Aimé Césaire, écrivain et militant anticolonialiste martiniquais, publie le Discours sur le colonialisme en 1950. Il s’agit d’une dénonciation de toutes les formes de domination coloniale, qui paraît à une époque où le colonialisme est largement discrédité.
Le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire
Après la deuxième guerre mondiale, les arguments racistes qui ont servi à justifier la colonisation française sont plus difficilement audibles dans l’espace public. Le texte paraît au milieu de la guerre d’Indochine, qui aboutit en 1954 à la libération du Viet-Nam, auparavant sous domination française.
Pour Césaire, la colonisation repose sur la déshumanisation des colonisés, mais c’est le colonisateur qu’elle ensauvage. La colonisation est en soi une entreprise violente, et cette violence produit des effets en retour sur le colonisateur, qu’elle habitue à justifier la violence la plus extrême.
La colonisation décivilise le colonisateur
La faiblesse morale de l’Europe
Césaire commence son texte en insistant sur le décalage, de plus en plus voyant, entre les principes proclamés par l’Europe et la réalité. C’est en particulier le cas dans la colonisation. Celle-ci passe nécessairement par des actes de violence et de cruauté, alors que ses partisans font croire qu’elle est une oeuvre humanitaire ou civilisatrice. C’est une grande marque de faiblesse de l’Europe:
Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde.
En effet, au moment où Césaire écrit, le colonialisme européen est largement mis en accusation à l’échelle mondiale. Les mouvements anticolonialistes gagnent en puissance, ce qui fait écrire à Césaire:
Les colonisés savent désormais qu’ils ont sur les colonialistes un avantage. Ils savent que leurs “maîtres” provisoires mentent. Donc que leurs maîtres sont faibles.
Césaire écrit à partir de cette situation historique, où l’Europe est faible et où les mythes colonialistes sont en recul. Dans la suite du texte, il inverse l’argument colonial selon lequel la colonisation serait un effort pour civiliser les colonisés. Pour Césaire, c’est le contraire qui a lieu : loin de civiliser, la colonisation décivilise le colonisateur.
L’ensauvagement de l’Europe
Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Viêt-Nam une tête coupée et un oeil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une égression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend, […] au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactace étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent.
Ce paragraphe célèbre contient l’idée centrale de Césaire. Pour justifier la colonisation, la France et en général l’Europe doivent accepter des violences extrêmes, détaillées dans la citation. Césaire compare cette acceptation à une “gangrène” car la colonisation détruit les barrières morales qui constituent et définissent la civilisation.
Autrement dit, en acceptant la colonisation et les crimes qui l’accompagnent, ainsi que la haine raciale, l’Europe accepte la barbarie. Il y a un ensauvagement car les principes moraux de l’Europe s’en trouvent détruits de l’intérieur : la même Europe qui proclame la démocratie et les droits humains, pratique la colonisation, la torture et le racisme.
Le nazisme comme “choc en retour” de la violence coloniale
Césaire définit le nazisme comme un “formidable choc en retour” de la colonisation (“formidable” signifie ici immense). Pour lui, le nazisme est le résultat de l’ensauvagement de l’Europe du fait de la colonisation. La violence nazie est l’aboutissement de la tolérance aux crimes de masse et des pratiques exprimentées dans les colonies.
C’est en ce sens qu’il s’agit de la “barbarie suprême”. Il critique donc celles et ceux qui ne veulent voir dans le nazisme qu’une parenthèse dans l’histoire européenne, sans voir la continuité avec la colonisation :
On s’étonne, on s’indigne. On dit : “comme c’est curieux ! Mais, bah! C’est ne nazisme, ça passera !” Et on attend, et on espère ; et on se tait à soi-même la vérité, que c’est une barbarie, mais la barbarie suprême, celle qui couronne, celle qui résume la quotidienneté des barbaries; que c’est du nazisme, oui, mais qu’avant d’en être la victime, on en a été le complice; que ce nazisme-là, on l’a supporté avant de le subir, on l’a absous, on a fermé l’oeil là-dessus, on l’a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s’atait appliqué qu’à des peuples non européens; que ce nazisme-là, on l’a cultivé, on en est responsable, et qu’il sourd, qu’il perce, qu’il goutte, avant de l’engloutir dans ses eaux rougies de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne.
