Suite à la publication du recueil de poésie Débris de tuer (Rwanda 1994), Matthieu Gosztola, poète et docteur en littérature française, a prolongé ce travail à travers un essai : Le génocide face à l’image. Parue en 2012, presque vingt ans après le génocide des Tutsis au Rwanda, cette réflexion traite du pouvoir de l’image lors de cet événement historique et de sa capacité à faire réagir face au réel, qu’elle met à portée de vue.
Introduction
Matthieu Gosztola débute son propos en formulant une première définition de l’image : elle serait la manifestation du réel, quand bien même on chercherait, par l’image, à gommer le réel. Il y aurait donc un lien ontologique qui unit le réel et l’image.
En ce sens, l’image ne permettrait pas de produire une représentation ,mais bien de jeter à la vue de l’individu un fragment visuel, certes parcellaire, mais indéniable, du réel :
Là où il y a image […], il ne saurait ne pas y avoir de réel.
L’image s’ancre doublement dans la réalité. Premièrement, le réel constitue la condition de possibilité de l’image, sans laquelle elle ne peut pas exister. Deuxièmement, elle est l’expression d’un regard situé géographiquement et historiquement. La valeur de l’image en tant qu’image n’est pas fondée abstraitement. Sa valeur est relative à un ancrage ontologique et historique.
En d’autres termes, l’image n’est pas causa sui (une cause d’elle-même) : elle est causée par quelqu’un qui souhaite nécessairement communiquer quelque chose à autrui. Ainsi,
L’image peut exister et trouve sa raison d’être qui est de ne pas exister dans l’absolu mais de communiquer quelque chose.
L’image réalise ” un cycle du réel ” . Ce cycle immanent à l’image conduit l’individu à voir ce que l’image rend visible, pour ensuite se tourner vers le réel, et considérer la chose vue dans l’existence. Selon sa nature, l’image amènerait celui qui la voit à considérer nécessairement un morceau incontestable du réel. Se tourner vers l’image conduirait logiquement à se détourner de l’image au profit du réel.
Ainsi, l’image posséderait un pouvoir supérieur aux mots et remplirait une fonction, celle de témoigner du réel :
L’image, bien plus que les mots ne sauront jamais le faire, témoigne […] toujours du réel dans son aspect le plus tranchant, le moins soluble dans le langage.
C’est à partir de ce postulat que Matthieu Gosztola interroge l’intervention de l’image lors d’un événement historique précis : le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994. Cet événement tragique survient au sein d’une époque où règnent les images (“l’image est partout”). Pourtant, ces images du drame n’entraînent pas une réaction immédiate de la communauté internationale. Cette situation paradoxale amène à s’interroger : que reste-t-il du pouvoir de l’image ?
I. Le pouvoir amoindri des images
L’amoindrissement du pouvoir des images peut s’expliquer à partir d’une double observation : celle de notre relation aux images et celle de la relation des images entre elles. Grâce à l’étude de ces deux relations, Matthieu Gosztola éclaire la manière dont ce pouvoir de l’image, cette capacité de témoigner du réel, s’est affaibli au profit d’un pouvoir des images à s’engendrer perpétuellement sous nos regards indifférents.
Une faillite des images
Il convient de distinguer les relations qui peuvent se nouer avec les images. Par exemple, pour le photographe de guerre, l’image posséderait un pouvoir de réaction. Elle serait capable d’amener celui qui la regarde à prendre en charge ce qu’elle contient. Le travail du photographe de guerre fonderait sa raison d’être sur cette foi.
Tout photographe ou cameraman de guerre interrogé répondra invariablement que là se trouve la raison d’être de son travail, de ce travail si périlleux auquel il continue de croire, malgré tous les démentis réels que la communauté internationale a pu opposer à cette conviction profonde […].
Toutefois un rapport à l’image plus généralisé et plus quotidien s’est imposé dans les sociétés occidentales au XXe siècle. La constante consommation des images, via une diffusion majoritairement médiatique et publicitaire, aurait affaibli la puissance d’une seule image à susciter la réaction. C’est le déferlement des images qui serait la cause principale d’une faillite intrinsèque de l’image en soi.
