A l’heure où les télécommunications régissent les rapports humains, les médias sont de puissants vecteurs d’information, mais aussi et surtout d’émotion. En effet, ils donnent un cadre aux sentiments et aux opinions pour être exprimés et transmis à autrui. Ils véhiculent donc mieux que quiconque les messages et actes de violence. Étudier la manière dont ils retranscrivent en particulier la « violence populaire » (celle du peuple) est pertinent dans le cadre du thème de culture générale au concours 2024.
On entend ici par violence « l’usage de la force dans la contestation sociale » (Georges Sorel). Alors, non seulement les médias relatent cette violence, mais ils l’analysent et la modèlent. Ils choisissent en effet la forme particulière, le filtre spécifique sous lesquels ils souhaitent dévoiler la violence.
Dans le cadre de la violence populaire, et au regard des évènements récents en France (émeutes, mouvement des Gilets jaunes) et dans le monde (activisme écologiste violent, révoltes populaires au Brésil…), les médias sont ainsi accusés de délégitimer cette violence tout en l’attisant. Certains affirment que les contestations populaires sont discréditées, et rendues de fait impuissantes par le monde journalistique.
Comment expliquer alors que les médias, pourtant censés éveiller les consciences sur les actes violents perpétrés dans la société, paraissent-ils ridiculiser les mouvements de protestation des populations ? Comment expliquer également que les médias participent à nourrir cette violence ?
I. Qualifier la violence : l’image de la violence populaire et l’insurrection délégitimée
A) Une sensibilisation à la violence par l’image
À en croire Bérénice Mariau dans « Les formes symboliques de l’évènement dramatique » (Communication et Langages, 2016), les médias sont un outil pour sensibiliser à la violence. En effet, ils rendent visibles les actes qui en découlent, et engendrent ainsi une « onde de choc » qui rompt avec le « cours normal des choses ».
Toutefois, toute la question de la légitimité donnée aux mouvements de violence réside dans la manière dont les médias parlent de cette violence.
B) L’image d’une violence « ensauvagée »
Dans son article « L’image disqualifiante de la « violence populaire » en démocratie » (revue Socio), Jérémie Moualek, maître de conférences en sociologie, avance que la violence des populations est dépeinte par certains médias comme anarchique, et de fait perturbatrice.
Nécessairement empreinte d’une opinion politique claire, sa thèse permet toutefois de montrer la vision des médias sous un angle particulier, à travers l’exemple des Gilets jaunes.
La brutalisation des actes de contestation
D’après Moualek, c’est la brutalité associée instinctivement au concept de violence qui est mise en avant dans les médias en démocratie. Il soutient que les objectifs des contestations violentes importent peu, tandis que l’on met en avant les « traces » tangibles de la violence :
Dans les représentations visuelles, la dimension sensible de la violence a pris le pas sur la dimension sociale. Le « fait divers » a masqué le « fait social » et a servi une désocialisation des enjeux.
Dès lors, les médias montrent plus les « conséquences de la violence que ses causes ». Ainsi, le spectateur ne voit plus que la force destructrice qui accompagne le besoin de protestation, et non pas la nature des requêtes.
Les dégradations matérielles sont par exemple exposées à travers les « procédés graphiques hyperboliques d’une violence prise sur le vif – le feu, les combats. […] La violence se constate après coup(s) dans le paysage photographié souvent comme un décor vide ».
Le « régime de représentation classiste » de la violence (Stuart Hall, Moualek)
A fortiori, d’après Jasper (cité par Moualek), la tendance des médias à mettre en relief l’agressivité de certaines formes de violence populaire reflète l’idée que le monde journalistique se situe dans un « microcosme » (F. Jost), qui ignore autant qu’il méprise les luttes populaires. Moualek explique ainsi que le « régime de représentation [est] révélateur d’un ethnocentrisme de classe. » Les « classes populaires » sont ainsi souvent décrites comme dangereuses, et subissent donc une violence symbolique de la part des médias.
