Dans cet article, nous proposons l’analyse d’une des célèbres Fables de Jean de la Fontaine.
Quelques mots sur La Fontaine et son ouvrage
La Fontaine, auteur du XVIIe siècle, est l’un des poètes français les plus célèbres. Il appartient au classicisme, mouvement artistique qui se caractérise par les valeurs de la rationalité, de la rigueur et de la recherche de la perfection.
Les Fables, ouvrage principal de La Fontaine, visent à fournir au lecteur divers types d’enseignements (moraux, politiques, philosophiques) par le biais d’un divertissement agréable, d’où notamment l’anthropomorphisation des animaux (la transformation des animaux en créatures ressemblant à l’homme). Les Fables obéissent donc au précepte du poète latin Horace, placere et docere, qui signifie « plaire et instruire ». La fable que nous allons étudier, pour une fois, ne met pas en scène des animaux mais des humains. Elle s’intitule « Les Deux amis » : il s’agit de la fable 11 du Livre XIII.
Le thème de la fable
La Fontaine traite ici le thème de l’amitié.
Une fable sur l’amitié et non sur l’amour
Le thème le plus classique de la poésie est sans doute celui de la passion amoureuse entre un homme et une femme. L’amitié n’est pas ignorée par la poésie ou l’art en général, mais elle est souvent perçue comme moins intense et moins profonde que l’amour entre les sexes. L’amitié apparaît comme le parent pauvre de l’amour. Nous allons voir comment La Fontaine s’attache au contraire à revaloriser le sentiment amical et comment il montre sa puissance.
Remarques formelles
La fable se compose de 31 vers. Ces vers sont ce que l’on appelait à l’époque de La Fontaine des « vers libres », mais cela n’a rien à voir avec la versification libre de la fin du XIXe siècle et du XXe siècle. Les « vers libres » de La Fontaine se caractérisent par une hétérométrie irrégulière : autrement dit, le poème est composé de vers de mesures différentes (différents nombres de syllabes) agencés sans règle fixe (par opposition à l’organisation en strophes). Un vers de 8 syllabes peut succéder à un alexandrin, qui succède à un vers de 10 syllabes. Cependant, par opposition aux vers libres contemporains, les vers de La Fontaine restent extrêmement classiques au sens où ils respectent toutes les autres règles de la composition poétique (rimes, interdiction de l’hiatus, césure, élision du « e » caduc, etc.). L’hétérométrie permet aux fables d’acquérir un caractère dynamique et vivant qui est adapté à leur nature : ce sont des récits.
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I – La peinture d’une amitié idéale
1) Le Monomotapa, lieu utopique
Les 4 premiers vers du poème présentent les deux personnages et la nature de leur amitié. Le lieu du récit est le Monomotapa. C’est un ancien royaume d’Afrique australe. Mais ce lieu géographique n’est pas à considérer ici comme un lieu réel : si La Fontaine situe son récit dans un pays lointain et exotique pour le lecteur européen, c’est davantage pour le déréaliser. Ce lieu utopique plus que réel annonce le projet de la fable : décrire non pas une amitié réelle, mais plutôt le modèle de l’amitié idéale.
2) Une relation parfaite
Trois éléments différents soulignent la perfection de la relation amicale qui va nous être présentée. Le premier est l’adjectif « vrais » qui qualifie les amis : il ne s’agit pas de faire le portrait d’une fausse amitié, ni celui d’une amitié ordinaire, mais bien le portrait d’une amitié authentique et exemplaire.
Le deuxième élément est tout entier exprimé dans le vers suivants :
L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre
Cette amitié se caractérise donc également par une mise en commun sans reste : dans cette relation qui apparaît en un certain sens fusionnelle, il n’y a pas de division de la propriété. À cet égard, on peut souligner le point suivant : La Fontaine met en scène un couple d’amis, et non un groupe d’amis. Cette forme d’amitié s’apparente ainsi à celle du couple amoureux, et permet d’insister sur la force d’un sentiment amical qui, s’il était partagé entre plusieurs, paraîtrait sans doute moins intense.
Le troisième élément à relever est exprimé dans les 2 vers suivants :
Les amis de ce pays-là
Valent bien, dit-on, ceux du nôtre.
Il s’agit d’une comparaison entre l’amitié telle qu’elle existe dans cet Eldorado et l’amitié réelle de notre monde. Littéralement, on affirme leur équivalence, mais il s’agit bien sûr d’une litote teintée d’ironie : il faut comprendre que cette amitié parfaite est bien supérieure à celle du monde réel, et que le modèle qui nous est présentée implique par contraste une critique de nos propres pratiques morales.
