Le sujet tombé cet après-midi pour l’épreuve de Culture Générale ESSEC/EDHEC sur “La violence” , “La violence peut-elle être mesurée ?” , était très intéressant, en ce qu’il permettait – et exigeait ! – d’adopter une double lecture de sa formulation.
Nous te livrons ici l’analyse de ce sujet, qui devrait te permettre de comprendre également notre corrigé. La voici !
L’analyse des termes : le double sens du terme “mesurée”
Rappel : l’importance d’une analyse minutieuse du sujet
Comme nous te l’avons déjà rappelé dans notre analyse du sujet sur lequel vous avez composé pour ECRICOME, la première chose à faire lors d’une épreuve de dissertation de Culture Générale est d’analyser minutieusement le sujet.
Pour ce faire, il faut bien sûr se concentrer sur la signification de chacun de ses termes : ici, les plus importants étaient évidemment celui de violence, mais aussi celui de mesure.
Or, l’emploi de ce terme spécifique invitait le candidat à définir doublement ce qu’est une “violence mesurée”, avant même de se demander si elle peut exister.
Que veut-on dire lorsqu’on parle d’une “violence mesurée” ?
Premier sens : une violence sage
Mettons en effet de côté, pour l’instant, le “peut-on”, pour se concentrer sur la définition d’une violence mesurée.
Lorsque l’on dit de quelque chose ou d’une personne qu’elle est mesurée, l’on signifie qu’elle est sage, au sens philosophique : autrement dit, une violence mesurée serait une violence contenue, canalisée, et donc a priori pensée, puisque si elle est mesurée, c’est bien que l’on juge qu’elle est appropriée pour telle ou telle situation, ou du moins, qu’elle n’est pas excessive. Cela signifie donc qu’une “violence mesurée” est une violence potentiellement justifiable, car non abusive.
Reste alors à savoir qui la justifie, c’est-à-dire qui décide que cette forme de violence ne dépasse pas les limites de ce qu’elle devrait imposer aux autres, puisque la violence, comme vous deviez le rappeler en introduction, est toujours une contrainte. Le premier problème qui surgit de l’analyse du sujet est donc de savoir s’il est possible (“la violence peut-elle”) de penser une violence non excessive, et donc non abusive, alors que l’exercice de la violence, par définition, vient justement limiter la volonté voire les droits des entités auxquelles elle s’applique : parler d’une violence “mesurée”, n’est-ce pas nier le caractère imposé de la violence, qui pourtant, la définit ?
Mais si cette première analyse était nécessaire, elle n’était pas pour autant suffisante. En effet, pour qualifier la violence de mesurée, il faut bien l’évaluer : l’on juge qu’une violence est excessive, ou inversement, non abusive. L’on rencontre donc ici la deuxième définition du terme “mesurée” : il s’agit d’évaluer la violence.
Deuxième sens : une violence évaluée
Il fallait donc également prendre le sujet au pied de la lettre : le sens littéral de l’adjectif “mesuré” est celui des mathématiques, qui désigne ainsi la qualité d’une chose dont on évalue les dimensions. Ce sens complète alors le premier, mais permet d’approfondir la problématisation : s’il s’agit d’évaluer les dimensions de la violence, deux autres problèmes principaux se posent.
D’abord, il faut se demander comment l’on mène cette évaluation : parle-t-on de morale, auquel cas une “violence mesurée” serait une violence acceptable, légitime, justifiable ? Ou parle-t-on simplement de dresser une échelle de la violence, comme c’est par exemple le cas des catastrophes naturelles dont on évalue la violence en fonction de l’impact qu’elles ont sur le milieu sur lequel elles ont lieu (par exemple, l’échelle de Richter) ? On peut ici, dès lors, convoquer un deuxième pan de la définition de la violence : il s’agit non seulement d’une contrainte, mais d’une force. L’on peut donc penser une mesure des conséquences de l’application de cette force : à ce moment-là, la violence peut effectivement être “mesurée” : d’abord, parce que sa force peut être évaluée, calculée et décrite scientifiquement, et ensuite,
Or, si cela se prête bien à la violence naturelle, comment mesurer l’impact d’autres violences telles que la violence morale, psychologique ou encore politique ? On comprend donc que l’unicité de la violence, présupposée par le sujet qui parle de “la violence”, doit être remise en question, ce qui nous mène à notre troisième problème : peut-on réellement se contenter d’une simple évaluation physique et scientifique de la violence sans oublier ses conséquences ainsi que ses justifications, alors même que l’impact de la violence sur celles et ceux auxquels elle s’applique est difficilement quantifiable, et relève davantage de la morale que du calcul purement mathématique ?
L’on retrouve donc ici tous les éléments de l’analyse du sujet : le qualificatif “mesurée” pose une équivoque, qui se justifie par la définition de la violence. Dès lors, la possibilité même de qualifier la violence de mesurée (“la violence peut-elle”) est mise à mal, d’autant plus qu’il s’agirait de dire que “la” violence, en général, pourrait être mesurée, alors qu’il est d’ores et déjà évident que si certaines formes de violence peuvent l’être, d’autres ne le peuvent pas. Comment résumer ce problème en une problématique unique, et quels axes directeurs choisir pour le traiter ?
La problématisation et le plan
Synthétiser les trois problèmes en une problématique
Il faut donc désormais ramasser notre triple enjeu en une problématique directrice, et donc unique : pour ce faire, vous devez réunir les différences acceptions du terme “mesurée”.
