analyse culture générale Excelia 2021

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L’analyse

A priori, cela semble paradoxale de vouloir se libérer de la mémoire, qu’il s’agisse de sa propre mémoire ou de la mémoire collective propre à une société. Ce paradoxe repose sur deux principales raisons : d’une part, se libérer de la mémoire n’est pas le résultat d’une décision consciente car nous ne pouvons choisir ou non de se souvenir de quelque chose ; d’autre part, il s’agit d’une faculté indispensable à l’homme, que ce soit pour développer son intelligence ou le progrès des arts et des sciences. C’est ce qui explique, notamment, que  les sociétés occidentales n’ont eu de cesse de rechercher de nouvelles technologies leur permettant d’accroître leurs capacités mémorielles. Que ce soit par l’utilisation de l’écriture, l’acquisition de principes mnémotechniques ou l’invention de nouvelles technologies, la course pour améliorer sans cesse la mémoire est toujours plus frénétique.

Pourtant, et Platon le rappelait lui-même dans le fameux mythe de Theuth (PLATON, Mythe de Theuth : mémoire et écriture), il est nécessaire de réfléchir au bien fondé d’une telle course effrénée après la mémoire. L’accumulation infinie de souvenirs pose certains problèmes, qui nous laissent à penser qu’il serait nécessaire de se libérer de la mémoire. L’excès de mémoire pourrait ainsi être une contrainte qui priverait l’homme de trois formes de liberté : en l’enfermant dans le passé, elle le priverait de l’usage des facultés de l’esprit, ce qui menacerait ainsi sa liberté métaphysique ; elle pourrait également l’empêcher de choisir librement entre le bien et le mal, et ainsi de faire usage de sa liberté morale ; et enfin, comme la mémoire est manipulable, elle pourrait affermir un pouvoir totalitaire, ce qui menacerait la liberté politique de l’homme.

Ainsi, nous nous poserons la question suivante : l’homme doit-il poursuivre son désir d’accroître sans cesse sa mémoire alors même qu’elle constitue une menace pour sa liberté, qu’elle soit métaphysique, morale ou politique ?

Partie 1. La mémoire est à la fois indispensable et inaliénable

Dans cette partie, on montre en quoi il n’est pas souhaitable de vouloir se libérer de la mémoire : on considère que l’homme n’a pas intérêt à se libérer de la mémoire, qu’il s’agisse de sa mémoire individuelle ou de la mémoire collective.

1) La mémoire est au fondement de la liberté métaphysique de l’individu 

Comme la mémoire est constitutive de l’identité personnelle, elle est justement la condition de la liberté métaphysique de l’homme, en tant qu’elle est nécessaire au développement des facultés de l’esprit.

  • Locke affirme que la mémoire est constitutive de l’identité personnelle

Ce qui fonde l’identité personnelle selon Locke c’est l’unité de la conscience de soi à travers le temps et l’espace, autrement dit la mémoire.  Elle est ainsi une faculté de l’esprit indispensable aux autres facultés de l’esprit, celles qui garantissent la liberté métaphysique de l’homme, telle que nous l’avons défini en introduction.

LOCKE Mémoire au fondement de l’identité personnelle

  • Platon rappelle que la mémoire est la condition épistémique d’accès à la vérité

Chez Platon, la mémoire occupe une place fondamentale puisqu’elle est la condition d’accès à la connaissance. Sans réminiscence, c’est-à-dire sans effort de remémorisation, nous ne pouvons connaître, et ainsi, nous ne pouvons atteindre le monde des Idées.

PLATON vs ÉPICURE : la mémoire

2) La mémoire collective est au fondement du développement des sociétés occidentales

Dans cette partie on montrera qu’il n’est pas souhaitable de se libérer de la mémoire, à l’échelle collective.

  • La mémoire collective est garante de l’unité de la société

Le sociologue Maurice Halbawchs montre que l’unité d’une société repose sur la mémoire collective. Celle-ci doit manipuler la mémoire individuelle pour former une mémoire collective qui puisse unir chaque groupes sociaux éparses.

