Le monde de Lovecraft en Culture Générale

Dans le cercle très fermé des créateurs de mondes, H.P. Lovecraft (1890-1937) siège en belle place. Ce grand romancier américain est cette année extrêmement utile pour ton travail en Culture Générale. En effet, ses deux principales oeuvres ont pour objet de questionner la notion-même de monde.

Le cycle onirique forme un monde artificiel, étrange et parallèle au notre, mais appréhendable et malléable par des humains entreprenants. Au contraire, le mythe de Cthlhu propose un monde étranger, miroir déformant du nôtre, présenté comme hostile et incompréhensible pour les humains. L’œuvre de Lovecraft permet ainsi d’affiner la définition du monde grâce à ces deux notions. De quoi te distinguer à l’épreuve de Culture Générale !

Pour comprendre comment mobiliser tes références au concours, tu peux te référer à notre article sur le sujet. C’est parti !

Présentation des mondes étranges d’H.P. Lovecraft

L’œuvre de Howard Philip Lovecraft se compose de trois cycles majeurs : les Histoires macabres, le Cycle onirique et le Mythe de Cthulhu. Le premier cycle ne nous intéresse pas ici : il s’agit d’une collection éparse, plus que d’un effort conscience de construire un monde cohérent. Les deux suivants, au contraire, sont au cœur du thème du monde.

Il n’est pas certain que le cycle onirique soit réellement distinct du mythe de Cthulhu. En effet, le cycle onirique est composé de nouvelles qui se déroulent dans le monde des rêves, et le mythe de Cthulhu, de nouvelles se passant dans le monde éveillé : les deux peuvent donc tout à fait coexister dans un univers commun. De plus, certains personnages, comme Nyarlathotep, le chaos rampant, sont présents dans les deux cycles.

Mais le cycle onirique et le mythe de Cthulhu construisent deux mondes distincts. Il est donc pertinent, pour le thème de CG de cette année, de les étudier séparément et de les confronter.

Présentation du cycle onirique

Tout au long des 14 nouvelles qui le composent, le cycle onirique décrit un monde parallèle au nôtre. Ce cycle est couronné par La quête onirique de Kadath l’inconnue (écrite en 1927, publiée en 1943, après la mort de Lovecraft). Tu peux donc la citer dans tes copies pour évoquer le cycle onirique.

Kadath l’inconnue est la dernière aventure de Randolph Carter, un personnage récurrent dans le cycle onirique. Hanté par des rêves répétés de la mystérieuse ville de Kadath, dont l’accès lui a été refusé par les Grands Dieux qui y vivent, il décide de s’y rendre par ses propres moyens. Il explore alors une dernière fois le monde des rêves, dont il perce enfin la plupart des secrets. Il devient par ce biais un des rêveurs les plus puissant de la contrée du rêve.

Celle-ci est présentée comme un monde parallèle au nôtre. Elle est accessible soit par nos rêves, soit par certains lieux de notre monde où rêves et réalité se mêlent. Elle est peuplée de créatures fantastiques, pour le plupart hostiles. Son fonctionnement, bien qu’étrange au premier abord, peut être compris à force de voyages répétées ; et les créatures les plus puissantes de la contrée ne sont pas les dieux, mais les rêveurs expérimentés, qui y résident après leur mort.

Le monde du cycle onirique

Si on entend par monde la totalité ordonnée de l’existant, on peut dire que le monde onirique de Lovecraft est un monde artificiel. Ici, la totalité de l’existant recouvre l’ensemble du monde des rêves, de ces souterrains peuplé de goules à sa lune recouverte de batraciens anthropophages.

Cette totalité est entièrement artificielle, née de l’imagination de Lovecraft. Son principe organisateur, lui, est des plus habituels. Si l’organisation de ce monde nous est étrangère, c’est que les êtres qui le peuple nous sont étrangers. Mais les règles de cette organisations, elles, sont en dernière instance les règles des rapports de force et de la physique. Il s’agit donc des mêmes lois que celles de notre univers.

La terre des rêves de Lovecraft est donc plus une terre étrangère et fantastique, semblable à celle que rencontre Simbad ou Gulliver, plutôt qu’un monde profondément autre.

Présentation du mythe de Cthulhu

Au contraire de la Contrée du Rêve, le monde du mythe de Cthulhu est semblable au nôtre. La plupart des nouvelles qui le composent ont lieu dans un région du monde semblable à la Nouvelle-Angleterre native de Lovecraft. Les personnages y croisent d’horribles créatures inhumaines, au service des Grands Anciens : ce sont des créatures extraterrestres d’une époque antédiluvienne, qui ont régné sur la Terre par le passé.

