Cet article se focalise sur l’une des oeuvres d’Osamu Dazai : La Déchéance d’un homme (1948). Elle traite des luttes intérieures d’un individu qui cherche à se faire violence, d’abord pour se conformer à la société, puis pour se libérer de son joug. Le héros parvient à trouver de la beauté, voire du sublime dans la violence : il s’agit donc d’un exemple d’ouvrage intéressant à utiliser pour diversifier tes références lors de l’épreuve de CG 2024 sur le thème de la violence.

L’oeuvre et l’auteur

Osamu Dazai

Osamu Dazai (1909-1948) estl’ un des plus grands auteurs japonais du XXe siècle, reconnu pour son style pessimiste représentatif du mouvement Watakushi Shousetsu. Ce genre littéraire se focalise sur la vie intérieure d’un héros : utilisant la première personne, il est souvent sur le mode de la confession.

Les oeuvres d’Osamu incorporent souvent les thèmes du suicide et de la débauche, ainsi qu’un questionnement sur le sens de la vie. Pour ses personnages, le suicide est souvent l’unique moyen d’échapper à leur existence infernale, notre ouvrage ne faisant pas exception.

Résumé de La Déchéance d’un homme

La Déchéance d’un homme (1948) est constitué de trois carnets laissés par un homme psychologiquement troublé, qui suivent l’évolution de sa débauche, ponctuée par ses nombreuses tentatives de suicide. Mais il s’agit d’un subterfuge : la vie de cet homme correspond étrangement à la vie d’Osamu lui-même, qui se livre donc, dans cet ouvrage semi-autobiographique

La violence dans La Déchéance d’un homme

Se faire violence pour se conformer à la société

L’un des thèmes principaux de l’ouvrage est la lutte de l’individu pour s’adapter à une société normalisante. En effet, le héros se fait violence dès son plus jeune âge : il se force à “jouer au bouffon” pour plaire à son entourage, à ses camarades, et plus largement, pour être accepté par la société. Il est ainsi bien conscient qu’il est marginal, à la fois incompris, et ne comprenant pas les autres non plus :

Plus je réfléchis, moins je comprends. Moi seul diffère des autres (…). C’est pourquoi je suis devenu bouffon.

Incapable de révéler sa vraie nature et ses sentiments aux autres, il fait violence à ses vrais sentiments en les masquant, pour aborder, à la place, une façade faussement joviale, et ce en permanence :

Je pouvais faire n’importe quoi ; mon but était de faire rire (…). C’était un bouffon désespéré qui se donnait en spectacle.

Le héros, envahi par un sentiment d’aliénation et d’altérité, n’a ainsi d’autre choix que de recourir à la bouffonnerie pour construire ses relations. Mais à vouloir autant plaire aux autres, être accepté et aimé, il s’oublie lui-même, camouflant sa vraie nature et menant une véritable vie de mensonges et d’artifices, qui est à la fois la cause et la conséquence de ses tourments intérieurs douloureux :

Par mes bouffoneries, un fil me rattachait encore un peu à mes semblables. Extérieurement, le sourire ne me quittait jamais ; intérieurement, en revanche, c’était le désespoir (…). Du matin au soir, je trompais tout le monde au cours de mes facéties

L’on voit donc ici que cette mascarade n’a donc rien de la maîtrise de soi : si le personnage prend sur soi, ce n’est pas en vue de s’améliorer et de faire ce qu’il y a de mieux pour lui. Tout au contraire, il se fait violence afin d’être complètement soumis au bon vouloir de son entourage, et d’être modelé par la société. D’où vient donc cette volonté si forte du héros de se faire violence, de se discipliner, et de se rendre aussi docile qu’une bête de foire ?

Les origines de cette intériorisation de la violence

L’on se rend compte, à travers l’ouvrage, que le héros a intériorisé la violence qu’il a subie. En effet, dès son jeune âge, son entourage lui a fait violence : d’un point de vue physique (il a été abusé sexuellement par les domestiques), mais également psychologique, puisqu’il a reçu une éducation stricte au sein d’une famille noble et respectée du Japon, dans un pays où des normes et des règles parfois très strictes dictent la conduite à tenir.