HALBWACHS La mémoire collective

  • A l’échelle collective, les travaux de l’anthropologue Jack Goody montrent que la mémoire mécanique est la condition du progrès des sciences et des arts des civilisations occidentales

L’anthropologue Jack Goody montre lui aussi, grâce à ses travaux ethnographiques, que la mémoire mécanique est une condition du progrès d’une civilisation et de l’accumulation de connaissances dans les sociétés à écriture.

JACK GOODY, Mémoire mécanique et mémoire créatrice.

3) L’homme ne peut tout à fait se libérer de sa mémoire : la mémoire est inconsciente et inscrite dans notre corps, nous n’avons que peu de liberté sur elle (Freud, Leibniz)

Dans cette partie on montrera qu’il n’est non seulement pas souhaitable de se libérer de sa mémoire, mais qu’elle est même inaliénable. Nous  ne pouvons pas choisir de conserver ou non un souvenir, d’où le paradoxe de se demander s’il faut se libérer de la mémoire.

  • Leibniz montre que l’identité personnelle n’est pas fondée sur la mémoire mais sur le corps

Leibniz répond directement à la thèse de Locke selon laquelle la mémoire est au fondement de l’identité personnelle. En montrant l’existence de perceptions inconscientes, Leibniz prouve que la mémoire ne peut être au fondement de l’identité personnelle. Ainsi, la mémoire n’est pas seulement composée de perceptions conscientes passées : il se trouve aussi une infinité de petite perceptions inconscientes, sur lesquelles nous n’avons aucune emprise.

Leibniz, Réponse à Locke

  • Freud démontre l’existence de l’inconscient : nous n’avons pas d’emprise sur notre mémoire

FREUD L’Oubli des noms propres 

Transition : Nous pourrions ainsi a priori conclure, à partir de cette première partie, qu’il n’y a pas de raison de poser des limites à l’amélioration permanente de la mémoire, voire qu’il faudrait l’encourager puisqu’il n’est pas souhaitable de se libérer totalement de la mémoire et que celle-ci est inaliénable. Pourtant, il est indéniable qu’une mémoire excessivement performante pose certains problèmes. En effet, que ce soit à l’échelle individuelle ou collective, la culture excessive de la mémoire fait courir le risque qu’elle devienne un fardeau, privant l’homme de sa liberté.

Partie 2. La mémoire est un fardeau dont l’homme doit se libérer

1) L’excès de mémoire est vivement critiqué au XIXe (Nietzsche)

Dans cette partie, il faut rappeler que la mémoire faisait l’objet d’une valorisation jusqu’au XIXe. Nietzsche construit une critique radicale de cette faculté de l’homme. Elle est, selon lui, un fardeau qui pèse sur l’homme et annihile tout élan vital. 

NIETZSCHE, Oubli comme condition de la vie

2) Elle prive de la liberté métaphysique et de la liberté morale en enfermant l’homme dans ses souvenirs (Baudelaire, Borgès)

L’excès de mémoire enferme l’homme dans son passé et l’empêche de pouvoir vivre dans le présent. Le poème “Le Balcon” de Baudelaire, par sa construction même, montre que la mémoire enferme celui qui s’y réfugie. Cette mémoire, loin de pouvoir ranimer un passé qui n’est plus, condamne ceux qui en font usage à se priver de leur liberté métaphysique : c’est pourquoi il faut s’en libérer.

BAUDELAIRE, La mémoire du bonheur bourgeois 

Le personnage d’Irénée dans la nouvelle de Borgès montre également que l’hypermnésie est une prison qui enferme dans le présent immédiat. Contrairement à Baudelaire, pour qui la mémoire brouille le passé et le présent pour se retrouver dans un temps inconnu, Borgès montre que celui qui fait un excès d’usage de sa mémoire s’enferme dans le présent. Il se réduit ainsi à l’état animal, incapable de penser le passé et de se projeter dans le futur : c’est sa liberté morale qui est anéantie de ce fait.

