Big Electric Chair, Andy Warhol

Selon une note de l’Institut des Hautes Études sur la Justice, la torture est un « scandale moral et politique » difficile à appréhender pour les philosophes. La torture est en effet une aberration morale, le rapport de force entre la victime et son bourreau y étant parfaitement inégal : on dépossède la victime de tout moyen de se défendre. En outre, elle représente un acte outrancier du point de vue de la pensée philosophique politique, lorsqu’elle est « tolérée voire encouragée » par l’État, qui est pourtant censé lutter contre la sauvagerie. Cet acte d’extrême violence parait donc tout bonnement intolérable : il est donc intéressant d’étudier les problématiques éthiques qui entourent la torture dans le cadre de l’épreuve de culture générale 2024.

Dès lors, comment parler de la torture ? Il est louable de vouloir engendrer une prise de conscience sur l’atrocité de cet acte violent : or, pour cela, il faut la rendre visible. Habituellement, l’un des vecteurs privilégiés pour exposer et dénoncer un phénomène est l’art. Mais n’est pas minimiser la violence de la torture que de la dépeindre artistiquement ? Le public a-t-il pleinement conscience de la violence inouïe qui se dégage de la torture par les représentations que l’on lui en fait ? Comment les artistes s’y prennent-ils pour montrer la torture ?

Dans cet article, nous nous attacherons principalement aux travaux de deux peintres du XXe siècle : Fernando Botero, peintre colombien, et Andy Warhol, artiste étasunien qui ont chacun, à leur manière, offert une dénonciation de la torture par le biais de la peinture.

Fernando Botero : représenter les traces physiques de la violence tortionnaire

Un artiste engagé contre la torture

Fernando Botero était un peintre colombien, mort en septembre dernier. À travers une série de 78 tableaux, il a dénoncé la torture des prisonniers irakiens par des militaires américains dans la prison d’Abou Ghraib, justifiée à l’époque comme un levier de lutte contre le terrorisme.

À ce moment-là, et selon Courrier International, Botero considère que les actes d’atrocité des Américains entre en complète dissonance avec les valeurs qu’ils prônent concernant les droits de l’homme (on pense notamment au Discours des Quatorze Points du président Wilson, à l’issue de la première Guerre Mondiale en 1919) :

Ce choc que j’ai ressenti, en tant qu’être humain et en tant qu’artiste, m’a imposé l’obligation de laisser un témoignage contre l’horreur.

Ainsi, pour Botero, l’art ne doit « pas simplement servir de décoration » , mais bien s’attaquer à des problèmes sociaux.

Peindre les stigmates de la violence physique et psychologique

À en croire Jean-Marie Lassus (Université de Nantes), dans son article Les représentations esthétiques de la violence dans l’œuvre de Fernando Botero, pour représenter la torture, Botero choisit de mettre en lumière ceux qui en sont victimes, ou plus précisément leurs corps. Il offre ainsi un « amoncellement de corps, prisonniers entravés, ligotés et encapuchonnés ». C’est donc l’« opulence » des corps qui est mise au centre de l’œuvre. Ceci, accompagné du fait que les personnages représentés soient nus, permet au spectateur de ressentir leur souffrance, mais aussi la cruauté de l’espace carcéral. Enfin, par l’exposition des corps, on rend visibles les « stigmates » de la violence.

Au contraire, les visages des victimes sont cachés. D’après l’article de Jean Marie Lassus, ils paraissent « niés » au profit des cicatrices laissées par la violence de la torture sur leurs corps, lesquels sont gages de « mémoire ». La « négation » de l’identité des prisonniers représentés fait référence à « l’obscurantisme inquisitorial des prisons d’Abou Ghraïb ». Les torturés sont déshumanisés, tandis que les bourreaux sont suggérés par l’apport « d’un dos, d’une main, ou d’un bras », symboles glaçants de la violence de l’acte tortionnaire :

Là où les visages sont masqués, les corps parlent.

J-M. Lassus note alors une différence entre les photos prises dans la prison d’Abou Ghraib, qui avaient profondément choqué le public de l’époque, et l’œuvre de Botero. En effet, tandis que les premières sont présentées comme des « trophées de chasse, envisagés depuis la perspective du dominant » , les œuvres de Botero, elles, visent à mettre en lumière la « souffrance des dominés » . L’artiste dévoile ainsi la réalité de « l’impunité de l’État » .

Botero choisit donc de représenter les victimes de la torture pour parler de cette dernière, et pour donner un sentiment de proximité au spectateur, qu’il ressente les souffrances des torturés. Mais Andy Warhol, lui, choisit un tout autre procédé pour illustrer cet acte inhumain.

