Après vous avoir proposé un corrigé complet du sujet “L’ordre du monde” , Major Prépa vous propose de traiter “La poétique du monde” .
S’il s’agit également d’un sujet type HEC, le terme qui accompagne la notion au programme n’est évidemment pas le même : il est quelque peu étonnant, mais condense en réalité toutes les grandes questions propres au monde.
Il peut donc vous faire réviser à la fois la méthodologie de la dissertation, et les principaux axes de la notion. Lisez-le donc minutieusement, et bon courage pour ces dernières semaines de révision !
La poétique du monde
“Voir le monde dans un Grain de Sable,
Et le Ciel dans une Simple Fleur,
L’Infini, dans ma main, saisissable,
Et l’Eternité n’est qu’une heure”.
William Blake, Auguries of Innocence
Dans ces quatre vers ouvrant ce poème de William Blake, l’artiste évoque un monde dont la beauté, emprisonnée par le poète, n’en est que mieux dépeinte. C’est que Blake condense en un quatrain les élements du microcosme et du macrocosme, leurs échelles respectives inversées en un procédé stylistique dont seul le poète a le secret ; n’est-il en effet pas le plus à même de révéler la poétique du monde ?
Le monde est par définition harmonieux ; c’est dire qu’il est donc un objet privilégié de la poésie, tant sa beauté intrinsèque se prête au lyrisme. Les vers permettent ainsi de célébrer le kosmos en mimant sa perfection ; la poétique du monde est donc avant tout son ordre parfait, qui se prête, presque comme par magie, au discours littéraire et aux correspondances. C’est que cet ordre ne fait monde que parce qu’il tisse des liens, que le poète peut alors retracer et remanier à sa guise pour en extraire l’essence divine. On peut donc dire que le monde est poétique par nature, en tant qu’il est cet ordre ; il se prête donc à la poésie mieux que tout autre objet.
Mais la poétique du monde n’embellit-elle pas un univers plus chaotique qu’il ne le voudrait, qui dépasse sa simple acception éthymologique pour désigner le réel dans sa totalité, et donc également dans ses aspects les plus disharmonieux ? Le chaos du monde ne doit-il pas également être chanté, la lyre permettant alors – peut-être – de consoler le lecteur face à la cacophonie qu’est l’univers infini ? La poétique du monde est donc également l’art de faire de l’ordre avec du désordre ; de remanier les aspects disharmonieux du monde qui se fait univers – et Blake ne dirait pas le contraire, lui qui fond tous ses aspects en un pour penser le temps et l’éternité en une seule entité que seule la poésie peut créer. Mais s’il faut se ressaisir de cette éternité, c’est bien qu’elle n’existe pas dans le monde, et que la poétique du monde n’enjoint donc qu’à le quitter en une “élévation” – dirait Baudelaire – qui l’emmène aussi loin que possible. La poétique du monde est-elle célébration de sa beauté et de son ordre, ou au contraire consolation face à son chaos ?
Le monde est d’emblée poétique, par son harmonie et son sublime ; il faut donc bien que le poète le chante – et peut-être n’a-t-il pas d’autre choix. Mais c’est alors dire que ce lyrisme du monde n’est que consolation – une élégie, une plainte devenue poétique, le monde n’étant supportable qu’avec la poésie. Le poète est alors celui qui réconcilie cosmos et chaos par le jeu de correspondances propre à son art ; ainsi, il fait de la poétique du monde non seulement le moyen optimal de dire le monde et sa complexité, mais peut-être, en réalité, le seul.
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La poétique du monde n’est-elle pas une évidence ? Sa beauté, son harmonie et sa majesté ne peuvent être que célébrées : c’est pourquoi le monde est objet de poésie comme la poésie est sujette à chanter le monde, tant il se prête aux envolées décrivant les sensations du sujet émerveillé par la grandeur de l’univers. Le monde est en effet l’immensité de ce qui nous entoure, que nous parcourons toute notre vie, et ne pouvons dire que par une poétique, un discours transformé qui dépasse le langage courant pour user de métaphores et fgures de styles qui elles seules peuvent dire la grandeur du cosmos. Ainsi Apollinaire “boi[t-il] (…) l’univers” dans “Vendémiaire” , faisant du monde et ses composants ces Alcools dont se désaltère le poète ivre du monde ; il réunit ainsi ses parties par ses “chants d’universelle ivrognerie“, pour apaiser le gosier qui souffrait auparavant de ne pouvoir les saisir en entier. La poétique du monde se manifeste à tous, comme le ciel étoilé à Kant à la fin de sa Critique de la raison pratique, et le poète est celui qui saisit cette grandeur naturellement poétique – car esthétique – pour la fixer sur papier et l’éterniser.