Ces créatures sans âge, le plus souvent, sont sans forme concevables par l’esprit humain, qui rendent fou quiconque pose les yeux sur elles. Cthulhu est l’un d’entre eux, mais le plus important est Yog-Sothoth, L’Un-en-tout et le Tout-en-un (L’affaire Charles Dexter Ward, 1927).

Les Grands Anciens, eux, agissent à un échelle qui nous dépasse, et il est inenvisageable d’espérer la connaitre un jour. La simple vue de l’un d’entre eux nous fait sombrer dans la folie, notre esprit s’effondrant sous le poids de la vérité : leur monde n’est pas de la même dimension que le nôtre.

Mais ces Grands Anciens ne sont ni bons ni mauvais : ils ne sont que régis par les lois de l’univers. A leurs yeux, l’humanité n’est rien de plus qu’un nid d’insects auquel ils ne prêtent pas attention. Par conséquent, il est aussi absurde pour un humain de comprendre leurs actions que pour une guêpe de comprendre la Critique de la raison pure.

Le monde du mythe de Cthulhu

Dès lors, le monde du mythe de Cthulhu est un monde étranger. Si on entend toujours par monde la totalité ordonnée de l’existant, la totalité de l’existant est ici exactement celle de notre monde.

La seule différence est la connaissance que nous en avons : comme lecteurs, nous commençons à connaitre certains de ces principes cachés, représentés par les Grands Anciens. Ce qui fait de ce monde un monde étranger, c’est que son principe explicatif n’est pas celui que nous connaissons. De quoi relier l’oeuvre de Lovecraft à celle de Plotin !

Comment utiliser les oeuvres de Lovecraft dans une copie ?

Distinguer monde artificiel et monde étranger

Lovecraft nous propose deux incarnations de mondes tout à fait autres : le monde artificiel du cycle onirique, et le monde étranger du mythe de Cthulhu.

Un monde artificiel modifie l’ensemble de l’existant et garde intact le principe explicatif du monde. Pour mieux le dire, ce principe explicatif reste atteignable par la raison, ou du moins par l’entendement. Ainsi, la plupart des mondes fictifs, des plus ordonnés (comme ceux du réalisme chez Maupassant) aux plus confus (comme l’absurdité des aventures d’Alice au pays des merveilles), sont des mondes artificiels. Les humains y ont une place centrale, et sont capables d’y avoir un véritable impact.

Au contraire, un monde étranger modifie le principe explicatif du monde, jusqu’à en extraire l’humain. Un monde étranger est un monde indifférent de l’humain, sur lequel celui-ci il ne peut prendre prise. Un tel monde n’est pas abordable par la connaissance, pas plus qu’il ne peut-être affecté par l’action. Il demeure, malgré tous nos efforts, profondément étranger.

Tableau récapitulatif

CaractéristiquesLa Contrée du Rêve, un monde artificielleLe mythe de Cthulhu, un monde étranger
GéographieFictive et fantastique, remodelée par les rêveurs.Inspiré du réel et de la Nouvelle-Angleterre.
Plans de réalitéLe monde des rêves est distincts du monde éveillé. Trois mondes se côtoient dans le monde des rêves : la surface, où se déroule le gros de l'action, les sous-sols, peuplés de goules et relié au monde de l'éveil, et la lune, accessible en bateau depuis les bords de la surface, peuplé d'immondes créatures bactraciennes.La Terre s'oppose au Cosmos, d'où viennent les "grands anciens", créatures extraterrestres issues d'un temps immémorial. L'action se passe sur Terre ou dans le Cosmos
DieuxLes Grands Dieux (Great Ones) règnent sur la contrée du rêve. Ils peuvent être vaincus ou trompés. Ils ne sont généralement pas incarnés.

Nyarlathotep, le chaos rempant, le seul Grand Dieu incarné, en est le messager.
Les Grands Anciens (Great Old Ones) sont des créatures extraterrestres qui ont par le passé régné sur la Terre, et qui ont depuis sombrés dans le sommeil. La simple vision de l'un d'entre eux rend irrémédiablement fou. Il peuvent être incarnés ou non.
Principe organisateurLes sociétés de créatures, humaines ou non, qui l'habitent.Les lois naturelles de l'univers, inaccessibles à la compréhension des hommes.
Rapport aux humainsLes humains font partis de ce monde.Les humains sont extérieurs à ce monde, ou n'ont aucun effet sur lui.
Rapport à la connaissanceIl est possible pour un humain ou une créature d'apprendre les règles du monde.La simple vision d'un grand ancien rend fou. Il est impossible de comprendre les règles de ce monde. Il est néanmoins possible de les vénérer, en la personne des Grands Anciens.
Rapport à l'actionLa contrée du rêve est malléable par les rêveurs, qui peuvent la conquérir et se l'approprier.Les humains, qu'ils vénèrent les Grands Anciens ou non, n'ont aucun impact sur ce monde. Les Grands Anciens n'ont peut-être même pas conscience de l'humanité.

