Au XVIIIe siècle, de nombreux philosophes théorisent l’Histoire. Kant interroge ainsi la vision de l’Histoire que l’on peut avoir lorsque l’on est philosophes, mais aussi et surtout la place de l’Homme au sein de celle-ci, ainsi que son avenir possible.

Dans cet article, nous résumons cette doctrine kantienne de l’Histoire en te proposant une fiche de l’ouvrage qu’il y consacre, l’Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784).

Pourquoi interroger l’idée d’Histoire ?

D’où vient l’intérêt philosophique d’interroger l’idée d’Histoire, c’est-à-dire le cours des évènements, et donc notre capacité à les influencer ? On pourrait en effet penser que toutes nos actions sont libres et indéterminées, et qu’une pensée de l’Histoire, c’est-à-dire de ce qui advient, mais aussi de ce qui peut advenir, est inutile. Or, Kant avance que cette vision est fausse.

D’après lui, en effet, toutes nos actions sont déterminées par les lois universelles de la nature : il démontre cela dans la Critique de la raison pure, dont la première édition paraît trois ans avant l’Idée d’une histoire universelle. Dès lors, si les hommes sont imprévisibles, et peuvent par ailleurs être irraisonnables, une histoire des hommes, c’est-à-dire une progression de l’humanité conforme à un plan, semble impossible.

Kant cherche donc à découvrir, dans ce livre, s’il existe

un dessein de la nature dans ce cours insensé des choses humaines : ce dessein de la nature permettrait que des créatures, qui ne se conduisent pas suivant leur propre plan, aient pourtant une histoire qui suive un plan déterminé de la nature.

On comprend donc l’intérêt philosophique d’interroger la possibilité même de l’idée d’histoire : d’où le titre de l’ouvrage.  Ce dernier se divise en neuf propositions, que nous allons désormais résumer et détailler.

Fiche et résumé détaillés de l’Idée d’une histoire universelle

Première proposition

Dans cette première proposition, Kant stipule que tout ce qui nous constitue biologiquement (par exemple nos organes) a un but, un usage précis sans lequel la nature ne serait pas conforme à des lois.

Sans ce principe, la nature œuvrerait en effet au hasard, c’est-à-dire sans finalité : dès lors, la raison ne pourrait plus la penser. Ainsi,

Toutes les dispositions naturelles d’une créature sont destinées à se développer un jour complètement et conformément à une fin.

Il faut bien noter, cependant, qu’il ne s’agit pas de dire que la nature a une finalité : simplement, on ne peut que la penser comme telle.

Si tu veux creuser cette idée kantienne, nous te conseillons de te référer à la Critique de la faculté de juger, et plus spécifiquement aux paragraphes 62 à 68, le §67 étant particulièrement important. Tu peux t’aider de ce court commentaire pour mieux cerner ces paragraphes, ou encore de ce chapitre de La finalité dans la nature de C. Duflo pour comprendre le lien avec la philosophie de l’Histoire.

Deuxième proposition

L’Homme est le seul être vivant doté de raison sur terre. Kant n’est d’ailleurs pas le seul à penser cela, Descartes avancant que

La raison est la seule chose qui nous rend hommes.

Mais la raison n’est pas instinctive : elle a besoin d’entraînement pour se développer. Or, la vie humaine est trop courte pour apprendre à user pleinement de toutes nos dispositions naturelles.

Nous devons donc transmettre nos connaissances sur celles-ci de génération en génération pour que notre espèce puisse finalement user pleinement de ses dispositions naturelles. Cela doit être le but des aspirations de l’Homme : sinon, les dispositions naturelles seraient considérées comme vaines.

L’héritage des savoirs de génération en génération permet donc de perfectionner la raison. Les dispositions naturelles se développent cependant à l’échelle de l’espèce humaine, et non à celle de l’individu.

Troisième proposition

L’Homme doit ainsi tout tirer de lui-même, à part ce qui est purement biologique et mécanique. Il est libre de l’instinct et est doté de sa propre raison : dès lors, il doit s’instruire par lui-même, c’est-à-dire découvrir comment il doit se nourrir, rendre sa vie agréable, ou encore se défendre.

C’est donc dire que l’Homme doit à lui seul le mérite de ce qu’il est devenu : à défaut de parvenir au bien-être, il parvient à une estime raisonnable de soi.

La dotation animale des hommes est en effet minime, alors que leurs besoins sont très grands. La nature fait donc que l’Homme doit s’améliorer par lui-même, et atteigne ainsi peu à peu la perfection de son mode de penser, et donc le bonheur :

La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale et qu’il ne participe à aucun autre bonheur ou à aucune autre perfection que ceux qu’il s’est créés lui-même, libre de l’instinct, par sa propre raison.

Mais seules les générations ultérieures atteindront le bonheur, grâce au travail des générations antérieures. La satisfaction des générations antérieures réside donc dans le mérite qu’elles tirent de leur travail. S’ensuit cependant un paradoxe de cette nature humaine, que révèle la quatrième proposition.

Quatrième proposition

Si l’Homme a en effet tendance à s’associer et entrer en société, puisque c’est ainsi qu’il peut développer ses dispositions naturelles, il a aussi tendance à se séparer et s’isoler, car il veut tout faire comme bon lui semble, quitte à parfois dominer les autres :

L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde.