Le héros a alors intériorisé le fait qu’il lui fallait se faire violence : il a intériorisé cette culture de la violence. Tout écart est ainsi sanctionné : par exemple, lorsqu’il ne suit pas le chemin dont son père rêvait en abandonnant l’université, il est renié de la famille. On voit donc que la sanction pour avoir commis l’affront de se dérober à l’autorité paternelle est sans appel, parce qu’il a brisé cette hiérarchie sociale prédéfinie, qui correspond à la violence de la pression sociale.

L’implacable violence de la pression sociale et extérieure

Cette volonté constante de se conformer aux désirs de son entourage a des conséquences malsaines : en effet, au fil du temps, plus le rôle joué a duré, plus l’étau se resserre, la peur que sa vraie nature ne soit révélée devenant prédominante chez le héros.

C’est à partir de là que son masque se fragilise, et que le vernis de son apparence de bouffon se craquèle, alors qu’il commence à frôler la paranoïa. De là, le contact avec d’autres individus devient impossible :

Pour moi, la vie en groupe était absolument impossible (…). Quoi que je fisse, il m’était impossible de suivre le train des autres

Cela est bien sûr paradoxal : alors qu’il s’est tellement fait violence pour plaire aux autres et s’adapter à la société, il en est venu à ne plus pouvoir paraître en public de peur que sa mascarade ne soit découverte. A force de céder à la pression sociale et de vouloir répondre à des attentes trop lourdes et de plus en plus exigeantes, il finit donc par devoir se cloisonner, redoutant la vie collective.

Le héros finit alors par s’abandonner, dans un cercle vicieux auto-destructeur, seule échappatoire au regard exigeant de la société :

L’alcool, le tabac, les femmes, c’étaient de bons moyens pour faire diversion à la crainte que j’éprouvais devant les autres (…). Pour me les procurer, j’acceptai l’idée de vendre tout ce que je possédais et n’en eus aucun regret.

La violence de la pression sociale prend donc effet sur les marginaux, les “outsiders” qui ne parviennent pas à se conformer aux normes prédéfinies.

Le héros finit ainsi par être interné dans un hôpital psychiatrique : puisqu’il est étranger à la société et à ses règles, elle le marginalise, le mettant au ban de l’humanité en l’enfermant comme une bête dans un asile. Il ressent alors que la société lui a retiré son statut d’humain, comme s’il ne le méritait plus : 

Déchéance d’un homme. Désormais, je ne comptais plus dans l’humanité.

Se faire violence pour lutter contre la soumission à la société

Pourtant, le héros a également tenté de résister à cette violence sociale. En effet, alors que plus jeune, il s’était justement forcé à contraindre ses sentiments en vue de plaire à son entourage, il prend conscience plus tard qu’il lui aurait plutôt fallu, au contraire, se faire violence pour se défaire de cette oppression extérieure :

Le monde. Dans une certaine mesure j’eus l’impression que je commençais vaguement à le comprendre. Dans la lutte d’un individu contre ses semblables, l’individu doit vaincre. L’homme ne cède pas à l’homme. L’esclave lui-même rend les coups à sa manière, comme le peut un esclave.

La violence de l’émotion : le choc paralysateur

Un autre fait marquant de la vie du héros et qui constitue un tournant dans son existence survient lorsque sa femme, Yoshiko, est agressée sexuellement par une de ses connaissances. Cette violence le mène à un état léthargique d’apathie totale, lui ôtant les derniers sentiments qui l’animaient encore :

C’est à partir de cette nuit-là que mes cheveux ont blanchi, que j’ai définitivement perdu confiance en moi, que ma méfiance à l’égard des hommes n’a plus connu de limites, que j’ai à jamais abandonné tout espoir en ce qu’on peut attendre des actions humaines, que la joie, la sympathie se sont éloignées de moi pour toujours.

