en débattre seule. Or, elle peut prendre la responsabilité de s’abstraire de ce commandement dans des cas exceptionnels.

Est-il interdit de tuer en toute circonstance ?

Benjamin opère la distinction entre une norme de l’agir d’une part, et une loi qui permettrait de juger d’une action après coup d’autre part, pour refuser une autre interprétation du commandement de ne pas tuer. En effet, si on pense que ce commandement peut permettre de juger des actes déjà commis, alors il serait interdit de tuer en toute circonstance. Pourtant, ce n’est pas le cas.

En effet, si aucun motif ne peut justifier de tuer, cela signifie que la survie corporelle est préférable à tout. Par exemple, cela signifie qu’il vaut mieux survivre le plus longtemps possible, quitte à subir la tyrannie. Or pour Benjamin, cette proposition est “fausse et même ignoble” . Il ne s’agit pas pour lui de nier le caractère sacré de la vie. Ce qui est sacré, ce n’est pas la “vie nue”, c’est-à-dire la pure et simple survie biologique. Il est donc faux de dire, au nom du caractère sacré de la vie, qu’il est toujours injustifié de tuer.

Conclusion

La difficulté de cette partie du texte de Benjamin vient du fait qu’elle mèle une réflexion théologique et une réflexion politique sur la violence. Dans un même mouvement, il tente de distinguer différents types d’action politique, pour justifier une politique révolutionnaire, et propose une interprétation théologique sur la nature de la violence divine.

Si nous avons donc vu, dans le premier article, comment Benjamin s’attaque à la violence du droit, il propose ici de sortir de cette violence. Pour lui, il est possible d’agir dans un cadre non juridique, et il ne faut cantonner ni la réflexion, ni l’action, à la simple sphère du droit.