Le Savant et le Politique est un recueil de deux conférences du sociologue allemand Max Weber, prononcées respectivement en 1917 et en 1919. La première porte sur “le métier et la vocation de savant” ; la deuxième, sur “le métier et la vocation d’homme politique” : Weber utilise le terme de Beruf, qui signifie à la fois le métier et la vocation.

Le métier et la vocation d’homme politique” définit ce qu’est un bon homme politique dans les conditions de la politique moderne. Celle-ci est définie comme la lutte pour obtenir, renverser ou transformer le pouvoir d’Etat : dans ce contexte, Weber propose une définition de l’Etat devenue célèbre, que nous t’avons par ailleurs présentée dans cet article.

A la fin du texte, il s’intéresse aux différents rapports que l’homme politique peut entretenir avec l’éthique. Ainsi, les politiciens et les militants sont placés devant des dilemmes moraux, pour lesquels il y a plusieurs réponses possibles : un bon homme politique doit-il suivre ses convictions sans jamais plier ? Que faire quand les conséquences semblent pires que s’il transigeait avec ses principes ? Weber prononce cette conférence en 1919, dans un contexte international très difficile : dans une période de crise comme celle-ci, quelles qualités doit avoir un homme politique pour être à la hauteur des événements ?

Les qualités décisives de l’homme politique

Pour Weber, un bon homme politique se distingue par trois qualités “essentielles et décisives” : ce sont la passion, le sentiment de responsabilité et le coup d’oeil” .

La passion et la responsabilité

Par passion, il faut entendre “l’attachement à une cause” , que Weber distingue d’une simple “excitation stérile”. Être véritablement attaché à une cause, ce n’est pas être passionné par elle un moment : c’est plutôt la servir, en sentant sa responsabilité par rapport à elle.

Car la passion seule, aussi authentique soit-elle, ne suffit pas. Elle ne fait pas d’un individu un homme politique quand elle ne fait pas du service de la “cause” , donc aussi de la responsabilité à l’égard de cette cause précisément, l’étoile qui guide l’action de manière déterminante.

La passion véritable est donc indissociable du sentiment de responsabilité. Il s’agit d’un attachement durable à une cause, qui ne passe pas nécessairement par des actions spectaculaires, mais qui implique d’assumer ses responsabilités par rapport à elle.

Le coup d’oeil

Le coup d’oeil est lié à la responsabilité. Il s’agit de

la capacité de laisser agir sur soi les réalités, dans le recueillement intérieur et la tranquilité, donc : la distance à l’égard des choses et des hommes (…). Le problème est précisément de savoir comment la chaleur de la passion et la froideur du coup d’oeil peuvent être contraintes à cohabiter dans la même âme.

L’idée selon laquelle la politique supposerait la “distance à l’égard des choses et des hommes est paradoxale. On pourrait penser au contraire que le politicien est dans le feu de l’action, et que cela ne permet pas de prendre une véritable distance.

Pourtant, pour Weber, il faut justement chercher à prendre cette distance pour parvenir à faire les choix justes. Le coup d’oeil de l’homme politique véritable lui permet ainsi de prendre les bons choix, de ne pas être dépassé par les événements.

Il y a donc bien une contradiction avec la passion, puisqu’il faut les contraindre à cohabiter : or, ces deux qualités doivent exister ensemble chez l’homme politique. Weber fustige ainsi, d’un côté, la politique cynique de celui qui ne se voue pas à une cause, et de l’autre, la passion stérile de celui qui se voue à une cause sans prendre aucune distance par rapport aux événements.

Deux choix possibles

Une fois ces qualités définies, Weber définit deux choix possibles en matière d’éthique pour l’homme politique. Autrement dit, parmi les diverses façons de penser le rapport entre éthique et politique, deux choix principaux se distinguent :

Toute action d’inspiration éthique (…) peut être orientée selon une “éthique de la conviction” ou selon une “éthique de la responsabilité”. Non pas que l’éthique de la conviction soit identique à l’absence de responsabilité, et l’éthique de la responsabilité identique à l’absence de conviction. Il n’est naturellement pas question de cela. Mais il y a une opposition profonde entre l’action qui se règle sur l’éthique de la conviction (en termes religieux : “le chrétien agir selon la justice, et il s’en remet à Dieu pour le résultat”), et celle qui se règle selon la maxime de l’éthique de la responsabilité selon laquelle l’on doit assumer les conséquences (prévisibles) de son action.

Weber précise ainsi bien que les deux options ne sont pas exclusives l’une de l’autre : dans des cas concrets, il est possible qu’une personne n’ait pas choisi clairemement entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité. Mais cette opposition définit deux types d’action politique, et selon Weber, tout homme politique doit faire un choix entre les deux.

L’éthique de la conviction

Weber définit l’éthique de la conviction à partir d’une phrase de Luther, fondateur du protestantisme : “le chrétien doit agir selon la justice, et il s’en remet à Dieu pour le résultat” . Pour l’éthique de la conviction, l’important est donc d’agir d’une manière qui soit cohérente avec les principes fixés au départ. Quelles qu’en soient les conséquences, il ne faut pas déroger de ses principes. Ainsi,

Le partisan de l’éthique de la conviction ne se sent “responsable” que d’une chose : empêcher que ne s’éteigne la flamme de la pure conviction, par exemple la flamme de la protestation contre l’injustice de l’ordre social.

