Dans À la recherche du temps perdu, Proust nous montre que la formation de l’image (en tant que représentation mentale des choses) ne provient pas uniquement de la vision picturale de celle-ci (reproduction de l’apparence visible).
Elle peut aussi être dessinée par notre esprits à partir de traits décrits dans les sens qui animent et ravivent la mémoire, ou alors par la description scripturale, ou bien même par un mélange d’analogies. L’étude de ces procédés s’avère donc très utile pour la préparation de l’épreuve de Culture générale 2025, dont le thème est “L’image”.
L’image de la mémoire, l’image par les sens
Une représentation du réel sous l’oeil du sujet
Dans À la recherche du temps perdu, Proust donne à voir une image de ce qui l’a marqué dans son passé, notamment avec sa célèbre “madeleine” . Pour cela, il utilise une description plurisensorielle : il décrit le monde en invoquant tous les sens (visuel, olfactif, sonore, gustatif, toucher), et utilise les mots pour transmettre ses images. L’image s’entend alors au sens d’une perception visuelle des choses sensibles par le corps, mais aussi au sens d’une évocation intérieure (CNRTL) émanant de la conscience, puisque l’auteur convoque ses souvenirs.
L’ouvrage analyse ainsi le monde par la perspective du sujet, sa focale à lui. L’action est presque absente, mais il y a beaucoup de description. On pourrait ainsi qualifier l’écriture proustienne de phénoménologique : il explique comment le réel advient à la conscience, comment l’imaginaire transforme nos perceptions en monde. Le fait d’être au monde nous en crée une image, que la mémoire intériorise.
La mémoire fixe et (re)crée des images
Proust développe en effet abondamment l’immense pouvoir de la mémoire. Selon lui, la mémoire est dépositaire du vécu. Cela signifie que tout ce que l’on a pu vivre – les émotions, les pensées, les sensations en lien avec l’expérience – se cristallisent dans la mémoire, cette dernière pouvant faire revivre le passé en offrant à l’esprit des images qui y sont ancrées. C’est ainsi que l’on retrouve la définition de l’image comme représentation d’objets ou de sujets absents (CNRTL).
Mais la mémoire volontaire, celle que l’on vient d’invoquer, ne nous permet pourtant pas de faire réapparaître ce monde disparu : ce sont uniquement certaines images de ce monde qui reviennent. Seule une mémoire involontaire, affective, nommée réminiscence, permet de reconstituer l’ensemble des images que la mémoire abrite. L’épiphanie caractérise ainsi la réapparition des ces images passées, qui se constituent en monde.
La mémoire abrite donc des images qui n’appartiennent plus à la réalité actuelle et sensible dans l’œuvre de Proust, mais permettent de faire revivre une réalité qui a existé. Les images de la mémoire jouent donc un rôle dans la réincarnation des objets et des sujets.
Quand “le portrait scriptural devient pictural” (Nayla Tamraz)
Nous allons ici nous appuyer sur la thèse de Nayla Tamraz, docteure en Littérature et écrivaine libanaise, qui commente l’oeuvre de Proust dans cet article. Cette partie va ainsi se concentrer sur la manière dont Proust décrit le “personnage principal” (si tant est qu’il y en ait un) de La Recherche : Albertine.
Le narratif que M. Proust utilise pour Albertine permet en effet de mettre en lumière son ambition d’écriture “visuelle” , et montre que le sujet est en perpétuelle évolution. Or, cela exige de se demander s’il est possible de définir une image unique du sujet (au sens d’une représentation mentale, figure, notion ou l’idée que l’on se fait de quelque chose).
Qui est Albertine ?
Albertine est un personnage central de la Recherche, notamment dans “À l’ombre des jeunes filles en fleurs” et dans “La Prisonnière” . Elle incarne ainsi l’objet de l’amour du narrateur, qu’elle fascine autant qu’elle le tourmente. La jeune femme est décrite comme insaisissable, ce qui fait douter le narrateur sur sa fidélité. Il éprouve un désir de possession envers elle.
Dresser un portrait par les mots
Les descriptions de Proust sont si vivantes et détaillées qu’elles permettent à l’image textuelle de devenir picturale. C’est pour cette raison que N. Tamraz explique que l’écriture de Proust est telle une peinture poétique : comme elle l’écrit, “écrire, ou décrire, c’est peindre avec des mots” . Tamraz s’inspire ici d’une citation de Balzac issue de la Comédie humaine : “l’art peint avec des mots, avec des sons, avec des couleurs, avec des lignes, avec des formes” .