Le trop plein d’images noie le pouvoir d’une seule image. Parce que nous sommes environnés d’images renvoyant quelque chose de l’ordre de la réalité des atrocités commises partout dans le monde […] l’on peut penser que notre pouvoir de réaction qui nous constitue en tant qu’humain devient ainsi fragment d’un puzzle infini où toutes les images ont leur place, la même place pourrait-on dire.
La consommation des images conduirait à relativiser la puissance de chacune. En effet, le pouvoir de l’image ne résulterait pas d’une multiplicité effective d’images. C’est par une multiplicité en puissance que l’image individuelle, prise dans sa singularité propre, réalise ce pouvoir et témoigne d’un réel qui excède ce qui est rendu visible. Cette faiblesse de l’image permettait de suggérer la possibilité d’autres images. Elle rendait effective le témoignage d’une part du réel.
La relativisation de la valeur des images s’explique donc à partir de cette multiplicité effective que l’image contenait en soi.
L’infini des images
La faiblesse de l’image est celle d’un point de vue limité sur le réel. Toutefois, en raison de cette limitation, l’image inscrit sa singularité dans un réseau infini d’autres images potentielles du réel. Les images existeraient pleinement dans ce règne où elles se succèdent les unes aux autres. La faillite de l’image, cette limitation initiale, manifestait déjà en elle toutes les potentialités de son ascension irrésistible.
Chaque image est à soi seule une chambre d’échos sans espace, sans espace qui ne soit pas infini, chaque écho demeurant visuel. Autrement dit, l’infini des images est bien contenu dans chaque image […]
Cette infinité de l’image n’est pas seulement abstraite. Elle se manifeste visuellement dans un mode de superposition temporel et linéaire. L’infini des images se réalise pleinement en acte dans un temps déterminé. Passant de l’une à l’autre, le regard humain s’appuie sur une chronologie qui conditionne l’intelligibilité des images. Ainsi, la valeur de l’image se fonderait sur une reconnaissance à partir d’un mouvement temporel.
En actualisant en partie cette multiplicité, l’homme contemporain-zappeur fait-il en sorte de reconnaître aux images leur importance en leur reconnaissant, loin d’une impersonnalité qui est de n’être qu’image, leur vraie personnalité qui est d’être sans cesse en mouvement, semblable mouvement étant fondé sur la dynamique du regard et ainsi étant confronté à l’impératif de l’éphémère.
La singularité d’une image n’aurait de valeur qu’en tant que multiplicité. Autrement dit, la vérification d’une image par d’autres ne fait que confirmer un règne de l’image. La vérité de l’image est conditionnée par cette construction corrélative du visuel. Prise dans sa multiplicité, les images permettent de construire un même point de vue sur un sujet et de le confirmer.
Or, dans sa consommation constante, cette multiplicité effective des images se substitue à la singularité de l’image. Ne reste visible dès lors qu’une dynamique incessante. Là où l’image singulière portait en elle une multiplicité latente qui était au fondement de son pouvoir, la multiplicité des images ne fait que manifester des signes dépossédés de leur pouvoir originel.
C’est pourquoi le règne de l’image n’en finit pourtant pas de se perpétuer, l’image en tant que telle perdant de son importance pour laisser toute la place à la succession et au ballet incessant des images […].
Ce “ballet incessant des images” conduit à relativiser la valeur de chacune au lieu de construire une valeur de vérité qui est constitutive de la nature de l’image.
II. Un génocide en images : Rwanda, 1994
Après un rappel de quelques repères historiques, il s’agit de considérer comment cette impuissance des images s’est manifestée lors du génocide des Tutsis au Rwanda. Dans Le génocide face à l’image, Matthieu Gosztola examine comment ce lien ontologique entre l’image et le réel est mis à l’épreuve par l’événement génocidaire.
Le génocide des Tutsis au Rwanda : quelques repères historiques
Ce génocide, qui s’est produit du 7 avril au 17 juillet 1994, désigne les actions qui furent commises dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, les Tutsis. L’assassinat du président rwandais le 6 avril 1994 est considéré comme l’événement déclencheur de ces massacres de masse. Toutefois il convient de rappeler que les racines de ce génocide s’ancrent dans une dévalorisation systémique de la minorité Tutsis.
