Vladmir Jankélévitch (1903-1805) était un philosophe français, très influencé par le bergsonisme et le Romantisme allemand. Dans le tome 1 de L’Aventure, l’Ennui, le Sérieux, dans lequel il s’attelle à une relecture de l’Odyssée, il nous offre une réflexion sur ce qu’est l’aventure. Autrement dit, qu’est-ce que parcourir véritablement le monde ?
I – LE TOUR DU MONDE NE PEUT ÊTRE BOURGEOIS : L’AVENTURIER VS. L’AVENTUREUX
D’abord, il faut, selon Jankélévitch, différencier deux types de personnes parcourant le monde : l’aventurier et l’aventureux.
L’homme aventureux représente un véritable style de vie, au lieu que l’aventurier est un professionnel des aventures ; pour ce dernier, l’essentiel n’est pas de courir des aventures, mais de gagner de l’argent ; et s’il savait un moyen de gagner de l’argent sans aventures, il choisirait ce moyen ; il tient bazar d’aventures, et affronte des risques comme l’épicier vend sa moutarde (…). L’aventure [pour lui] est un moyen en vue d’une fin (…). Il n’y a rien ici qui mérite de retenir notre attention ; rien que sordidité et mesquinerie. Les basses aventures aventurières ne sont qu’une caricature de l’aventure aventureuse.
On comprend que l’aventureux parcourt le monde véritablement, non pas forcément au sens où il voit le monde, mais au sens où il éprouve ce tour du monde dans sa chair. L’aventurier, lui, a une vision instrumentale de l’aventure : elle n’est que pécunière, et donc artificielle.
C’est donc une manière proprement bourgeoise de voir le monde – tout en prétendant s’affranchir des carcans bourgeois :
L’aventurier est simplement un bourgeois qui triche au jeu bourgeois, qui dérange le jeu des bourgeois (…). [De même], le chevalier d’industrie s’installe bourgeoisement ; dans l’aventure innocente et désintéressée [au contraire] l’aventureux est toujours débutant.
Ainsi, l’aventurier est pour Jankélévitch un simple bourgeois, parce qu’il reste sur place ; or, la véritable aventure est celle du mouvement et de l’engagement de soi dans ce parcours du monde. Il faut donc différencier les types d’aventure selon les thématiques de notre existence qu’elles engagent.
II – L’AVENTURE COMME ENGAGEMENT DANS LE MONDE
La véritable aventure, selon Jankélévitch, doit nous engager : une aventure sans enjeu n’en est pas une. Autrement dit, l’aventureux – et non l’aventurier ! – est celui qui se trouve véritablement dans le monde lorsqu’il le parcourt, dans un rapport conscient et désintéressé ; ce n’est pas celui qui le contemple depuis chez lui. Dans les termes de Jankélévitch, c’est dire que l’aventureux doit faire preuve de sérieux.
Mais il faut également que l’aventureux soit hors de l’aventure, au sens où il doit avoir un recul nécessaire pour que l’enjeu de l’aventure ne prenne pas la totalité de son être ; il doit pouvoir se détacher des évènements qui lui arrivent pour les surmonter. C’est dire qu’il doit également faire preuve d’un certain jeu.
Il faut donc, lorsqu’on parcourt le monde, conjuguer jeu et sérieux :
Chacun des (…) styles d’aventure implique à l’infini une oscillation de la conscience entre le jeu et le sérieux (…). Supprimez l’un des deux contraires, jeu ou sérieux, et l’aventure cesse d’être aventureuse ; si vous supprimez l’élément ludique, l’aventure devient une tragédie, et si vous supprimez le sérieux, l’aventure devient une partie de cartes, un passe-temps dérisoire et une aventure pour faire semblant (…) Pour qu’il y ait aventure, il faut être à la fois dedans et dehors : celui qui est dedans de la tête aux pieds est immergé en pleine tragédie ; celui qui est entièrement dehors, comme un spectateur au théâtre, contemple un spectacle dont il est détaché, sans le prendre au sérieux : tel est le monde vu d’un fauteil, et dans l’optique contemplationniste du jeu.
Autrement dit, Jankélévitch critique ici les spectateurs du monde, en reprenant la thématique classique du théâtre du monde. Il s’agit, à ses yeux, d’être à la fois acteur et agent, c’est-à-dire non pas simple spectateur passif mais personnage actif du récit qu’est son existence, tout en ayant suffisamment de recul pour ne pas se laisser dépasser par l’action.
L’aventureux est à la fois extérieur au drame comme l’acteur, et intérieur à ce drame comme l’agent inclus dans le mystère de son propre destin (…) Ainsi, la vie humaine est à la fois ouverte et fermée, elle est donc entrebâillée. Et de même l’aventureux est dedans-dehors. Comprenne qui pourra !
Conclusion
Il y a, selon Jankélévitch, plusieurs manières de parcourir le monde selon l’engagement du sujet dans ce parcours : qu’il soit intéressé ou non, sérieux ou non.
Ainsi, cette “oscillation” entre le jeu et le sérieux prend plusieurs formes, qu’il entreprend alors de détailler dans les chapitres suivants, que nous te résumons ici.