Cette ambition de domination menace ainsi constamment de dissoudre la société, la vie en société n’étant donc possible que par un accord « pathologiquement extorqué » , qui pousse et permet à l’Homme de développer ses dispositions naturelles. Si en effet les Hommes vivaient pleinement en concorde, tous les talents et toutes les forces resteraient cachés, puisqu’ils n’auraient jamais été pleinement exploités.

Cinquième proposition

C’est dire que seul une société permettant la plus grande liberté tout en limitant cette liberté par une constitution civile juste (pour que personne n’empiète sur la liberté des autres) permet le développement des dispositions naturelles. Ainsi, comme l’écrit Emmanuel-Joseph Sieyès,

Les limites de la liberté individuelle ne sont placées qu’au point où elle commencerait à nuire à la liberté d’autrui. C’est à la Loi à reconnaître ces limites et à les marquer.

En liberté totale et sauvage, les hommes sont en effet constamment en conflit, comme le montrait déjà Hobbes : ils ne peuvent donc vivre en société. Mais cette tendance aux conflits et à l’insociabilité ne disparaît pas totalement dans la société civile : elle doit donc être encadrée par les lois, qui contraignent les Hommes à se discipliner, et donc à développer ses dispositions naturelles. L’Homme a donc toujours besoin d’être dominé par un maître.

Sixième proposition

L’Homme a en effet besoin d’un maître qui le force à obéir à une volonté universellement valable : sinon, il voudra toujours obéir à sa volonté particulière, et donc à outrepasser la liberté des autres. Il trouve ce maître parmi l’espèce humaine, la morale kantienne stipulant en effet que c’est par la raison que l’on devient moral, et que cette raison est universelle, au sens où elle s’exprime à l’échelle de l’humanité. Autrement dit, l’Homme comme espèce se définit par la raison, qui est universelle.

Or, ce maître a lui aussi besoin d’un maître, sans quoi il abuserait de sa liberté :

L’homme est un animal qui du moment où il vit parmi d’autres individus de son espèce a besoin d’un maître. Or ce maître, à son tour, est tout comme lui un animal qui a besoin d’un maître.

L’instutition d’une société civile dans laquelle l’Homme est respectueux est donc aussi difficile que tardive : elle exige de l’expérience, une constitution, et la volonté d’accepter cette constitution.

Septième proposition

La tendance insociable de l’Homme qui le pousse à s’associer se retrouve dans les relations extérieures d’Etat à Etat.

En effet, il y a des conflits entre les Etats à l’état de nature. Tous les Etats souffrent de ces guerres car ils doivent toujours être prêt à se défendre ou à attaquer, même en temps de paix, ce qui entrave le développement des dispositions naturelles des hommes.

L’issue inévitable de cette détresse des Etats est alors la création d’une société des nations, c’est-à-dire un “état cosmopolitique” . Toutes les guerres sont ainsi un pas en avant vers la constitution d’une telle société internationale :

Ainsi doit s’établir un état cosmopolitique de sécurité publique entre les Etats, qui n’élimine pas tout dangers, pour que les forces de l’humanité ne s’endorment pas, mais qui ne soit pas non plus sans un principe d’égalité de leurs action et réaction mutuelles pour qu’elles ne s’entredéchirent pas.

Bien que les hommes soient cultivés et civilisés, ils sont loin d’être moralisés. Tant que les Etats devront jeter toutes leurs forces dans les préparatifs de guerre, ils entraveront donc le développement des dispositions naturelles de leur citoyens, ce développement étant censé amener l’Homme vers la morale.

Huitième proposition

On peut alors considérer que l’Histoire est l’exécution d’un plan caché de la nature menant à l’établissement d’une constitution qui règle parfaitement la politique intérieure et extérieure. Un tel Etat permettrait ainsi le développement complet de nos dispositions naturelles.

Mais nous avons besoin d’indices montrant que nous progressons vers le siècle où nous atteindrons le bonheur promis par le dessein de la nature : de tels indices nous pousseront alors à travailler pour atteindre ce but. A l’époque de Kant déjà, les Etats ont des relations d’interdépendance, pour le commerce notamment.

Or, porter atteinte à la liberté civile provoque un ralentissement de l’activité du pays et donc un affaiblissement de celui-ci. La liberté des personnes est ainsi de moins en moins limitée. C’est notamment grâce à cela que naissent les Lumières, qui vont alors peu à peu influencer les principes du gouvernement.

En effet, les guerres devenant de plus en plus coûteuses et les Etats étant désormais interdépendants, les conséquences négatives de la guerre sur un seul Etat touchent tous les Etats. Cela mène à l’ébauche d’un nouveau grand corps politique, qui mènerait donc, dans le futur au développement d’un Etat cosmopolitique universel.

Neuvième proposition

Même si l’on considère que la nature n’a pas de plan caché, on se rend donc bien compte que l’histoire du monde constitue un processus régulier d’amélioration de la constitution.

La constitution, les lois et les relations internationales ont ainsi servi à élever le peuple, développer les arts et les sciences. Ainsi, même après la destruction d’un peuple, il en reste toujours une « germe de lumière » qui se développera de plus en plus par chaque révolution, menant ainsi à une amélioration.

On découvre alors un fil directeur de la nature qui ouvre une perspective sur un avenir où les Hommes, grâce à leur travail, auront entièrement développé toutes leurs dispositions naturelles et auront ainsi atteint le bonheur. Sans cette perspective, la vie n’aurait pas de but.