Toute pensée ayant valeur de dogme inculquée par l’école, par les autorités (ces dernières structurant l’école), concourt, d’une façon ou d’une autre, pour la majorité des Hutus, à une dévalorisation du Tutsi, une dévalorisation radicale qui fait de son extermination la conséquence logique de sa nature même, et non un fait de guerre, avec toute l’horreur que cela supposerait.
Le génocide résulte d’une imprégnation idéologique produite par l’appareil étatique rwandais. La discrimination entre les Hutus et les Tutsis fut d’abord construite lors d’un long processus historique. Puis, en 1994, de manière systématique et méthodique, des centaines de milliers de Tutsis ont été massacrés ainsi que des Hutus qui ne souhaitaient pas participer à ces violentes exactions.
Considérer les images du génocide amène, comme l’affirme Matthieu Gosztola, à penser le point de vue des occidentaux et celle de la communauté internationale. Ce pouvoir des images n’aurait-il pas suffi à entraîner une réaction à la mesure du drame et capable d’interrompre ce génocide ? Cette interrogation insoutenable et sa réponse conduisent à constater l’impuissance des images.
Je le répète, pourquoi des images des massacres ne sont-elles pas parvenues entre les mains des grandes puissances, pourquoi des images des tueries n’ont-elles pas atterri entre les mains de l’ONU ? En réalité, tout cela est faux. La communauté internationale était alertée.
” Mes images n’ont rien changé “ (Jean-Christophe Klotz)
Dans son documentaire intitulé Kigali, des images contre un massacre (2006), Jean-Christophe Klotz, journaliste présent au Rwanda en 1994, avoue sa stupéfaction face à l’impuissance des images. Le choc est d’autant plus grand que les médias permettent au public des puissances occidentales de suivre, en temps réel, les événements.
Nous étions à portée d’images. Certes, les médias sur place n’étaient pas légion, mais ils étaient présents. Et les images circulaient.
Le constat est catégorique pour Jean-Christophe Klotz : “Mes images n’ont rien changé”. Dès lors, les images ne servent plus à susciter la réaction immédiate. Elles permettent de documenter, de conserver les traces de ce qui s’est passé. Ce n’est qu’après les massacres que les reportages et photographies se multiplient. Toutefois, s’agit-il bien de dénoncer le génocide ou bien de manifester une sorte de voyeurisme ?
Lorsque les événements sont achevés et qu’on n’en montre que les traces (ou lorsque l’on sait, dans telle ou telle situation, que dénoncer ne permettra en rien de faire évoluer les choses), c’est sans doute là que commence le voyeurisme.
Le voyeurisme apparaît comme le second nom de la bonne conscience occidentale. Cette impuissance des images à faire agir la communauté internationale illustre un renversement de la fonction initiale de l’image. Ici, elle ne témoigne plus du réel. Elle conforte la distance entre le regardant et le regardé.
III. Le voyeurisme occidental
Un rapport de force entre regardant et regardé
La photographie de guerre se caractériserait par une dynamique voyeuriste. Dans cette relation entre le regardant et le regardé, l’image constitue le support d’un regard exogène qui devient, en faisant de l’image une preuve sur des événements, une “vérité du regard“, c’est-à-dire, le constat photographique d’un fait incontestable. La photographie légitime le rôle d’être souffrant ou mourant ; elle le fige visuellement et en fait une preuve pour le regard occidental.
Prendre une photo devient l’inverse d’une main tendue, laquelle a pour fonction première d’être cela même qui peut changer, même à un degré infinitésimal, la situation, la renverse. Le photographe enferme autrui dans sa dynamique d’être souffrant, et rend comme inexorable cette position.
Cet enfermement par l’image s’opère doublement. D’une part, la posture du photographe implique de produire une image conditionnée par l’observateur et par une certaine attitude. Un angle de vue particulier sera choisi au détriment d’autres. L’attitude du regardé est figée par le photographe. D’autre part, la photographie transforme l’instant éphémère, le cliché instantané, en une image qui, selon les mots de Jean-Christophe Bailly , “présente sans fin le présent qui fut” (L’instant et son ombre, 2008).
Pour décrire dans une formule ce double phénomène, Matthieu Gosztola propose une définition structurée autour de l’antinomie entre l’éphémère et l’éternité.
C’est une éternisation partielle de la réalité apparente d’un moment de la vie d’un être. […] Cette valeur d’éternisation qui est propre à toute photographie est un mensonge.