Cela le conduit à un lâcher prise total : il fait le choix de l’abandon, passant donc d’un extrême à l’autre. Le héros décide en effet de se laisser porter par la vie, se laissant malmener par les événements : il refuse de se faire violence plus longtemps, que ce soit pour se soumettre à la société ou pour se libérer de son joug. Il a tenté les deux opposés, et n’en peut plus de se faire violence pour l’un ou pour l’autre :

A l’heure actuelle, je ne connais ni le bonheur ni le malheur. La vie passe (…). J’étais sans volonté, sans but dans la vie.

On voit donc qu’à trop vouloir se faire violence, l’homme atteint ses limites : le lâcher-prise, l’abandon de soi et de toute volonté, devient l’unique issue. C’est la raison pour laquelle il a tenté plusieurs fois de se suicider, sans succès. 

Le suicide, acte de sacrifice violent

Cette violence psychologique subie par le héros se matérialise en effet par une violence physique : la violence non-criminelle que constitue le suicide, puisqu’il s’agit de porter atteinte à sa propre vie. Mais dans le cas du héros, et donc par transitivité, de l’auteur, il s’agit aussi d’une violence partiellement criminelle.

En effet, durant l’une de ses tentatives de mettre fin à sa vie, il entraîne une femme mariée avec qui il vient de passer la nuit à se suicider avec lui par noyade. Mais le plan échoue : alors qu’il survit, sa maîtresse, elle, périt. Le héros est alors poursuivi par la police. Il s’agit donc d’un acte sacrificiel pour fuir la violence oppressive de la société, comme un dernier cri visant à alerter son entourage de son mal-être.

Or, dans la mesure où le sacrifice est un acte violent par essence, celui qui le commet devient lui-même un être violent : en tant que bourreau de sa propre vie et de celle de son amie, il est consumé par la violence du geste sacrificiel. Ainsi, paradoxalement, en voulant fuir la violence subie, il en vient à susciter la violence en étant à l’origine de la mort de son amie, ainsi que de sa mort intérieure. Pourtant, l’auteur parvient quand même à trouver de la beauté dans la violence.

Trouver de la beauté, voire du sublime, dans la violence et la noirceur

En effet, la violence permet de révéler la nature humaine, qui gît sous le vernis des conventions, des normes et des règles, et dans son cas, des bouffonneries.  Il est ainsi saisi par les portraits de Modigliani, qu’il compare à des fantômes, et par les œuvres aux sujets violents et sombres de peintres occidentaux : il réalise en effet que certains artistes expriment la vérité intérieure de la cruauté humaine, ainsi que leurs propres traumatismes, à travers leurs œuvres. Ainsi,

S’efforcer de rendre la beauté de qqch que l’on juge beau, sans plus, c’est fade, c’est sot. Les “Maîtres” créent, par leur autorité suprême, une belle chose avec un rien, ou bien, tout en étant écoeurés par une chose laide, ils ne cachent pas qu’ils la trouvent intéressante et se plaisent à la représenter

Le héros décide alors de peindre un autoportrait inspiré de ces artistes. Mais il est si épouvantable et terrifiant qu’il n’ose pas le montrer à son entourage, excepté un ami qui l’a déjà percé à jour :

J’avais peur qu’en mettant à nu la tristesse qui était au fond du bouffon, on fût trop vite averti de ce qu’il y avait de méprisable en lui.

Il éprouve également un sentiment qui le dépasse, proche du sublime : en effet, il trouve du plaisir dans la contemplation de ces œuvres qui le font souffrir, puisqu’elles révèlent les facettes qu’il souhaite camoufler. Il se délecte ainsi de trouver de la vérité dans la laideur, de la beauté qui est générée par la violence : l’art lui permet, de fait, de se libérer de la violence de ses sentiments et de ses tourments

Conclusion 

Osamu Dazaï,, auteur profondément pessimiste et désespéré face à la noirceur des hommes et la violence oppressive de la société, constitue un bon exemple d’individu qui a cherché à se faire violence, tantôt pour s’y conformer, tantôt pour s’en libérer.