Dans cet article, nous nous penchons sur la fameuse thèse de Descartes selon laquelle les animaux ne sont que des machines dépourvues de conscience.
Quelques mots sur Descartes et sa lettre
Le texte que nous allons étudier se trouve dans la Lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre 1646. Nous étudierons le passage qui commence à « Pour ce qui est de l’entendement… » et s’arrête à « … leurs pensées, s’ils en avaient. ».
Dans cette lettre, Descartes revient sur sa théorie de l’animal-machine déjà présentée dans la cinquième partie du Discours de la méthode.
Le thème
Le thème de ce texte est la conscience animale.
La question
Descartes répond à la question suivante : faut-il attribuer une conscience aux animaux ?
Les enjeux
Pour bien comprendre l’intérêt de la question, il faut saisir ses enjeux. Il y a à cet égard deux choses importantes à souligner. La première, c’est que la théorie de l’animal-machine permet de débarrasser la dissection d’animaux de toute inquiétude déontologique (quoique l’animal soit déjà très peu considéré à l’époque) : si les animaux n’ont pas de conscience, ils ne souffrent pas et il devient possible de les examiner sans s’imposer la moindre norme éthique. Cette idée facilite donc le développement de l’anatomie, en plein essor au XVIIe siècle.
Le second enjeu soulevé par cette théorie est de nature théologique : si les animaux ont une âme, il faut se poser la question de savoir ce qu’elle devient après la mort du corps, et l’on risque alors d’aboutir à des conclusions qui contredisent les dogmes chrétiens.
La thèse
La célèbre thèse de Descartes est donc que les animaux sont dépourvus de conscience. Ils se réduisent à de simples automates.
Le plan du texte
Descartes commence par affirmer que, chez l’animal comme chez l’homme, les mouvements corporels sont déterminés de façon purement mécanique, c’est-à-dire indépendamment de la conscience.
Il montre ensuite qu’il n’existe qu’un seul indice permettant de conclure à la présence d’une conscience dans un organisme donné, à savoir la parole, définie en un sens précis.
Enfin, Descartes réfute deux objections possibles à la théorie de l’animal-machine : la première consiste à souligner la haute perfection de certaines actions animales et la seconde consiste dans un raisonnement par analogie qui fait conclure de la ressemblance entre l’homme et l’animal à la présence d’une conscience chez l’animal.
I – L’autonomie des actions corporelles
1) Cette thèse n’est pas directement appuyée sur la Bible
La première phrase de l’extrait est la thèse de Descartes : les animaux n’ont pas de pensée (terme qui chez Descartes équivaut au terme plus moderne de « conscience »). La seconde phrase vise à préciser que cette thèse n’est pas de nature théologique, mais philosophico-scientifique. Autrement dit, elle n’est pas fondée sur la Bible et son exégèse, mais avant tout sur la raison. Le fondement théologique possible auquel pense Descartes est le suivant : la Bible affirme que Dieu a donné un « empire absolu » sur les animaux, c’est-à-dire une puissance et un droit illimités ; les hommes seraient donc supérieurs aux animaux en tout point, d’où l’on déduirait qu’ils possèdent seuls une conscience. Descartes refuse cette idée, parce qu’il considère comme évident que les animaux peuvent parfois nous être supérieurs sur certains points (ils sautent plus haut, ils courent plus vite, ils peuvent même ruser contre l’homme, etc.).
En revanche, cette supériorité de l’animal n’existe que dans le domaine des actions qui sont indépendantes de la pensée. L’homme est supérieur à l’animal dans tout ce qui dépend de la conscience.
2) Nos actions indépendantes de la conscience
Descartes admet donc une séparation entre deux genres d’actions nettement distincts : les actions indépendantes de la conscience et les actions dépendantes de la conscience. Il s’attaque ici à l’idée suivante, qui est assez naturelle : puisque toutes nos actions, à nous êtres humains, sont accompagnées de conscience, il s’ensuit que toutes ces actions sont également dépendantes de la conscience, accomplies en partie avec la participation de la conscience.
Descartes soutient le contraire : la plupart de nos mouvements sont autonomes, c’est-à-dire qu’ils sont accomplis en vertu de mécanismes purement physiques, comme c’est le cas d’un automate ou d’une horloge. L’homme lui-même n’est donc en grande partie qu’une machine.
3) Quatre catégories d’exemples
Les exemples qui suivent, dans le texte, sont destinés à confirmer cette idée, et se résument à quatre catégories :
1° : les actions machinales (marcher sans y penser, comme quand on est au téléphone).
2° : les réflexes (se défendre d’un danger, par exemple mettre les mains devant soi quand on tombe).
3° : les actions instinctives (être porté à se nourrir sans avoir appris que c’était une nécessité biologique).
4° : le somnambulisme.
Ces quatre types d’exemples prouvent que les actions qu’on croit dépendantes de la conscience peuvent très bien avoir lieu quand la conscience est affaiblie ou complètement éteinte. On doit en conclure que ces actions sont autonomes : nos mouvements physiques ne dépendent pour la plupart que de causes physiques, et non de causes mentales.