Une poétique est en effet art, écriture et donc fixation ; et si Blake saisit l’éternité par le prisme du temps, le poète est celui qui subvertit les limites du monde sensible pour l’élèver au rang d’oeuvre, c’est-à-dire le rendre intemporel. L’oeuvre est en effet ce qui dépasse la simple échelle humaine ; comme l’avance Arendt dans la Condition de l’homme moderne, elle dépasse l’objet de consommation et sa temporalité, “la stabilité du monde se faisa[nt] transparence dans la permanence de l’art“. La poétique du monde, véritable activité artistique, se fait donc tributaire de sa permamence dans le temps, puisqu’elle ancre ce qui dépasse l’échelle humaine ; l’immortalité du monde advient alors, l’oeuvre, ce “monde fait de main d’homme” selon Arendt, cet artifice, permettant de “gard[er] l’essence divine / De nos amours décomposés” évoqués par baudelaire dans sa “Charogne”. C’est que les Fleurs du Mal nous montrent la capacité qu’a la poésie de fixer le monde dans le temps : il n’est alors plus le changement permanent qui le caractérise d’habitude, mais un objet hors monde en tant qu’il se fait poème.
C’est donc dire que le poète transcende le monde sensible ; son art, plus que n’importe quel autre, déjoue les frontières terrestres alors qu’il célèbre justement l’univers. Ainsi Baudelaire se prévaut-il de cette “Elevation”, de s’envoler “Par delà les montagnes / Par delà les éthers / Par delà les confins des sphères étoilées ” : ignorant le prosaïsme du monde, il n’en garde que “l’essence” poétique, “divine” , qu’il met alors à jour dans son oeuvre pour ne garder que cette trace du monde. La poétique du monde, son aspect harmonieux, se fait poétique du monde en tant que célébration ; la beauté se fait discours, réconciliant les deux poétiques du monde. Mais s’il faut en passer par une poétique pour célébrer le monde, n’est-ce pas que celui-ci est d’emblée trop prosaïque pour être tut à fait harmonieux ? La poétique du monde n’est-elle pas un simple embellissement artificiel et donc apparent, une stratégie détournant le sujet du chaos d’un univers dans lequel aucun ordre – et donc aucune beauté – ne peut en réalité donner lieu à du lyrisme ?
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S’il faut, pour conter le monde, le mettre en poème, c’est alors peut-être que la “branloire pérenne” qu’il constitue, pour reprendre les mots des Montaigne (Essais), ne saurait en réalité se faire objet de poésie. Car comment réconcilier le prosaïsme d’une existence sensible – et donc mortelle – avec les exigences de la poésie, art visant le divin, l’expression la plus haute et l’exaltation des sentiments ? Le prosaïsme du monde semble en effet incompatible avec sa poétique : le chanter serait donc toujours se situer “N’importe où hors du monde” , comme l’avance Baudelaire dans Le Spleen de Paris, par dégoût – voire haine – des préaucupation mondaines. Si poétique du monde il y a, et donc artificialisme – car toute poétique est une construction artistique -, c’est bien que le monde tel qu’il est n’est pas si harmonieux ; et que sa réalité ne vaut pas, pour suivre l’analyse du Peintre de la vie moderne, l’élévation de l’âme au-dessus des “miasmes morbides” qui constituent la matérialité quotidienne d’une vie morne. Or, c’est bien cette existence qu’offre le monde ; s’il est d’abord ce dans quoi je suis jeté, ce qui m’environne et que je configure, alors il est littéralement prosaïque, il n’est que le cadre d’un récit qui comme tout récit, peut devenir ennuyeux, et ne peut donc peut-être pas se faire objet de poésie.
Quel sens donner alors à la poétique du monde ? Si le monde n’est que prose, que valent donc ses poèmes ? N’y a-t-il pas toujours un fossé entre la poétique du monde comme discours sur celui-ci, qui le circonscrit donc, alors que le monde peut se faire univers ou inintelligible ? Platon insiste bien, dans le Timée, sur l’impossibilité de produire un discours qui coincide véritablement avec le monde ; la totalité nous dépassant, tout dire sur elle – et donc toute poétique – est donc insuffisant : “sur ces matières, on propose un mythe vraisemblable ; il ne faut pas chercher plus loin”, écrit-il. Aucune forme de discours autre que celle d’un discours vraisemblable ne semble être possible : autrement dit, les mots ne suffisent pas à dire le monde.
