Louk Hulsman est un juriste et un criminologue néerlandais. Il consacre la plus grande partie de son oeuvre à une critique du système pénal. Une de ses thèses radicales est qu’on ne devrait pas utiliser la notion de “crime” . Pour lui, cette notion réduit la complexité de la réalité, et empêche d’envisager d’autres réponses que la punition d’un individu considéré comme seul responsable. Il oppose ainsi, à cette notion de crime, celle de “situations-problèmes” .

Dans cet article, nous allons te résumer son article “La criminologie critique et le concept de crime”, qui défend cette thèse.

Il n’y a pas de réalité ontologique du crime

La première thèse de Hulsman est que le crime n’a pas de réalité ontologique : il n’existe pas une chose qui serait un crime par elle-même, indépendamment de la façon dont on la qualifie. Il y a seulement des actions criminalisées ou non par la société. De plus, cette criminalisation ne repose pas sur des critères clairement définissables.

Il n’y a pas de structure commune aux actions criminelles

Dans une partie du texte consacrée à la criminologie, Hulsman propose ainsi cinq critères qui permettent de définir implicitement le crime chez des auteurs qui ne remettent pas cette notion en question.

A première vue, le crime est une forme particulière de préjudice. Pour qu’il y ait crime, il faut que ce préjudice soit attribuable à un individu, que l’on suppose malveillant. Souvent, on admet ensuite implicitement que cette malveillance peut être avérée dans le cadre d’une procédure de justice pénale.

Or, lorsqu’on va au-delà de cette première définition, les choses deviennent plus complexes. La notion de crime recouvre en effet des situations très variées, qui n’ont aucun rapport entre elles : violences intrafamiliales, violences dans l’espace public, vols, vente de marchandises illicites, certains comportements routiers, pollution de l’environnement, certaines activités politiques… Ainsi, parmi toutes ces catégories de choses qui peuvent être criminalisées,

Il n’y a aucune structure commune à révéler, ni à travers les motivations des personnes impliquées dans de tels événements, ni dans la nature de leurs conséquences ou dans les possibilités de les gérer (dans un sens préventif ou dans le sens du contrôle du conflit. Le seul point commun de ces événements est la capacité du système pénal à entreprendre des actions à leur encontre.

On pourrait alors répondre que le crime cause toujours des souffrances importantes aux victimes, et qu’on pourrait donc le définir comme ça : or, ce n’est pas le cas de tous les crimes.

Définir le crime par un préjudice causé à des victimes

Il y a en effet des crimes sans victimes directe : par exemple, ceux liés à la contrebande de marchandises illicites. Il existe même des crimes considérés comme positifs par les personnes directement impliquées, comme la diffusion de contenus soumis à des droits d’auteur.

Inversement, de nombreuses situations causent des troubles graves sans relever du crime, par exemple des difficultés au travail, des problèmes domestiques ou des conflits entre parents et enfants. Hulsman insiste donc sur ce point: ce qui unifie les événements qu’on considère comme un crime, ce n’est que leur criminalisation, et rien d’autre.

En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’il y a un crime qu’il existe un système pénal (une police, une justice et des prisons). Au contraire, c’est le système pénal qui crée une catégorie d’actions qui tombent sous son ressort, et c’est cela qu’on appelle le crime, malgré le fait que ces actions n’ont aucun rapport entre elles par ailleurs. C’est donc cette criminalisation qu’il faut interroger.

Remettre en cause le processus de criminalisation

Est-ce la loi qui régule les comportements ? L’Etat et la société

Si l’on veut maintenir l’idée d’une réalité ontologique du crime, il est possible de le redéfinir comme un préjudice réprouvé par les acteurs et puni par la loi. Or, cela pose problème : cette définition du crime par la loi repose sur une vision erronée de l’Etat qui met les lois en place.

L’Etat est en effet présenté comme celui qui peut dire quelle conduite est acceptable et laquelle est criminelle, tandis que la société est

un agrégat de personnes pour qui un Etat se déclare compétent.