Andy Warhol : l’outil de torture comme symbole de l’acte de violence

Une œuvre qui émerge au milieu de controverses politiques sur la violence

En 1963, Andy Warhol, peintre pop art américain, s’empare de la chaise électrique pour l’ajouter à son œuvre dans le cadre de sa série de tableaux Death and Disasters, et ce au moment où de vifs débats entourent la question de son utilisation pour les condamnés à mort. D’un point de vue historique, il est intéressant de noter qu’Harold Brown a inventé la chaise électrique pour montrer la dangerosité du courant alternatif. C’était un enjeu de taille, car à ce moment-là avait lieu l’équipement des foyers en électricité. Mais la chaise électrique est ensuite devenue le symbole de la violence de la mise à mort dans l’Amérique du XXe siècle.

Suggérer la violence en montrant ses moyens matériels

Selon le Centre Pompidou, le travail de Warhol donne ainsi vie à une « allégorie ambiguë de la mort » retranscrite dans son tableau Big Electric Chair (1987) :

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Warhol a réalisé cette peinture grâce à de l’encre sérigraphique et à de l’acrylique sur toile. Elle représente une chaise électrique vide, marquée par le contraste de couleurs entre un rouge vif et un bleu foncé. Selon un article d’un site spécialisé sur l’oeuvre de Warhol, le « décalage » entre les couleurs vives et la machine qui incarne les penchants les plus sombres de l’humanité est “choquant” .

La représentation, cependant, est assez minimaliste, « sans élément superflu » (cf. article sur ce thème) ce qui permettrait d’appuyer l’impact de l’œuvre sur le spectateur.  La chaise vide devient ainsi une « allégorie de la mort » : le spectateur se trouve en confrontation directe avec elle. Il n’y a pas d’intermédiaire humain, mais uniquement la suggestion de la violence qui a émergé de ce lieu précis, et qui sévira encore (par exemple, avec l’image des sangles détachées).

Transition

Dans les deux œuvres étudiées, on s’aperçoit donc que les artistes ont souligné, volontairement ou non, une déshumanisation de l’acte de torture, en dépossédant les protagonistes de cet acte de leur identité propre, pour laisser place à la seule violence qui en jaillit. Ces artistes ont donc choisi de ne pas représenter directement l’acte de torture, ce qui fait émerger des interrogations : la portée du message des œuvres étudiées est-elle assez puissante malgré le fait qu’on ne soit pas mis en confrontation avec la torture en elle-même ? Est-il possible de faire comprendre au spectateur l’atrocité de cet acte par l’art ? Plus largement, est-il souhaitable, décemment, de vouloir représenter la torture ?

Warhol a lui-même avoué, selon cet article, qu’« on n’imagine pas combien de gens accrocheraient un tableau de chaise électrique dans leur salon – surtout si les couleurs du tableau vont bien avec celles des rideaux » . Cela montre que les spectateurs ne comprennent pas nécessairement la portée des oeuvres en général, et donc en particulier celles sur la torture.

Représenter la torture, est-ce nécessairement aider à la dénoncer ?

Dans le Rapport ACAT 2014 – un monde tortionnaire, Représenter la torture ?, Christiane Vollaire, philosophe et écrivaine, offre une réflexion intéressante sur la manière dont la représentation artistique de la violence tortionnaire n’a pas nécessairement pour objectif d’induire une révolte contre elle.

Tout d’abord, l’autrice concède qu’« il y aurait une sensibilité visuelle plus forte que la parole, qui rendrait plus aiguë la conscience de la souffrance d’autrui et provoquerait une sorte de choc salutaire, réactif à la violence » . En effet, montrer les images de la torture pourrait mener à une prise de conscience collective et à la révolte car on comprend qu’elle est réelle :

On accorde à cette image la valeur testimoniale que le discours ne suffit pas à attester. Christiane Vollaire

Christiane Vollaire détaille alors l’utilisation du terrorisme pour justifier la torture par certains états aux XXe et XXIe siècles. Elle parle notamment du film Zéro Dark Thirty de Kathryn Bigelow concernant la traque d’Oussama Ben Laden. Mais si ce film retranscrit la violence, à l’écran, il n’a pas pour but de dénoncer l’acte.

Il a alors, selon Vollaire, « un double effet de légitimation politique et de justification scénaristique », puisque l’héroïne se trouve valorisée lorsqu’elle refuse d’aider le prisonnier qu’elle questionne. Foucault parle ainsi, dans Surveiller et punir, d’une « théâtralisation des supplices » qui normalise la torture et amoindrit le choc de ceux qui la regardent. Vollaire conclut alors en expliquant que les illustrations que l’on donne de la torture ont pour seul effet d’exposer la vulnérabilité totale du torturé, et ne permettent pas toujours de pointer du doigt ceux qui la perpètrent.

Conclusion

Certains artistes s’attachent à représenter la torture pour la dénoncer : ils utilisent différents procédés, le point commun entre Warhol et Botero étant qu’ils ne se concentrent pas uniquement sur le caractère humain des victimes, mais mettent également en avant les moyens et les conséquences de l’acte de violence.

Mais si l’art est un vecteur de messages puissant, il semble que les représentations de la violence de la torture ne parviennent pas toujours à engendrer de l’indignation contre elle. Exposer la torture peut parfois servir à la justifier, la minimiser ou bien même n’engendre qu’une exacerbation de la vulnérabilité de la victime.

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