Contre le “pseudo-humanisme” occidental
Le racisme colonial, précurseur du nazisme ?
Dans la suite du texte, Césaire cite ainsi des déclarations de penseurs et hommes politiques français, souvent humanistes et marqués à gauche, sur les peuples colonisés. Il montre ainsi que la façon dont ces intellectuels s’expriment à propos de la colonisation rappelle le racisme nazi. Le nazisme a repris des idées racistes qui étaient dans l’air du temps à son époque. Césaire cite ainsi Ernest Renan, connu comme un penseur républicain de la nation, à propos des colonisés:
Nous aspirons, non pas à l’égalité, mais à la domination. Le pays de race étrangère devra redevenir un pays de serfs, de journaliers agricoles ou de travailleurs industriels. Il ne s’agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes, mais de les amplifier et d’en faire une loi.
Césaire commente :
Cela sonne net, hautain, brutal, et nous installe en pleine sauvagerie hurlante. Mais descendons d’un degré.
Qui parle? J’ai honte de le dire: c’est l’humaniste occidental, le philosophe idéaliste.
Les droits de l’homme pour tous ou pour quelques-uns ?
On l’a vu, pour Césaire, la colonisation engendre des idées racistes, et des pratiques de violences de masse, qui ont rendu le nazisme possible. Dès lors, il s’attaque à l’humanisme européen pour être resté silencieux sur la barbarie coloniale, quand il n’en a pas carrément fait l’apologie.
Pour lui, si dans leur grande majorité les humanistes européens n’ont pas condamné la colonisation, c’est parce que les victimes n’étaient pas européennes :
Et c’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme : d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de l’homme, d’en avoir eu, d’en avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale et, tout compte fait, sordidement raciste.
Le “pseudo-humanisme” est cette attitude qui consiste à se réclamer des droits humains, et de les considérer comme des acquis de l’Europe, mais d’accepter sans broncher qu’on puisse “tuer en Indochine, torturer à Madagascar, emprisonner en Afrique Noire, sévir aux Antilles” . Il s’agit d’une conception partielle et étroite des droits humains, puisqu’ils sont réservés à une partie de l’humanité. Le lien entre le “pseudo-humanisme” et le racisme est encore plus explicite plus tôt dans l’essai, lorsque Césaire se propose de
révéler au très distingué, très humaniste, très chrétien bourgeois du XXème siècle qu’il porte en lui un Hitler qui s’ignore, qu’Hitler l’habite, qu’Hitler est son démon, que s’il le vitupère, c’est par manque de logique, et qu’au fond, ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre l’homme, ce n’est pas l’humiliation de l’homme en soi, c’est le crime contre l’homme blanc, c’est l’humiliation de l’homme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes d’Algérie, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.
Conclusion
Dans le Discours sur le colonialisme, Césaire renverse l’idéologie colonialiste. Là où les colons présentaient les colonisés comme des barbares, et pensaient leur apporter la colonisation, c’est au contraire celle-ci qui a détruit de riches et anciennes civilisations pré-coloniales. De plus, les colonisateurs ont présenté leur oeuvre comme une façon d’exporter la civilisation partout dans le monde, alors qu’ils se sont au contraire ensauvagés en colonisant. Pour une réflexion sur la violence, le Discours sur le colonialisme permet de mettre en avant deux aspects de la question.
Premièrement, il propose une critique sévère des discours humanistes et démocratiques qui s’arrêtent devant la dénonciation de certaines violences. L’idée est que la notion de droits humains n’a de sens pour mettre des limites à la violence que si elle est valable pour toutes et tous.
Deuxièmement, Césaire nous aide à penser les effets de la violence coloniale sur celui qui la commet. On ne peut pas commettre des violences de masse sans en être affectés. L’ensauvagement de l’Europe que diagnostique Césaire vient de l’habituation à la violence. Si une société accepte ou encourage la violence en contexte colonial, elle ne peut pas se croire immunisée contre cette même violence.