Plus encore, la poétique du monde, peut-être, le dénature plus que n’importe quel discours ; ainsi Emma Bovary anéantit-elle son propre univers en le déréalisant par les mots saisis dans la littérature, qui ne sont qu’un voile posé sur le réel. Quand Flaubert décrit Emma observant sa vallée normande dans Madame Bovary, il montre bien que la transfiguration du monde par une poétique qui chercherait à l’embellir ne peut qu’en camoufler davantage la beauté, puisqu’il la nie : “jamais ce pauvre village où elle vivait ne lui avait semblé si petit” , “toute la vallée paraissait un immense lac pâle” – toutes les descriptions d’Emma sont démesurées et elle procède ainsi davantage à une annihilation du monde qu’à sa célébration. De même Blake, voulant célébrer le monde par sa poétique, ne fait peut-être que le condamner, puisqu’il se voit lui-même obligé de modifier ses dimensions pour les mettre en exergue – n’est-ce pas alors que le monde n’est pas tel qu’il devrait être ? La poétique du monde, peut-être, ne nous signale rien de plus que l’absence du “meilleur des mondes possibles” que déplorait Voltaire dans Candide. C’est dire que la poétique du monde anéantit le monde à défaut de le célébrer : puisqu’elle le transfigure, puisque le poète crée (poiesis) autant qu’il décrit, alors il crée un nouveau monde et non pas célèbre le nôtre ! Mais cette métamorphose n’est-elle pas justement la clef d’une véritable poétique du monde, qui aussi bien créatrice que célébratrice, ne transfigure le monde que pour mieux le célébrer ?
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Finalement, c’est parce que la poétique du monde le métamorphose qu’elle le met en exergue ; et il faut donc essayer de comprendre ce paradoxe. Comment peut-on prétendre exhiber la beauté du réel si on la moule dans une forme qui ne lui correspond pas ? Par essence, le poète crée ; on pourrait donc croire cette poiesis métamorphosante, transfiguratrice, et donc artificialiste. L’artifice ne saurait se substituer au naturel, au monde tel qu’il est donné, tel qu’il est réellement. Mais c’est justement parce que le monde se fait objet de poésie qu’il est sublimé dans toutes ses dimensions – comme la fleur chez Blake, l’huitre chez Ponge ou le cageot : loin d’être occultés par le discours poétique, celui-ci enchante les objets du quotidien ; la poétique se fait donc manifeste et non simple art, un Parti pris des choses du monde, c’est-à-dire un parti pris sur le monde. Autrement dit, la poétique du monde n’est pas le simple art de le transfigurer ; bien plus, elle dévoile que cette transfiguration-même est célébration.
En tant que la poétique du monde est art, poiesis et donc “création d’imprévisible nouveauté” , comme l’écrit Bergson, dans La Pensée et le mouvant, elle dépasse donc la simple imitation, la simple mimesis, pour dévoiler par sa grandeur, celle du monde qui nous entoure. Le monde se faisant objet de poésie n’est pas simplement décrit mais métamorphosé dans le langage du lecteur ; autrement dit, la poésie s’affaire, comme l’écrit Hegel dans son Esthétique, à “s’élever au-dessus de la réalité sensible et à l’abaisser” au rang humain pour dire le monde et sa beauté comme nul autre art ne le fait. La poétique du monde est donc mesure de notre écart avec celui-ci : puisque la poétique parle à notre imagination, elle n’a aucune limite, et épouse donc l’infini de l’univers, comme le poème de Blake atteint-il l’éternité.
C’est donc dire que le désordre du monde, le chaos au sein du cosmos, peut non seulement être ré-harmonisé par la poésie, mais peut-être qu’elle ne peut l’être que par elle ; et il ne s’agit pas d’un discours littéraire en tant quel mais d’un véritable art de vivre – la poétique dépasse la simple littérature, et se fait manifeste, esthétique et donc style au sens bergsonien. La poétique du monde n’est in fine que l’art de dire sa démesure : il est donc union de son harmonie et son désordre, comme le montre Frida Kahlo dans La Colonne brisée, où s’unissent intérieur et extérieur, souffrance et harmonie, pour créer une oeuvre d’art, c’est-à-dire une totalité. La poétique du monde, qui est donc non pas sublimation de celui-ci, mais discours de son sublime, est alors la seule forme d’expression qui puisse circonscrire son désordre (sa souffrance, ses malheurs) tout en appelant au suprasensible, sa beauté, puisque la poétique comme création a ce pouvoir d’union des contraires. Unissant mondes intérieur et extérieur, Frida Kahlo dévoile ainsi la puissance poétique de la peinture monde, la poétique du monde se faisant donc poiesis du monde, comme Blake crée un nouveau monde au sein de celui qu’il décrit.
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La poétique du monde retranscrit l’ordre et la beauté du cosmos, mais a pour obstacle sa disharmonie, et peut sembler insuffisante face à celle-ci. Or, c’est justement parce qu’elle peut également représenter ce désordre que la poétique du monde se fait non pas sublimation, mais puissance de révélation de l’univers dans toutes ses facettes. La poétique du monde est donc l’expression privilégiée du macrocosme, en un microcosme qui renvoie harmonie et désordre dos à dos, comme le grain de sable de Blake circonscrit l’univers.