La violence sociale véhiculée par certains médias va jusque dans les images utilisées. Concernant les Gilets jaunes, « les manifestants sont dépeints comme une masse » (Moualek), sans individualité. De même, les photographies dressent souvent un portait peu reluisant des manifestants, fait de clichés et d’offenses envers le bien fondé de leurs revendications. Ainsi,
Le choix des images assimile majoritairement les Gilets jaunes à l’exaltation de la force physique et à la virilité.
Finalement, selon l’auteur, le problème fondamental réside dans le fait que le milieu journalistique ne saisit pas la nature de l’envie de révolte des populations. De fait, les médias offrent aux auditeurs, spectateurs et lecteurs « des explications dépolitisantes et psychologisantes » concernant les origines de la violence populaire. Ils la présentent comme une rage incontrôlée et sans réel objet.
Mais la violence est aussi mal qu’excessivement représentée dans les médias : et c’est en partie parce qu’elle fait vendre.
C) L’image d’une violence divertissante
En effet, les médias proposent souvent des « teasers visuels mêlant suspense et craintes », pour apposer une dimension épique et captivante à la violence. Voici ici un exemple faisant écho à ceux donnés par J. Moualek dans son article.
A fortiori, selon Bérénice Mariau, chaque média superpose des filtres qui lui sont propres (budget, droit des images, opinion politique) pour créer ses reportages, ses articles. Ainsi, cela crée dans l’esprit du spectateur une empreinte singulière de l’évènement violent qui se grave en lui. Le support journalistique « s’interpose » donc (Mariau) entre le spectateur et le fait d’actualité.
Dans tous les cas, en suivant la thèse de Mariau, les médias recherchent à créer du divertissement par leur contenu. Le but est de rassembler le plus grand nombre de téléspectateurs, auditeurs, et lecteurs : or, cela passe par la création de récits qui intéressent les gens. Ainsi, à travers le développement de « l’information en continu » et de « la recherche de la Breaking news », la violence en devient divertissante.
Le JT offre ainsi, selon Mariau, « la promesse de donner à voir l’événement, et parfois même de le donner à « revivre minute par minute ». Or, les journalistes n’ont que rarement accès au moment-même de l’évènement, ce qui les mène à composer un puzzle d’illustrations qui remodèle la violence perpétrée. On peut prendre l’exemple des attentats.
Mais continuons avec l’exemple des Gilets jaunes. Mariau explique que l’on a associé ce mouvement à des « émotions négatives et à des actions répréhensibles » car les médias ont « événementialisé » cette violence. Les médias ont mis le voile sur la portée profondément sociale de l’acte. Finalement, dans les médias, c’est donc la violence en elle-même qui crée l’événement, et non pas son objet.
Transition
On voit donc bien, à en croire Bérénice Mariau, que certains médias semblent s’accaparer le drame et de le déréaliser. Ils en font un divertissement, alors même qu’ils décrivent cette violence populaire comme scandaleuse et destructrice.
Ceci étant dit, si certains auteurs accusent les médias de disqualifier la violence populaire, une autre critique assez répandue est celle qui présente ces mêmes médias comme encourageant implicitement la violence et la haine, par les procédés de démonstration qu’ils emploient en relatant cette violence.
II. Les médias alimentent-ils la violence populaire par l’image qu’ils en donnent ?
Les médias sont accusés de répandre la haine au sein des sociétés démocratiques.
A) La confrontation des opinions divergentes
Le problème fondamental résiderait dans la manière dont les opinions contraires s’exposent dans les médias, mais aussi dans la désinformation et les contradictions qui les accompagnent. Tout ceci crée finalement une confrontation permanente. C’est en tout cas ce qu’affirme François Jost, sémiologue et professeur à la Sorbonne, dans une interview donnée à Europe 1 en 2020 :
La défiance envers les médias est devenue de la haine.
L’auteur de Médias, sortir de la haine ? souligne ainsi la différence entre la critique et la haine des médias. Il regrette que nombre d’Européens ne s’informent plus, car ils ont le sentiment que la désinformation et le drame les accablent. Mais quelles sont les raisons de cette défiance grandissante envers les médias ?
B) Une haine envers les médias renforcée par des perceptions subjectives divergentes
Force est de reconnaitre que des opinions contraires énoncent la dialectique entre la « violence d’État » et la « violence populaire » au sein des médias.
