Nous t’avons proposé une analyse du sujet 1 tombé en Culture Générale à ECRICOME pour cette année 2023. Voici le corrigé rédigé correspondant. Bonne lecture !

Tu peux consulter les coefficients détaillés de cette épreuve et voir pour quelles écoles elle compte !

NB : tu trouveras, en gras, les grands moments méthodologiques d’une dissertation : accroche, problématique, grandes parties ; puis dans le développement, chaque thèse de chaque partie et sous-partie. Bien sûr, une copie de concours ne doit pas comporter ce genre de mise en page : elle doit être comprise par la seule syntaxe de ta phrase, c’est-à-dire, en général, par les connecteur logiques utilisés.

Être hors du monde

Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides” , s’exclame Baudelaire dans « Elevation » (Les Fleurs du mal) : il appelle ainsi le lecteur à partir loin, vers des contrées exotiques dans lesquelles le poète se sentirait en paix. C’est dire qu’il faut quitter le monde et ses « miasmes morbides » invivables, comme le promeneur solitaire ou le penseur contemplatif. C’est donc dire qu’il faut être hors du monde.

Être hors du monde, c’est quitter celui-ci : c’est donc bien s’envoler, s’élever, vers une contrée distincte qui serait plus belle, plus agréable, plus vivable. C’est donc transgresser les limites du monde. Pourtant, le monde est totalité, et désigne ainsi l’ensemble du réel : il semble donc étonnant de se penser au-delà de celui-ci, hors des frontières de ce qui définit le tout. Et pourquoi voudrions-nous par ailleurs quitter ce bel ordre (kosmos en grec), où tout va pour le mieux ? Quel intérêt avons-nous à être hors du monde ? Pouvons-nous seulement être si nous n’y sommes plus ?

Car si l’on quitte le cosmos pour le penser comme univers – et donc dépourvu d’une qualité morale, d’une valeur -, le monde n’est peut-être certes pas le meilleur des mondes, mais il est en tout cas, le seul possible. Comment donc pourrions-nous être si l’on quitte la seule chose dans laquelle nous pouvons être ? Transgresser les limites du monde – si tant est que nous puissions le faire – semble donc mettre à mal notre ipséité même. Somme toute, peut-on être hors du monde, ou le monde n’est-il pas justement ce sans quoi nous ne sommes rien ?

Il faudra d’abord se demander comment l’on peut être hors du monde : quel sens donner à ce rêve, à cette illusion peut-être, à ce statut poétique par excellence, alors que le monde est ce dans quoi nous évoluons sans cesse ? Nous verrons alors que se penser hors du monde n’est peut-être qu’une illusion, et qu’une tentative de dépassement des limites du cosmos ne mène qu’à re-créer un nouveau monde. Ainsi, on ne peut être qu’à être dans le monde, le monde étant tributaire de notre ipséité.

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Des penseurs grecs aux poètes, en passant bien sûr par les romantiques, tous veulent être hors du monde, et prétendent pouvoir l’être. C’est que l’on peut effectivement être hors du monde en en créant un autre : quitter notre cosmos pour former notre propre univers.

Être hors du monde, c’est en effet transgresser les limites de ce monde. Mais comment faire pour aller au-delà de ce qui constitue la totalité de ce qui est ? Il faudrait un véritable dieu pour créer un autre univers : il faudrait un démiurge. Or, le poète, ou même l’artiste, n’est-il pas celui qui a ce pouvoir démiurgique, initiateur de cosmogonies dont lui seul a le secret ? Ainsi Apollinaire prétend-il s’affranchir des limites du monde sensible lorsqu’il profère, dans “L’Adieu” (Alcools), sa capacité à quitter le temps, et donc le monde : “J’ai cueilli ce brin de bruyère / L’automne est morte souviens-t-en / Nous ne nous verrons plus sur terre / Odeur du temps brin de bruyère /Et souviens-toi que je t’attends” . En faisant du brin de bruyère cette “nourriture terrestre” (Gide) comme tremplin d’une envolée lyrique, le poète rend alors possible de voyager dans le royaume des morts : c’est dire que l’écriture poétique ouvre la porte à une transgression des frontières du monde, et permet donc un autre de situation, de vécu, un autre type d’être, qui se situe hors du monde. Le bruyère se fait “odeur du temps” , et donc fixation de celui-ci, pour permettre à l’auteur – et peut-être aussi au lecteur – de se loger dans l’éternité : hors du temps, le poète s’élève hors du monde.