Une telle synthèse peut se donner sous cette forme : peut-on penser une violence mesurée, c’est-à-dire une force non excessive, alors que l’acte même d’évaluer objectivement ce qui a des conséquences diverses et parfois insoupçonnées semble difficile, d’autant plus lorsqu’il s’agit par définition d’une contrainte qui serait donc naturellement abusive ?
Il était bien sûr possible de proposer une problématique moins longue : si elle pouvait également être scindée en plusieurs sous questions, cette deuxième solution devait cependant être maniée avec grande précaution, l’annonce de la problématique devant être déterminante, et donc adopter une posture directrice et claire. Passons désormais à notre plan : s’il ne devait pas nécessairement correspondre à celui-ci – la possible différence entre votre proposition et la nôtre ne devant donc pas vous inquiéter -, le plan devait néanmoins être dialectique, et son annonce également directrice.
Plan possible : proposition d’axes directeurs
Comme pour toutes vos dissertations, le plan devait contenir trois parties (quatre si besoin) qui illustrent le sujet et ses limites, le discutent, puis enfin, le dépassent. Voici notre proposition – qui n’est pas, encore une fois, exhaustive !
- Une première partie pouvait, une fois n’est pas coutume, illustrer d’emblée les limites du sujet. Autrement dit, il pouvait faire ce travail philosophique fondamental qui consiste à s’étonner du sujet : comment peut-on penser une violence mesurée, au sens de sage, contenue, limitée, non abusive, alors même que la violence consiste non seulement en une force, mais en une contrainte ?
Vous pouviez ici vous appuyer sur les exemples des penseurs de la non violence (Gandhi, Weil), mais aussi sur des auteurs qui ne condamnent pas nécessairement toute forme de violence, mais insistent sur son aspect illégitime. L’exemple de la violence politique était donc très utile, chez des penseurs comme Rousseau (chez qui le droit du plus fort, c’est-à-dire la violence, n’est jamais autre chose qu’une contrainte, et non pas l’exercice réfléchi et sage du pouvoir) ou encore Weber (pour qui l’Etat, détenteur du “monopole de la violence physique”, semble “légitime” à user de la violence alors même que celle-ci n’a rien de sage, mais reste un outil de contrainte).
Il était également très utile de convoquer des auteurs travaillant conjointement le thème de l’excès (qui s’oppose à la mesure) de la violence : Bataille en est un très bon exemple, mais aussi Sade en littérature, ou encore Marinetti. Mais l’exemple le plus intéressant, qui réunissait violences politiques et technique, était Arendt, qui appelle à distinguer systématiquement le pouvoir de la violence, en tant que cette dernière ne pourra jamais être légitime, et donc mesurée, la violence se dotant par ailleurs toujours de sa propre mesure, en tant qu’elle est ultima ratio, comme le montre le dépassement de l’Homme par la technique.
- Votre deuxième partie pouvait (et dans ce cas, devait) alors rendre justice au sujet pour l’illustrer : en effet, il faut toujours tenter, à un moment ou un autre de votre copie, d’illustrer le libellé, puisque si on vous le donne, c’est bien qu’il dit quelque chose de réel. Ainsi, vous pouviez retravailler l’idée dont nous avons parlé durant l’analyse pour montrer que si la violence, en général, est certes une contrainte et par là, une force fondamentalement excessive et non mesurée, car surpassant celle de celui auquel elle s’applique (I), certains types de violences appellent quand même à être mesurées, non pas moralement, mais scientifiquement.
Le paradigme pour cette partie pouvait alors être la violence naturelle, avec des auteurs comme Kant ; mais il ne fallait pas pour autant faire une partie entièrement thématique, puisqu’il existe d’autres exemples de violences dont on peut penser l’évaluation quantifiée, comme par exemple la violence sociale, qu’on observe par des critères sociologiques et historiques (penser au sexisme, pour lequel un violentomètre a été pensé, ou au décompte des féminicides par pays que certaines organisations, comme l’ONU, utilisent pour déterminer l’IDH d’une nation).
- Mais à la fin de ce II, une question demeure : si l’on peut apposer une mesure quantitative à la violence, ou du moins à certaines d’entre elles (II), mais que la violence est essentiellement une contrainte et donc toujours un acte démesuré (I), il faut se demander qui décide de la mesure de la violence, et dans quel intérêt. Autrement dit, il ne s’agit plus de se demander si la violence peut être mesurée, mais si l’on peut mesurer la violence, c’est-à-dire si l’on peut réellement transposer un modèle quantitatif et objectif à ce qui dépasse l’ordre du quantitatif et est toujours qualitatif, et par là, finalement, inpensable.
Pour ce III, vous pouviez ainsi convoquer des exemples de tentatives de quantifications ou même de descriptions de la violence qui ont pourtant échoué, car ils n’ont pas su rendre raison de l’impact de celle-ci : l’art est ainsi une très bonne source, puisqu’il s’agit de s’y demander si la représentation imagée de la violence ne nie pas toujours son excès, comme le montre Ernaux dans La Place en refusant d’esthétiser la violence sociale, ou encore Kahlo dans ses tableaux, qui est forcée de passer par la métaphore et le symbole pour dire la violence de son expérience, qui ne se donne pas à la mesure d’une description courante.
Enfin, un auteur comme Sartre permet de montrer, avec l’exemple du regard, que la violence ne peut jamais être mesurée, en tant qu’elle est toujours inconsciente et irrationnelle, ce qui permet de relier les deux sens de l’adjectif “mesurée”.