Or, pour penser les choses ainsi, il faut voir dans la société un groupe qui serait capable de réguler ses comportements selon des normes unifiées. Pour Hulsman, ce n’est pas le cas. La société n’est en effet pas un groupe à proprement parler, au sens elle aurait une expérience commune, et éventuellement des valeurs et une culture partagées.

De ce fait, la société dans son ensemble ne peut pas avoir une fonction de régulation sociale. Ce sont plutôt dans les groupes où les membres partagent beaucoup d’interactions sociales que les comportements sont régulés par des normes : les groupes professionnels, les cercles amicaux, les mouvements sociaux, ou encore les clubs et associations.

L’Etat ne peut pas réguler les comportements sociaux

Si pour Hulsman, la société n’est donc pas un tout unifié, mais un agrégat de groupes entre lesquels les individus naviguent, ce sont ainsi ces groupes qui valorisent certains comportements et en dévalorisent d’autres. Cette régulation ne se fait alors pas selon la loi en vigueur dans l’Etat, mais selon d’autres normes, propres aux groupes auxquels les individus appartiennent.

La criminalisation entretient ainsi l’idée fictive d’une loi qui produirait les actions acceptables ou non, et d’une société qui serait un tout unifié face à elle. Or, ce n’est pas ce qui se produit. D’où le “chiffre noir de la délinquance”, qui mesure les comportements criminalisables mais qui ne donnent pas lieu à une punition. Ce chiffre est immense, au point que Hulsman peut écrire que la criminalisation effective des comportements retenus comme illégaux par la loi est un fait très rare.

La construction sociale de la figure du criminel

La criminalisation produit en outre un effet de mystification du monde social. Dans des sociétés fortement inégalitaires et marquées par une large ségrégation sociale,

L’information directe relative à de multiples facettes de ce qui se passe dans la vie [de la] “société” n’est plus disponible. Dans ces conditions, tout le monde est, en grande partie, dépendant des médias de masse pour se faire une opinion sur la “société” dans laquelle il vit.

Dans le cas où des activités sont criminalisées, ce phénomène est d’autant plus fort que l’information directe à propos de ces activités est cachée par leurs auteurs. Les victimes, elles, doivent parler le langage attendu par la police et la justice pour leur soumettre leurs plaintes. Pour ce faire, elles doivent donc se soumettre au cadre d’interprétation judiciaire. Il est donc très difficile d’avoir des informations fiables sur la réalité des activités criminalisées : le fait qu’elles soient criminalisées par la justice pénale renforce ce phénomène, en favorisant des récits mystificateurs sur la réalité.

Se passer de la notion de crime pour mieux traiter les situations problématiques

Les “situations-problèmes”

A la place de la notion de crime, Hulsman définit alors les situations-problèmes comme ces moments où des individus ne sont pas suffisamment liés par un sens similaire de la vie, ce manque de liens aboutissant à des conflits dans la façon de penser et d’agir. Dès lors,

[Les situations-problèmes sont] (…) des événements qui nous détournent négativement de l’ordre dans lequel nous avons le sentiment que nos vies sont ancrées.

Ces situations-problèmes font partie de la vie. Il est illusoire de vouloir les supprimer. Il faut donc réfléchir aux moyens de les gérer au mieux. Hulsman précise que parmi les situations-problèmes, il faut distinguer celles qui sont considérées comme problématiques pour toutes les personnes impliquées dans la situation, celles qui le sont seulement pour une des parties impliquées, et celles qui le sont seulement pour une personne qui n’est pas directement impliquée.