On comprend pourquoi l’on voudrait être autrement, hors du monde, et non dans celui-ci. Il s’agit, en réalité, de quitter le monde sensible. Si le monde peut se faire kosmos, c’est-à-dire non seulement ordre, mais bel ordre, il recèle également en lui la condamnation du devenir : autrement dit, celui qui est dans le monde est bien davantage défini par le devenir que par l’être… il faut donc quitter le monde pour rejoindre ce que Platon nomme le supra-sensible : le lieu des Formes, celui où “les miasmes morbides” que sont les corps, “tombeau[x] de l’âme” ( ) ne sont plus. Ce n’est en effet qu’en quittant le monde pour rejoindre le topos noetos que l’on est réellement : l’âme s’échappe de son enveloppe mortelle pour épouser l’intelligible, et quitter ainsi le devenir pour embrasser l’éternité. Le monde prosaïque, soumis au temps, dans lequel “on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve” (Héraclite, Fragments), est alors déjoué par la contemplation, et la partie supérieure de l’Homme, celle qui définit réellement son être, trouve enfin à s’accomplir. Être hors du monde n’est alors pas un simple rêve : au contraire, ce n’est peut-être ainsi que l’on est réellement.

Mais comment expliquer, alors, que nous ne puissons être qu’à être hors de ce qui est pourtant la totalité de l’être ? Comment penser ce qui dépasse la totalité ? Il faut ici différencier le monde comme totalité et l’univers comme infini : un “être hors du monde” n’est en effet possible qu’à penser le monde comme dépassable. Il faut donc pouvoir quitter le totalité ; et c’est ainsi que Levinas nous permet de comprendre un tel “être hors du monde” , lorsque le sujet atteint non pas la totalité, mais l’infini. Il y a donc un au-delà du monde, un véritable hors du monde, que l’on peut atteindre par l’éthique. La rencontre d’Autrui est alors ce qui me sort du monde. C’est donc dire qu’être hors du monde, c’est penser cet être comme rencontrant un autre être ; il faudrait peut-être alors presque parler d’êtres hors du monde…

(Transition) Et pourtant, subsiste un doute : car penser cet être – ou ces êtres – hors du monde, c’est encore présupposer un substrat qui les tienne ; or, qu’est-ce que ce substrat, s’il n’est pas le monde ? Autrement dit, la création d’un autre monde, d’un au-delà dans lequel nous aimerions être, n’est-elle pas un simple déplacement de notre être dans une autre partie du monde, qui lui appartient toujours ?

Être hors du monde ne pourrait en effet être qu’une simple re-cosmologisation de notre existence : pourvue d’une configuration nouvelle, elle reste néanmoins, encore et toujours, mondaine. On penserait alors être hors du monde sans l’être : un tel être hors du monde ne serait qu’illusion, le sujet ne pouvant en réalité jamais s’élever “par-delà les éthers” , comme l’écrit Baudelaire.

On remarque en effet que chaque description d’un tel être hors du monde n’est que projection sur un écran qui appartient au monde : Baudelaire s’imagine “par delà le confin des sphères étoilées“, mais qui peut décrire ce par-delà ? Comment, autrement dit, s’assurer que ce hors d’un être hors du monde est réellement un dehors, et au-delà ou un par-delà ? C’est dire que l’instinct démiurgique de l’artiste, ou de n’importe quel sujet qui se voudrait hors du monde, est insuffisant : puisque nous sommes mortels, comment pourrions-nous quitter le monde ? Kandinsky écrivait ainsi que “créer une oeuvre, c’est créer un monde” : or, c’est créer et donc en effet, produire du nouveau, mais ce n’est pas une “création continue d[e] nouveauté” comme le prétend Bergson dans La Pensée et le mouvant, puisque toute création existe au sein du monde. Il ne s’agit donc pas d’être hors du monde, mais de créer de nouveaux mondes au sein d’un monde pré-existant et premier.

Dès lors, se penser hors du monde n’est qu’illusion : nous ne sommes jamais dans cet au-delà, nous n’y sommes que par l’esprit. C’est dire qu’être hors du monde n’est qu’une fuite mensongère. Plus encore, c’est penser le sujet capable de s’échapper hors de ce qui en réalité le dépasse : n’est-ce donc pas manquer d’humilité ? Un être hors du monde devrait être surhumain, voire divin : se penser hors du monde, c’est donc jouer à Dieu. Cette construction d’idoles est un “esthétisme humain” , comme l’écrit Nietzsche dans le Gai savoir : imbus de nous-mêmes, nous nous croyons démiurges, et bâtissons des arrière-mondes que l’on pense au-delà du sensible, mais qui ne sont en fait que le reflet de notre faible volonté de puissance, incapable d’accepter le devenir. Se penser hors du monde, et même croire qu’il est possible de l’être, c’est ainsi nier ce que c’est vraiment qu’être, c’est-à-dire être soumis au devenir : c’est boulier que “la condition du monde est, de toute éternité, le chaos”, c’est-à-dire un réel incompréhensible qu’il faut tout de même apprendre à aimer. Ce n’est qu’en quittant l’illusion d’un être hors du monde que l’on atteint alors la gaya scienzia, c’est-à-dire la plénitude.