L’éthique de la conviction commande donc de maintenir vivants les principes politiques pour progresser vers la justice. En revanche, ses partisans continuent leurs actions, même si celles-ci risquent d’avoir des conséquences catastrophiques : elle s’oppose ainsi à une éthique qui pense les conséquences de ses actions.

L’éthique de la responsabilité

L’éthique de la responsabilité se définit par opposition à l’éthique de la conviction : ses partisans agissent en fonction des conséquences prévisibles de leurs actions. Il ne s’agit pas de renoncer à toute conviction – puisque dans ce cas, il ne s’agirait plus du tout d’une éthique -, mais bien de défendre ses principes en ayant en vue les conséquences prévisibles de l’action :

Aucune éthique au monde ne peut éluder le fait que pour atteindre des fins qui sont “bonnes”, on est obligé, dans de nombreux cas, de s’accomoder de moyens douteux ou au moins dangereux du point de vue moral, ainsi que de la possibilité, voire de la probabilité de conséquences accessoires mauvaises.

Le partisan de l’éthique de la responsabilité a conscience de ce problème. Il cherche donc à ce que son action ait les meilleures conséquences possibles, et qu’elle se rapproche le plus possible de ce qu’il souhaite voir advenir. En revanche, pour cela, il peut utiliser des moyens qui s’éloignent de la fin visée. Pourtant, c’est du côté de l’éthique de la conviction, et non de la responsabilité, que Weber diagnostique un échec.

L’échec de l’éthique de la conviction

L’éthique de la conviction échoue en effet, selon Weber, sur deux points, le premier d’entre eux étant qu’elle suppose les hommes meilleurs qu’ils ne le sont.

Faire face aux défauts des hommes

Lorsque le partisan de cette éthique échoue,

il impute [la] responsabilité au monde, à la stupidité des autres hommes ou à la volonté de Dieu qui les a faits tels qu’ils sont.

En effet, l’éthique de la conviction préconise d’agir de façon conforme aux principes : dès lors qu’il a agi ainsi, son partisan ne se sentira pas responsable d’éventuelles mauvaises conséquences. Mais l’éthique de la responsabilité, elle, “compte au contraire précisément avec ces défauts moyens des hommes” , et son partisan “ne se sent pas en état de rejeter sur d’autres les conséquences de sa propre action, dans la mesure où il pouvait les anticiper” .

Ce n’est cependant pas le plus grand danger de l’éthique de la conviction, qui réside dans le deuxième problème qu’elle pose : “la sanctification des moyens par la fin” .

La sanctification des moyens par la fin

C’est en effet là que l’éthique de la conviction “paraît devoir échouer absolument” : quelqu’un qui règle son action sur cette éthique devrait, logiquement, s’abstenir de tout moyen immoral. Pourtant, ce n’est pas toujours ce qui se produit :

Dans le monde des réalités, nous ne cessons de faire l’expérience que le partisan de l’éthique de conviction se transforme soudain en prophète millénariste et que, par exemple, ceux qui prêchaient à l’instant “l’amour contre la violence” appellent à la violence au moment suivant – à la violence ultime, qui instituerait un état où toute violence serait anéantie.

Autrement dit, l’éthique de la conviction ne parvient pas à se confronter à l’irrationnalité du monde, c’est-à-dire au fait qu’il n’est pas réglé selon le modèle de justice souhaité par son partisan. Face à cela, celui-ci se transforme souvent en partisan de la violence à outrance, pour faire advenir cette justice.

Ici, Weber fait allusion aux pacifistes révolutionnaires, qui veulent mettre fin à la guerre par la révolution violente. Il est hostile à cette option, puisque selon lui, l’éthique de la conviction de celui qui voulait refuser la guerre à tout prix devient une acceptation de tous les moyens violents pour arriver au but.

Weber a cependant un respect plus grand pour le partisan de l’éthique de la conviction qui reste pleinement cohérent : il fait ainsi l’éloge de Tolstoï, opposé à la guerre et partisan de la non-violence, pour avoir appliqué ses principes de manière absolument cohérente, sans jamais avoir accepté aucun moyen violent. Mais lorsqu’elle ne se règle pas sur une exigence aussi radicale de cohérence, l’éthique de la conviction reste dangereuse.

Conclusion

En distinguant l’éthique de la conviction de l’éthique de la responsabilité, Weber contribue donc à un débat éthique sur le rapport entre les moyens utilisés et les fins visées : est-il possible d’agir toujours de façon juste, en considérant que rien de mauvais ne peut naître d’une action bonne ? Faut-il parfois faire des actions moralement condamnables lorsque les conséquences immédiates en seront bonnes ?

Weber prend clairement partie pour l’éthique de la responsabilité : à ses yeux, le véritable homme politique sait affronter ses responsabilités, même et surtout dans un monde imparfait, alors que le partisan de l’éthique de la conviction, au contraire, ne supporte pas l’irrationnalité du monde.