Une gestion différenciée selon les cas : l’exemple de l’accident de la route

Face aux situations-problèmes, le cadre d’analyse que les acteurs mobilisent les oriente vers une réaction ou une autre. Hulsman prend ainsi l’exemple d’un accident de la route, dans lequel une personne serait grièvement blessée. Les différentes personnes impliquées peuvent réagir de plusieurs façons différentes : elles peuvent ainsi adopter un “cadre d’interprétation naturel”, auquel cas elles voient dans la collusion un événement qui peut arriver quand on parcourt de très longues distances, comme il arrive d’attraper froid. La réponse à adopter est alors un processus de guérison, et peut-être des précautions supplémentaires à l’avenir.

Mais ces personnes peuvent aussi adopter un “cadre d’interprétation social” : dans ce cas, elles mettent l’accent sur la structure, en l’occurence sur l’organisation du réseau d’autoroutes. Elles peuvent enfin adopter un “cadre punitif tourné vers l’individu: ce cadre conduit à exiger une punition, ou une compensation.

L’exemple du poste de télévision détruit

Hulsman prend ensuite l’exemple d’une colocation de cinq étudiants. Un soir, l’un d’entre eux, en colère, jette le poste de télévision et le casse. Cet exemple lui permet de montrer les implications des différents cadres d’analyse. Un des étudiants adopte un cadre pénal et demande son exclusion de la maison. Un autre applique un cadre d’interprétation compensatoire, et considère que l’étudiant doit compenser le dommage qu’il a commis en rachetant une télévision.

Un troisième étudiant peut appliquer un cadre thérapeutique : il considèrera alors que cette réaction de colère est d’ordre pathologique. Cela le conduira probablement à préconiser une prise en charge médicale. Enfin, un dernier étudiant adopte un cadre d’analyse conciliatoire : il voit dans cet événement un signe de tensions fortes dans le groupe, et demande une analyse collective de ces tensions. Le choix d’un cadre d’analyse ou d’un autre associent probablement cet expérience à d’autres expériences dans leur interaction.

Le retard au dîner

Enfin, Hulsman prend l’exemple d’un enfant toujours en retard au dîner. Dans un premier temps, les parents peuvent appliquer un cadre d’interprétation pénal, en sanctionnant leur enfant par exemple. Mais cela peut mener à une escalade de la situation, si l’enfant ne vient plus du tout dîner, ou fugue de la maison. Ainsi,

Dans beaucoup de familles, une telle situation mènerait à un changement du cadre d’interprétation et de la focalisation appliqués à la situation. Au début, s’appliquait une focalisation étriquée où chacun.e se concentrait seulement sur le moment du repas. Désormais, la famille tend à élargir la focalisation de l’interprétation. Le cadre d’interprétation pénal est remplacé par un cadre d’interpréatation thérapeutique ou conciliatoire. Dès lors que les choses sont considérées comme plus “sérieuses”, on abandonne le cadre d’interprétation pénal – qui est, dans beaucoup de familles, réservé aux événements mineurs – pour appliquer un cadre d’interprétation thérapeutique ou conciliatoire.

Ainsi, lorsque la situation devient grave, le cadre d’interprétation pénal n’a plus cours. Cela révèle, en creux, sa faiblesse. Considérer une situation-problème en insistant sur l’infraction aux règles empêche donc d’en chercher les causes. Le cadre d’interprétation pénal, qui conduit à considérer certaines actions comme des crimes, est donc moins apte à prendre en charge les problèmes que d’autres cadres d’interprétation.

Conclusion

Les thèses de Louk Hulsman permettent de remettre en cause une notion qui semble pourtant aller de soi : celle de crime. Pour lui, le crime n’a pas de réalité ontologique. Il est une création du système pénal. Aborder les situations problématiques sans leur accoler la notion de crime permet alors de prendre conscience de la diversité des réactions possibles.

Ce texte permet donc de remettre en cause la tendance à assimiler les événements violents à des crimes commis par un individu en raison de sa malveillance. D’autres cadres d’interprétation sont possibles, qui ne renvoient pas à la notion de crime mais insistent sur le contexte social, ou la situation particulière de la personne qui a commis l’acte.