Le monde paraît alors être un prisme intarissable : on ne peut être hors du monde, puisque notre être-même suppose le monde. Le monde est en effet ce dans quoi on évolue sans cesse ; il est ce par quoi nous percevons l’être, sans équivoque possible. Les tableaux de Turner, à cet égard, sont tout à fait parlants : la Tempête de neige sur un navire, notamment, dépeint une mer tourmentée qui dépasse l’entendement humain – étant sublime au sens kantien -, et qui semble hors du monde tant elle est violente ; or, ce n’est que notre entendement qui pense le monde ainsi, qui structure le réel pour mieux l’appréhender. Par ses traits dégradés, Turner imite ainsi le chaos du monde sensible que notre raison ne peut comprendre, le monde étant cette idée de la raison qu’explore Kant dans sa Critique de la raison pure. En tant qu’il structure le réel, il n’est pas ce réel dans son être véritable, mais le simple ordonnocement de la raison par le sujet qui y évolue : pouvoir être hors du monde est donc contradictoire, puisque nous ne sommes qu’à condition de passer par le monde comme prisme incommensurable. On ne peut donc le quitter réellement.

(Transition) Il apparaît donc que l’on ne peut pas être hors du monde, au sens où l’on ne peut quitter le monde : mais plus encore, on ne peut être en étant hors du monde.

Ainsi, on ne peut être qu’à être dans le monde : tributaire de notre ipséité, il est ce substrat sans lequel nous ne sommes pas. C’est vrai ontologiquement, le monde étant le réel, l’ensemble de ce qui nous entoure, nous contient et nous définit ; mais c’est également vrai moralement. N’a-t-on pas, finalement, intérêt à ne pas être hors du monde?

S’il peut être tentant de quitter le monde pour être autrement, pour être heureux, on peut finalement avancer que ce n’est en fait qu’en embrassant le monde que notre être s’accomplit. Au sens grec, le sujet atteint ce qu’il est lorsqu’il est heureux ; le Bon, le Bien et le Vrai se confondent alors, et il est à proprement parler. Or, il n’est pas sûr qu’il faille absolument quitter le monde sensible pour cela : Plotin défend ainsi l’amour de celui-ci, dans ses Ennéades, en tant qu’il est le reflet de l’Un, c’est-à-dire le Tout, le Bon entièrement bon. Autrement dit, le monde n’est pas ce lieu de “miasmes morbides” – ou plus précisément, il n’est pas que cela : certes, il est corrompu par la matière (“le mal y est“, écrit Plotin), mais il reste le reflet du Beau, et a donc sa propre valeur.

Aspirer à être hors du monde, c’est donc vouloir quitter ce qui le rend désirable : plus encore, c’est courir à notre perte, puisque seul le monde, notre monde, nous fait exister. Être hors du monde, c’est en effet n’être qu’en rêve, vivre dans l’illusion de l’ailleurs : bref, c’est ne plus être, au sens où c’est ne plus pouvoir exister. Comme Emma dans Madame Bovary, la fuite du monde est fuite vers notre perte, puisqu’elle est duplication du monde en une illusion qui nous emprisonne et nous empêche de goûter les plaisirs du réel. Ainsi Emma projette-t-elle sur sa Normandie profonde des rêves de grandeur tirés de ses lectures, qui n’ont qu’un effet pervers sur son existence, puisqu’ils ne la rendent que plus morne : à vouloir être hors du monde, on quitte alors le seul qui puisse nous satisfaires, puisque les mondes oniriques et irréels ne sont jamais ceux qui comblent l’existence. Si cet être est donc existence et non simplement essence, au sens sartrient, alors être hors du monde est une contradiction dans les termes : je ne peux exister hors du monde, puisque le réel dans lequel seul je peux exister n’est plus là.

Il faut donc en déduire que le monde est ce qui construit notre ipséité, non pas tant en tant qu’il nous définit, mais en tant qu’il nous permet d’être accomplis. Qu’il soit ainsi cosmos fini ou univers illimité, on peut, certes, le quitter : mais cet hors du monde n’est que fictif, et le plus grave n’est pas qu’il nous éloigne du monde, mais qu’il nous éloigne de nous-mêmes. Nous ne pouvons en effet quitter le monde sans se quitter soi-même : notre chair, comme l’écrit R. Barbaras dans L’appartenance, est le point de départ du monde, sans laquelle il n’est rien ; mais inversement, nous ne sommes rien sans le monde, et ce littéralement : nous ne pouvons être sans être dans le monde, ou plus précisément, sans être au monde. Le monde définit donc le sujet autant que le sujet définit le monde : être hors du monde est donc non seulement impossible à proprement parler, mais aussi peu souhaitable que la suppression totale de notre existence à laquelle il correspond.

(Conclusion) Si les poètes ont souvent souhaité quitter le monde, être hors du monde ne semble constituer qu’un dédoublement : piédestal sur lequel le sujet repose, ce dernier le forme autant que le monde le forme. Nous sommes donc inséparables du monde : c’est dire que nous ne pouvons être sans être au monde. Être hors du monde, c’est donc se condamner à ne plus être, tant le monde est totalité à laquelle nous sommes incommensurablement liés.