Que révèle notre réaction face aux écrits de Lovecraft ?

Le monde comme représentation

We live on a placid island of ignorance in the midst of black seas of infinity, and it was not meant that we should voyage far. – The Call of Cthulhu, 1928

Nous vivons sur une placide île d’ignorance perdue au milieu d’un océan infini d’obscurité ; et il n’était pas prévu que nous voyagions loin. – L’appel de Cthulhu, 1928

Il semble que le malaise face à la prose Lovecraftienne vienne de l’étrangeté de ses mondes. Ce malaise trahit le fait que nous sommes habitués à pouvoir interpréter la réalité à l’aide de principes explicatifs. Une fois ces principes retirés, nous sommes perdus face à l’incompréhension.

C’est sans doute pour cette raison-là que La quête onirique de Kadath inconnue n’a pas été publiée en 1927. En révélant les clef de son univers, Lovecraft fait perdre à son œuvre une grande part de sa force. C’est d’ailleurs après avoir écrit cette nouvelle qu’il se lance dans le cycle de Cthulhu, construite sur des fondements narratifs différents.

Fondamentalement, le monde est donc une représentation de la réalité. En effet, il est difficile pour un humain de différencier le monde de Cthulhu du chaos primordial. Ce n’est donc pas le principe organisateur qui distingue le monde du chaos, mais bien la représentation ordonnée que l’on s’en fait.

Voir aussi : Culture Générale 2023 – Sujet corrigé – “L’ordre du monde”

Le besoin de cette représentation

En effet, la volonté des élèves de Lovecraft d’organiser et étendre le mythe de Cthulhu montre bien à quel point il est naturel de vouloir organiser ce que l’on ne comprend pas.

Auguste Derleth est la figure de proue de ce mouvement. Il a notamment inventé le terme de “mythe de Cthuluh”. De plus, il a cherché à organiser les Grands Anciens en diverses catégories représentant les différents éléments : le feu, opposé à la terre, et l’eau, opposé à l’air, ainsi que la fécondité.

Ces initiatives furent controversées, car aux antipodes de l’idée que se faisait Lovecraft de son panthéon : un concept diffus, servant de décor plus que d’enjeu scénaristique.

Le monde n’est donc pas la révélation d’une organisation existant a priori, mais au contraire, une invention par la rationalité visant à expliquer l’ensemble de l’existant. Lovecraft est donc extrêmement nietzschéen !

L’illusion de se représenter un monde mécaniste

La philosophie est écrite dans ce livre gigantesque qui est continuellement ouvert à nos yeux (je parle de l’Univers) [, mais on ne peut le comprendre si d’abord on n’apprend pas à comprendre la langue et à connaître les caractères dans lesquels il est écrit.] Il est écrit en langage mathématique [, et les caractères sont des triangles, des cercles, et d’autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible d’y comprendre un mot.] – Galilée, L’essayeur, 1623.

Il y a cette idée, chez Galilée, d’un monde écrit en langage mathématique. Or, ce monde mécaniste se retrouve chez Lovecraft. Mais là où Galilée a foi en la science, et décrit l’univers comme un livre à déchiffrer, Lovecraft craint que la science ne soit bonne qu’à nous révéler notre impuissance.

A ses yeux, il est en effet risible de penser comprendre le monde. Et quand bien même son sens nous serait révélé, nous serions incapable de le comprendre.

Ce qui est, à mon sens, pure miséricorde en ce monde, c’est l’incapacité de l’esprit humain à mettre en corrélation tout ce qu’il renferme. […] Les sciences, dont chacune tend dans une direction particulière, ne nous ont pas fait trop de mal jusqu’à présent ; mais un jour viendra où la synthèse de ces connaissances dissociées nous ouvrira des perspectives terrifiantes sur la réalité et la place effroyable que nous y occupons ; alors cette révélation nous rendra fous, à moins que nous ne fuyions cette clarté funeste pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel âge de ténèbres.

Conclusion

Lovecraft nous permet donc de travailler les notions de monde artificiel et de monde étranger. Cette distinction permet d’observer l’importance des différents composants d’un monde.

D’abord, il apparaît que l’organisation d’un monde est plus importante que son contenu. Ensuite, un monde qui n’est pas centré sur l’humain nous paraitrait indissociable du chaos.

Voilà donc deux axes d’analyses qui ne manqueront pas de démarquer tes copies des autres ! Peut-être pourrais tu rapprocher le dernier axe de la philosophie de l’absurde de Camus, et surtout, de l’idée nietzschéenne selon laquelle le cosmos est chaos.

Tu peux retrouver d’autres fiches d’oeuvre sur “Le monde” ici, ou écouter notre podcast pour préparer l’épreuve de Culture Générale. Pour travailler la méthodologie, c’est par ici !