Grâce à son statut d’image, un moment possède une permanence qui lui fait perdre son statut temporel de moment. De plus, le regardé est figé dans une posture, celle de la souffrance ou de la mort, qui n’est pas l’expression d’une vérité de l’être visible mais d’une réalité extérieure à cet individu. Autrement dit, l’être regardé personnifie une situation qui l’excède et dont il subit les effets. La photographie instaure un rapport de force qui impose un rôle au regardé selon le point de vue adopté par le regardant.
Il s’instaure entre le regardé et le regardant un rapport de force où le regardé est écrasé, réduit à son gémissement, à la plainte qu’il se doit de continuer à jouer, au rôle qu’il identifie justement à ce moment précis comme un rôle, comme une posture qu’on lui demande de tenir, de continuer de tenir…
Pour exister au regard d’autrui, le regardé se soumet à cet enfermement par l’image et doit répondre à plusieurs impératifs. Ces impératifs correspondent aux rôles que l’image assigne à celui qui est photographié.
Exister au regard d’autrui
L’existence photographique de celui qui est regardé peut être décrite à travers un rôle : celui du porte-parole. Le regardé devient le porte-parole de la souffrance qu’il ressent, voire va jusqu’à se confondre avec elle. L’image fait du corps souffrant la manifestation personnifiée de la souffrance de toute une collectivité ou de toute une période.
Le regardé devient un porte-parole, plus encore qu’un témoin, de la souffrance qui l’assaille alors même que tout son être lutte contre cette souffrance, tout son être crie qu’il ne veut pas être confondu avec sa souffrance […].
En cela, l’image photographique nierait une lutte interne au sujet souffrant et amalgamerait la souffrance et le souffrant. Pourtant, cette lutte est constitutive de l’être humain puisqu’un être souhaite perdurer dans le temps et non point être figé dans un état de souffrance pratiquement concomitant à la mort. Le regard du photographe ferait écran au regard de l’être humain et produirait une négation de cette continuité consubstantielle à l’être humain.
Le regard nie la continuité de l’être qui constamment se tend – quand une situation de souffrance l’assaille de toutes parts – vers un ailleurs du ressenti qui soit, sinon plénitude […], du moins arrangements intimes et constants avec ce qui fait mal.
En somme, l’image confère un rôle au regardé pour mieux rendre imperceptible sa nature première, celle d’un être qui n’est pas destiné à être réduit à une souffrance aussi intense soit-elle. La puissance performative de l’image consisterait en cet enfermement du regardé par un regard extérieur.
La banalité des images du mal
Ces images sont reçues et existent dans un monde où le flot inlassable des clichés engonce les individus dans une habitude, laquelle engendre l’indifférence. Dès lors, le regardé devenu porte-parole n’est plus qu’un signe dans ce théâtre d’images. Les images ne sont plus considérées en elles-mêmes pour ce qu’elles disent et dénoncent. En somme, celles qui sont insoutenables, qui devraient choquer et faire réagir, deviennent banales pour tous.
Nous détournons les yeux du réel, quand bien même nous n’avons jamais été autant assaillis d’images montrant tout le délabrement du monde. […] Parce que nous sommes environnés d’images insoutenables, cela nous est devenu une habitude.
La saturation d’images aurait fait perdre cette fonction salvatrice de l’image à éveiller notre ” sensibilité de révolte “. Or, il convient de rappeler de l’image de guerre sous-tend constamment une dénonciation d’un état de fait. C’est ce que l’auteur de Le génocide face à l’image rappelle fort justement en donnant la définition suivante des images de guerre :
Les images de guerre sont toutes les images qui sont à elles-seules, dans leur rhétorique visuelle, sans ambiguïté possible, leur propre discours de dénonciation (c’est ce qui les distingue d’emblée de toutes les autres images).
La prise de risque du photographe de guerre reposerait sur une foi : celle en des valeurs universelles d’humanité et de justice. Toutefois, c’est bien ces images de guerre qui confortent le public dans son retrait des drames. L’espace médiatique ne conditionnerait pas un accès au réel, au témoignage des images. Il ne ferait que donner à consommer indifféremment des signes.
Ainsi, exister aux yeux d’autrui consiste à devenir un signe parmi d’autres, une image qui ne vaut pas plus qu’une autre. Ce n’est qu’en saisissant à nouveau une forme de singularité du sujet souffrant que le signe pourrait, selon Matthieu Gosztola, toucher à nouveau le sujet-regardant.