BORGES L’hypermnésie

3) La mémoire collective est manipulable, ce qui peut servir d’instrument de domination privant l’homme de sa liberté politique (Orwell)

Comme la mémoire collective est manipulable, un pouvoir totalitaire peut en faire usage pour priver les hommes de leur liberté politique. C’est pourquoi il faudrait se libérer de la mémoire collective, en tant qu’il faudrait jeter un regard critique à son égard, pour conserver sa liberté politique.

ORWELL G. 1984, Manipulation de la mémoire collective

Transition : Dans la première partie, nous avions vu que la mémoire était inaliénable. Pourtant, dans la seconde partie, nous avons montré que la mémoire pouvait être un fardeau qui menaçait la liberté de l’homme. Dans cette troisième partie, nous montrerons que s’il est effectivement impossible de se libérer totalement de la mémoire, l’homme dispose de techniques qui lui offrent la possibilité de la contrôler. En contrôlant la mémoire, via notamment un processus de remémoration, l’homme peut paradoxalement s’en libérer et recouvrir sa liberté.

Partie 3. C’est pourquoi il doit contrôler sa mémoire pour pouvoir s’en libérer et conquérir ainsi sa liberté, constitutive de son humanité

1) Se remémorer pour se libérer de sa mémoire (Descartes, Rousseau)

  • Descartes : prendre conscience de sa mémoire pour s’en libérer et accroître sa liberté morale (la mémoire passionnelle)

Descartes montre que la mémoire passionnelle conditionne nos choix amoureux. Le cerveau associe à l’impression psychique provoquée par la passion amoureuse un trait physique : nous tombons amoureux d’une personne en vertu de ce défaut ou de cette qualité physique au lieu de choisir l’être aimé pour ses qualités particulières.

Pour éviter de tomber amoureux d’une personne pour de mauvaises raisons, et être ainsi privé de sa liberté morale à cause de la mémoire, Descartes préconise de se souvenir de nos premiers émois amoureux pour comprendre ce qui conditionne nos choix. Ainsi, c’est par le processus de rémémoration que l’homme peut paradoxalement recouvrir sa liberté morale. 

DESCARTES, “Lettres à Chanut” la mémoire passionnelle

  • Rousseau : se souvenir de son passé pour recouvrir sa liberté métaphysique

Dans son entreprise autobiographique, Rousseau cherche à se remémorer de chaque souvenir qui ont marqué sa vie. L’écriture est le processus par lequel Rousseau se remémore de son passé, et par-là, parvient à se connaitre davantage. Ce retour sur soi est la manière idéale pour maîtriser davantage ses facultés de l’esprit, et donc accroître sa liberté métaphysique.

ROUSSEAU, La quête de soi par la mémoire – Les rêveries du promeneur solitaire (1774)

2) Se remémorer collectivement pour se libérer de la mémoire(Resnais, Ricoeur)

Pour se libérer de la mémoire, le processus de remémoration à l’échelle collective est celui du devoir de mémoire. Paradoxalement, le devoir de mémoire est une manière de se libérer d’une mémoire qui pèserait tant sur les individus qu’elle les priverait de liberté morale. Pour Ricoeur, il y a libération de la mémoire par le devoir de mémoire car la spécificité de la mémoire est d’appartenir à l’ordre moral, contrairement à l’histoire.

Le film Hiroshima mon amour est une illustration d’un processus de remémoration qui libère de la mémoire. Deux individus, qui symbolisent chacun un drame de mémoire collective en France et au Japon, vont se remémorer de ces événements pour s’en libérer. Symbolisant leurs deux nations respectives, c’est par le devoir de mémoire sur ces drames passés qu’un pays peut se libérer d’une mémoire trop douloureuse.

RESNAIS Alain, Cinéaste de la mémoire – Hirsohima mon amour

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