II – Seule la conscience parle
1) La parole, indice de la conscience
Mais si l’homme même est la plupart du temps une machine, qu’est-ce qui permet de le distinguer de l’animal en lui attribuant une conscience ? La cohérence n’exige-t-elle pas de considérer que l’homme est également une simple machine ?
Descartes est loin de le penser. En effet, il existe un indice certain de la présence d’une conscience dans un organisme, à savoir la parole. Mais pour bien comprendre le sens de l’argument, il faut d’abord saisir précisément ce que Descartes intègre dans la notion de parole.
2) Précisions sur la définition de la parole
En réalité, Descartes pense à quelque chose de plus général que la parole, à savoir la capacité linguistique : il s’agit de l’aptitude à produire soit des paroles, soit n’importe quelle autre espèce de signes. Mais ce n’est pas tout : ces signes doivent être relatifs aux sujets de conversation abordés et ne pas relever de la simple expression des sentiments.
Il faut comprendre la pertinence de chacun des trois points de cette définition. Premièrement, si Descartes élargit la définition aux signes en général, c’est pour intégrer les êtres humains qui sont incapables de parler mais peuvent se faire comprendre en produisant des signes non vocaux, comme les gestes des muets. Deuxièmement, s’il faut que ces signes soient relatifs aux sujets abordés, c’est pour éviter le cas particulier de la répétition mécanique d’une séquence de sons appris (comme cela arrive chez le perroquet), qui ne prouverait évidemment pas l’existence d’une conscience. Enfin, troisièmement, si les signes considérés ne doivent pas être la simple expression d’un sentiment, c’est pour exclure les réactions purement mécaniques qui ne prouvent pas non plus la conscience : crier devant un danger présent dans l’environnement immédiat est un acte qui peut en effet se réduire à un mécanisme corporel (comme dans le cas d’un robot qui déclenche une alarme dans le cas défini par son programme).
3) En ce sens, les animaux ne parlent pas
C’est donc seulement la capacité de produire des signes pertinents et indépendants du contexte immédiat qui prouve l’existence de la conscience, car une telle capacité est irréductible au mécanisme corporel : elle requiert nécessairement l’intervention d’un sujet pensant. La répétition mécanique et l’expression passionnelle, en revanche, sont réductibles à la causalité mécanique et ne constituent donc pas des preuves suffisantes de l’existence d’une conscience dans l’organisme étudié.
Or, on constate que les productions apparemment linguistiques des animaux relèvent en réalité uniquement soit de la répétition mécanique, soit de l’expression passionnelle. Nous ne constatons pas chez eux l’existence d’une capacité linguistique entendue au sens défini. Nous n’avons donc pas justifications suffisantes pour leur attribuer une conscience.
III – Réfutation de l’objection de l’organe phonatoire
1) Pas d’appareil phonatoire = pas de parole ?
Dans une dernière partie, Descartes s’attaque à une objection importante adressée à la théorie de l’animal-machine. L’objection s’énonce comme suit : si les animaux ne parlent pas, ce n’est pas parce qu’ils sont dépourvus de conscience, mais parce qu’ils ne possèdent pas l’équipement biologique nécessaire : ils n’ont pas d’appareil phonatoire adapté.
2) Les signes non vocaux et les muets
Descartes peut réfuter cette objection à partir des idées exposées précédemment. En effet, nous avons vu que la capacité linguistique au sens large ne se limitait pas aux signes vocaux, mais également aux signes non vocaux comme les gestes. C’est la raison pour laquelle les muets, bien qu’incapables de parler, peuvent très bien se faire comprendre par un langage des signes et sont évidemment reconnus comme des êtres conscients.
Si les animaux étaient capables de penser, et même en admettant qu’aucun animal ne possède un appareil phonatoire approprié, ils devraient donc pouvoir nous communiquer leurs pensées par une sorte de langage des signes, ce qui n’est pas le cas. Descartes en conclut donc que les animaux n’ont pas de conscience.
À retenir
La plupart de nos actions physiques sont accompagnées de conscience sans pour autant être dépendantes de la participation de la conscience : la preuve en est que nous pouvons accomplir ces actions même quand notre conscience est affaiblie ou éteinte (mouvements machinaux, réflexes, somnambulisme…).
La seule preuve de l’existence d’une conscience dans un organisme donné est la capacité linguistique, entendue comme aptitude à produire des signes (1°) adaptés au sujet discuté (2°) et irréductibles aux effets de l’environnement immédiat sur l’organisme (3°). Les animaux, en ce sens, ne sont pas capables de parler et n’ont donc probablement pas de conscience.
Ce n’est pas le défaut d’organes phonatoires qui empêche les animaux de parler : s’ils pensaient, ils pourraient nous communiquer leurs pensées par un langage des signes, comme les muets.
Nos autres articles ICI 😉