II L’escalade de la sollicitude : aimer à qui mieux mieux
1) Un ami qui nous veut du bien
Le cadre posé, la fable présente ensuite le récit qui met concrètement en scène cette amitié parfaite. C’est la partie la plus « divertissante » de la fable : l’un des deux amis se réveille en pleine nuit, et court réveiller l’autre pour une raison qui n’est initialement pas révélée au lecteur. La réaction du second ami est présentée dans les vers suivants :
N’auriez-vous point perdu tout votre argent au jeu ?
En voici. S’il vous est venu quelque querelle,
J’ai mon épée, allons. Vous ennuyez-vous point
De coucher toujours seul ? Une esclave assez belle
Était à mes côtés ; voulez-vous qu’on l’appelle ?
Avant même que le premier ami ait exprimé la raison de sa panique, le second anticipe ses désirs. Cette sollicitude extrême est soulignée par la triple hypothèse et la triple proposition qu’il lui fait : s’il a perdu son argent, il peut lui en donner ; s’il a un ennemi, il lui apporte son aide ; s’il manque d’amour, il peut lui offrir son esclave. La triplicité est en réalité le symbole de l’infinité : quel que soit le désir actuel de son ami, il fera tout pour le satisfaire. On retrouve ici, mise en action, la « communauté » qu’implique l’amitié parfaite : les désirs de l’un sont ceux de l’autre, et par conséquent les biens de l’un, qui permettent de les satisfaire, sont immédiatement à disposition de l’autre.
2) Un ami qui nous veut encore plus de bien
Ce sont les vers suivants qui révèlent la cause de la panique du premier ami, et qui sont probablement les plus touchants de la fable :
Non, dit l’ami, ce n’est ni l’un ni l’autre point :
[…]
Vous m’êtes en dormant un peu triste apparu ;
J’ai craint qu’il ne fût vrai, je suis vite accouru.
Ces vers assurent deux fonctions différentes. Du point de vue du récit, il satisfont enfin l’attente du lecteur, que les vers qui précèdent avaient suscitée : nous découvrons la raison de l’affolement du premier ami. Du point de vue émotionnel, ils touchent tout particulièrement : à la sollicitude émouvante du premier ami, le second répond par une sollicitude plus forte encore. En effet, le premier ami constate l’état de panique réel de son ami, et cherche à le soulager. C’est en quelque sorte un premier niveau de sollicitude. Mais c’est le second ami qui pousse la sollicitude à son niveau idéal. Ce n’est pas le besoin réel de l’autre qui le fait agir, mais quelque chose de plus ténu encore : c’est la simple image onirique de l’ami « un peu triste ». Une tristesse à la fois faible en intensité et fictive suffit à inquiéter cet ami idéal.
III La définition de l’amitié idéale
1) Anticiper les désirs de l’ami
Les 8 derniers vers de la fable présentent un retour réflexif sur le récit, et permettent d’en extraire la définition de l’amitié idéale qui constitue l’objet d’étude de cette fable. Ils constituent donc la partie la plus « instructive » du poème.
Cette définition de l’amitié idéale est constituée de 2 parties. La première est la suivante :
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur
Autrement dit, l’ami n’est pas simplement celui qui essaie de satisfaire les besoins que nous lui exprimons. C’est celui qui va jusqu’à anticiper nos besoins pour les satisfaire avant toute requête.
2) L’hypersensibilité au bien-être de son ami
La seconde partie de la définition est exprimée dans le vers suivant :
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s’agit de ce qu’il aime.
Ainsi, l’ami idéal non seulement a le souci du bien-être de l’autre, mais ressent ce souci avec une intensité extrême. L’amitié authentique n’est pas seulement la sensibilité au bien de l’ami, mais l’hypersensibilité au bien de l’ami.
Pour résumer
- La fable se situe dans un lieu utopique, un Eldorado de l’amitié, qui souligne le caractère idéale de l’amitié décrite.
- Le récit divertit le lecteur et le touche par la mise en scène d’une escalade de la sollicitude entre les deux amis : le second répond au premier par un surcroît de générosité.
- Les vers finaux tire de ce récit une définition bipartite de l’amitié idéale : aimer son ami, c’est à la fois anticiper ses besoins pour les satisfaire avant toute requête, et être hypersensible à son bien-être.