Un mort est un signe parmi les signes. Pour que ce signe nous touche autrement que comme signe, il faut le rendre palpitant d’humanité, il faut sortir le corps (figé sur la photographie ou même sur le fragment d’image filmique) de l’anonymat.
IV. L’image face aux paroles
Un moyen de retrouver le pouvoir de l’image existerait : il s’agirait des mots. Plus précisément, il s’agit de la parole des rescapés qui sont en capacité de témoigner, et de redonner une épaisseur d’humanité aux signes. La parole devient un moyen non seulement d’actualiser une empreinte de l’événement, mais aussi de rendre sensible ce temps nécessaire au témoignage, au partage d’une part de vie.
C’est la parole issue du “signe” ou d’un signe semblable (dans son parcours) qui le destitue de son rang de signe, en l’humanisant.
Cette parole se manifeste nécessairement lors d’un échange qui met en relation celui qui parle et celui qui écoute. Le regardé devient actif là où il ne fut qu’en position de passivité dans l’image. Ainsi, le témoignage oralisé se réalise dans une parole de circonstance, conditionnée par une écoute attentive et par la demande d’une prise de conscience chez l’auditeur.
La description de ce temps de l’écoute rend d’autant plus flagrante l’opposition entre l’image et la parole des témoins.
Tandis qu’une image peut être aussi facilement refoulée qu’elle peut marquer durablement dans sa violence […], une écoute nous habite, ne s’inscrit pas en nous mais fait corps avec nous, pour nous construire, pour que nous sortions différent de l’écoute, autres, parce que portant en nous la confession de l’autre.
Il convient de préciser que cette pensée sur les limites du pouvoir de l’image s’élabore au sein d’une œuvre théorique et poétique. En effet, Matthieu Gosztola évoque son recueil poétique traitant du génocide des Tutsis, Débris de tuer, et explique plus précisément sa démarche de poète. Par les mots, il s’agissait de vivre avec les rescapés, de faire parler l’horreur décelée dans les témoignages, et de s’effacer individuellement derrière ces voix.
Il s’agissait non pas de prendre le pas sur leur parole en faisant advenir une parole qui soit autre, mienne, et donc évidemment mensongère […] mais de faire parler inlassablement l’horreur que les témoignages m’avaient donné à lire, sans qu’elle soit formulée.
Conclusion
Dans les derniers chapitres de son essai, Matthieu Gosztola traite principalement des relations entre l’écriture et l’événement génocidaire. Cette seconde partie du Génocide face à l’image relève davantage de la théorie littéraire, qui s’inscrit dans une discussion avec des auteurs comme Catherine Coquio. Sa réflexion sur l’image n’en demeure pas moins signifiante : elle nous éclaire sur les limites du pouvoir de l’image.
En expliquant l’amoindrissement du pouvoir des images, Matthieu Gosztola révèle en quoi le règne de l’image se réalise par un déferlement puissant, qui réalise en acte la multiplicité que toute image porte déjà en elle-même individuellement. Cette multiplicité continuelle et massive relativise la valeur ontologique de l’image,qui en faisait un témoin du réel.
On ne peut que constater l’impuissance des images à susciter une réaction de la communauté internationale. Une fois les événements survenus, les images deviendraient les signes d’un voyeurisme occidental, d’une bonne conscience. Celle-ci se mettrait alors en scène à travers le rôle qu’elle assigne aux victimes du génocide. De plus, l’indifférence générale constitue aussi un fait : celui d’une habitude produite par ce règne des images. Les images insoutenables deviennent banales. Elles rendent perceptibles une insensibilité partagée face aux manifestations des atrocités humaines.
Pour humaniser ces signes, Matthieu Gosztola nous invite à prêter l’oreille à la parole des rescapés. Récemment, Gaël Faye, auteur de Petit pays et de Jacaranda, a contribué à la réalisation d’un documentaire, “Rwanda : le silence des mots”, recueillant le témoignage des rescapés. Ainsi, c’est bien dans les mots que résiderait encore une puissance de singularisation. Celle-ci serait capable de rendre à l’image du sujet souffrant une forme humaine perceptible à tous et à toutes.