L’écriture proustienne se veut en effet constamment visuelle. L’écrivain réalise ainsi des “portraits-tableaux” , donnant à son récit une “portée encyclopédique” (Tamraz). Selon l’autrice, cela traduit l’envie de donner à voir au lecteur ce qu’il a lui-même vu. On peut donc parler d’une invitation à envisager le monde décrit par le prisme de Proust. Dans le cas d’Albertine, l’objet de contemplation est un véritable “tableau” : pour exprimer cette mise en peinture du récit, N. Tamraz parle de “picturalisation de l’univers romanesque”. Autrement dit, chez Proust, l’image est faite de mots.
En outre, la mémoire (voir grand I) conserve une place importante pour parler d’Albertine : Proust la voit sans cesse dans les “espaces interférés” (Tamraz), au sein desquels le vécu est l’artiste, qui grave des images indélébiles.
En somme, durant tout le roman, est admirée et contemplée, parce qu’elle est faite de contrastes. C’est ce qu’indique N. Tamraz lorsqu’elle parle de la “multiplication des apparences” d’Albertine : ces dernières changent tout au long de la vie de Proust, à chaque fois qu’il la revoit. Pourtant, on peut penser que tout personnage doit avoir une représentation ou image fixe pour que l’on soit en capacité de se le représenter. La question est donc de savoir comment dépeindre cette multiplicité changeante.
Construire l’image d’un sujet multiple
Selon N. Tamraz, le portrait d’Albertine, ainsi que son “esthétique de l’instabilité” , résument la manière dont sont dressés “tous les portraits proustiens” :
L’importance d’un personnage proustien se mesure à l’incapacité où est le narrateur de le réduire à une seule image.
Elle explique ainsi qu’Albertine, par son attitude et même son apparence, est un personnage en perpétuelle évolution : comment alors la décrire et en esquisser une image fidèle ?
Le sujet en mouvement
Cette question tourmente aussi bien l’auteur que le lecteur. On pourrait penser que, par définition, l’image est une photographie qui fige pour le sujet conscient la représentation qu’il a de quelque chose d’existant. Pourtant, selon N. Tamraz, Proust nous prouve le contraire.
C’est en effet un “portrait en perpétuel devenir” (Tamraz) que celui d’Albertine, qui montre que l’individu est en perpétuel changement. Proust pare ainsi l’inconstance du temps qui passe en modifiant le sujet par la description d’une identité ondulante faite d’images plurielles.
On peut prendre pour exemple de cette multiplicité des descriptions d’Albertine le grain de beauté qu’elle a sur son visage. Evoqué à différents moments de l’oeuvre, il ne se trouve pourtant jamais au même endroit (nez, joue…), ce qui crée des images successives qui se “superposent dans l’imaginaire du lecteur et du narrateur” (Tamraz), Albertine se construisant devant eux.
Dépeindre par l’analogie
Enfin, pour que les évolutions descriptives d’Albertine s’exemplifient et que le lecteur se représente d’autant mieux le personnage, Proust fait le choix des analogies, de la comparaison à des œuvres picturales. Si le sujet est multiple, qu’il ne peut être décrit en une image figée, l’utilisation d’objets picturaux fixes pour le décrire permet, en les assemblant, de former une image mentale de ce qu’il pourrait être à plusieurs instants donnés. Ainsi, Albertine est comparée à une figure de Michel Ange, ou encore à la baigneuse d’Elstir.
On peut donc comparer la description proustienne au concept d’image-mouvement dans le milieu cinématographique. Grâce à l’image-mouvement, l’on obtient en effet une succession mécanique d’instantanés, caractérisée essentiellement par l’équidistance. Ensuite, tout est question d’agencement entre ces images afin de créer un visuel unifié. Proust fait la même chose, mais il le fait avec des mots et des analogies :
Nous sommes irreprésentables […] parce que nous changeons. Le spectacle du monde est ondoyant et multiple, et il en est ainsi pour la réalité des êtres.
N. Tamraz
Conclusion
À la recherche du temps perdu montre que des images peuvent émaner des mots. Proust explicite d’abord l’idée selon laquelle la mémoire est gardienne d’images formées par un biais plurisensoriel qui se grave en nous et réapparait par stimulation. Il évoque alors la mouvance incessante du sujet qui, par la multiplicité des images que le récit descriptif lui attribue, se voit transgresser les loi de l’unique et du fixe pour ériger une représentation en devenir du sujet scriptural, lequel devient alors pictural.
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