D’un côté, certains auteurs affirment que les médias exposent bien moins les violences policières que la violence des manifestants (par le cadrage, l’angle de vue). Ils s’attacheraient ainsi à justifier la force policière. Parallèlement, d’autres énoncent la thèse inverse : les médias alimenteraient la haine populaire envers les autorités d’État en présentant les actes de maintien de l’ordre comme de graves bavures.
Jost, quant à lui, considère que le mouvement des Gilets jaunes a été le déclencheur de la haine envers les médias. Durant cette crise, on a en effet valorisé le « plan séquence ». Or, pour les manifestants, relater la vérité aurait été « de montrer des plans sans montage », ce qui va à l’encontre de la volonté des médias de captiver le spectateur.
De même, selon Jost, on condamne souvent les journalistes car ils ne montrent pas certaines catégories socio-professionnelles depuis plusieurs décennies. Les gens considèrent donc qu’on leur enlève leur « dignité », qu’ils sont « invisibilisés ». Paradoxalement, on a aussi reproché aux médias de trop parler de certains sujets.
C) Le problème de la désinformation : les fausses images de la violence
Selon François Jost, au centre de cet amas de critiques diverses, le véritable souci reste en effet la « multiplication des prises de paroles, des experts », qui amène à confondre «contradiction, erreur et manipulation ».
Le basculement de la critique à la haine envers les médias s’est ainsi opéré à la fin du XXe siècle, suite à l’arrivée de deux évènements : d’une part, l’information en continu (avec CNN lors de la guerre du Golfe), et d’autre part, la désinformation de masse (attentats de 2015). Le trop-plein du spectacle incessant de la violence a ainsi asphyxié le public.
Aujourd’hui, les fake news se répandent vite et les différents invités des plateformes médiatiques se contredisent souvent, comme par exemple au moment de la crise du Covid. Mais faut-il pour autant diaboliser les médias ?
D) Faut-il diaboliser les médias pour les images qu’ils offrent de la violence ?
Malgré les critiques, les médias participent à ouvrir le débat. Ils permettent une interface d’expression aux différentes opinions, ce qui tient un rôle important dans la prise en charge de la violence.
De plus, selon Bérénice Mariau, l’action des médias ne donne pas nécessairement lieu à une explosion de la violence. Elle explique ainsi que les médias jouent aussi de l’« émotion collective » provoquée par les images de la violence. Les spectateurs de la télévision, notamment, s’intéressent plus facilement aux histoires qu’ils écoutent. Ainsi, la révolte populaire retranscrite par les médias peut engendrer une effervescence collective, à laquelle tous peuvent s’intégrer.
Par la médiatisation d’une émotion exprimée par un groupe, plus étendu que le cercle amical ou familial, le journal inscrit symboliquement le drame dans un collectif.
Finalement, François Jost apporte un éclairage important sur la manière de considérer l’action médiatique sur la violence populaire. Selon lui, « le contradictoire est la raison d’être de la démocratie » : cela signifie qu’il convient d’accepter que « des gens puissent avoir une opinion différente de la nôtre, y compris dans les médias ».
En prolongeant la thèse de Jost, et au regard des attaques récentes qu’on subit les médias (sièges incendiés durant la crise des Gilets jaunes), on comprend donc que s’opposer à ce que les médias délivrent leur message, c’est également, en un sens, alimenter la violence.
Conclusion
En définitive, nous avons approfondi une thèse selon laquelle les médias discréditent la force de la violence populaire. Cette violence divertit et se voit donc délégitimée, ce qui crée une forme de violence symbolique. Si on accuse parfois les médias de favoriser cette violence insurrectionnelle, c’est parce que la désinformation croissante et les nombreuses contradictions qui en émergent entretiennent une forme de haine envers eux.
Pour autant, les médias peuvent aussi jouer le rôle de catalyseur en ce qu’ils permettent à la fois d’éveiller les consciences sur la violence et parallèlement d’encourager la compassion.
Nous espérons que cet article te sera utile pour la dissertation de Culture Générale sur “La violence”. Nous t’invitons à consulter tous nos autres cours et exemple ici !