Dans cet article, nous nous intéressons à une référence presque incontournable de la philosophie du désir : la théorie du désir mimétique de René Girard.
Quelques mots sur l’auteur et son ouvrage
Le texte que nous abordons se trouve dans une de ses œuvres principales, La Violence et le Sacré, plus précisément au début du chapitre VI, « Du désir mimétique au double monstrueux ». Nous commentons le passage qui va de « Dans tous les désirs que nous avons observés… » à « Que se passera-t-il si nous avons les mêmes désirs ? ».
Dans cet ouvrage, Girard s’appuie sur sa théorie du désir mimétique pour proposer des interprétations nouvelles dans trois champs principaux : l’anthropologie, la mythologie et l’étude des tragédies grecques.
Le thème de ce texte
Ce texte porte sur le thème du désir, et plus précisément sur le rapport du désir à l’imitation.
Les questions philosophiques posées dans ce texte
Girard pose les questions suivantes : quelle est l’origine du désir ? Pourquoi désirons-nous tel ou tel objet ?
Les enjeux des questions
Pour bien comprendre l’intérêt des questions, il faut saisir leurs enjeux : on a tendance à croire que le désir est une relation directe entre un sujet et un objet. Girard cherche à montrer que cette conception est superficielle et à mettre en évidence le rôle crucial que joue, dans le processus du désir, un troisième terme caché. C’est donc une théorie entièrement nouvelle du désir que Girard défend ici.
La thèse de Girard
La thèse défendue par Girard est que l’origine du désir se situe non pas dans le sujet ni dans l’objet désiré, mais avant tout dans le désir d’un second sujet perçu comme modèle.
Le plan du texte
Le texte s’ouvre sur l’exposition de l’opposition entre la conception linéaire classique du désir et la conception triangulaire, qui est celle de Girard. La deuxième partie du texte montre que c’est l’indétermination du désir qui pousse le sujet à prendre modèle sur un autre sujet pour fixer son désir. Dans une troisième et dernière partie, Girard explique que le caractère mimétique du désir fait que ce dernier est générateur de conflits.
I – Linéarité ou triangularité du désir ?
1) La conception linéaire du désir
Dans ce texte, Girard commence par présenter rapidement la conception classique du désir, conception à laquelle il entend substituer la sienne, jugée plus fidèle à la véritable structure du désir. Cette conception classique du désir décrit celle-ci comme étant linéaire et comme présentant uniquement deux termes : il y a le sujet d’un côté, l’objet de l’autre, et le désir qui relie le premier au second. Le sujet est la source du désir et l’objet en est à la fois la cible et la cause. C’est parce que l’objet possède objectivement des propriétés désirables que mon désir se fixe sur lui.
2) La conception triangulaire du désir
Girard estime que cette conception linéaire manque la complexité de la structure réelle du désir : il n’y avait pas seulement un objet et un sujet, il y avait un troisième terme, le rival, auquel on pourrait essayer, pour une fois, de donner la primauté. Il dit ici deux choses importantes : la première, c’est que la structure du désir présente non pas deux termes, le sujet et l’objet, mais trois termes, le sujet, l’objet et un sujet-modèle qui se pose entre le premier et le second.
La seconde chose à relever est que Girard considère qu’il faut « donner la primauté » au sujet-modèle. Dans la conception classique en effet, on peut considérer que la primauté était accordée à l’objet au sens où ses propriétés étaient conçues comme étant les causes de la fixation du désir sur cet objet. C’est parce que cet objet était désirable que le sujet le désirait effectivement.
Dans la conception de Girard au contraire, la primauté est accordée au sujet-modèle : si je désire tel objet, ce n’est pas avant tout parce que cet objet est désirable, mais c’est parce que je constate que mon sujet-modèle désire cet objet. Ce n’est pas l’objet qui a en soi de la valeur, c’est le désir qu’a autrui de cet objet qui le rend désirable à mes yeux. Le désir d’autrui valorise l’objet : en désirant tel ou tel objet, le rival le désigne au sujet comme désirable.
C’est très facile à comprendre à travers des exemples simples : imaginons un individu A qui ne désire pas s’acheter de voiture de luxe. A constate que son voisin B désire énormément s’acheter une voiture de luxe. A va donc se mettre à valoriser les voitures de luxe et à désirer en posséder une. Ce qui suscite le désir de A, ce n’est pas la valeur intrinsèque de la voiture de luxe, mais la valeur injectée en elle par B.
II – Le processus du désir : indétermination, manque d’être et imitation
Maintenant que nous avons saisi en quoi consistent ces deux théories concurrentes, la théorie binaire et linéaire classique et la théorie ternaire et triangulaire de Girard, il faut chercher à saisir pourquoi cette dernière correspond mieux à la réalité. Il faut comprendre ce qui fait que le désir présente effectivement, selon Girard, cette dimension ternaire et triangulaire.
1) L’incertitude de l’objet du désir
Le premier élément d’explication apporté par Girard est le suivant : « Une fois que ses besoins primordiaux sont satisfaits […] l’homme désire intensément, mais il ne sait pas exactement quoi. »
Girard évoque ici le caractère incertain de notre désir. Le désir est par essence indéterminé. Pour bien le comprendre, il faut l’opposer à cette notion voisine qu’est le besoin : le besoin est une tension douloureuse vers un objet d’avance fixé par notre nature. L’objet du besoin n’est pas incertain, il nous est immédiatement donné par la biologie : nous avons besoin d’eau et de nourriture pour survivre, pour nous conserver.
Le désir, quant à lui, vient après les besoins biologiques, il est une réalité métabiologique et est essentiellement différent du besoin en ce que, justement, son objet n’est pas fixé à l’avance. Il est tension vers quelque chose, mais on ne sait pas toujours bien vers quoi. Que devons-nous désirer une fois que nous avons satisfait nos besoins naturels ?
2) Le désir d’être complet
En réalité, pour Girard, l’objet du désir de l’homme n’est pas absolument indéterminé : « C’est l’être qu’il désire, un être dont il se sent privé. » Il y a donc bien un objet du désir, quoique ce dernier soit très indéterminé : c’est l’être. Autrement dit, une fois que nous avons assuré notre conservation par la satisfaction de nos besoins naturels, nous voulons « être » plus, nous voulons exister plus fortement. La conservation de notre existence ne suffit pas, nous voulons en quelque sorte l’augmenter, la compléter. Le besoin vise la conservation tandis que le désir vise l’intensification, la complétude. Mais le désir, contrairement au besoin, n’a pas encore identifié les objets déterminés qui pourront le satisfaire.
3) Autrui fixateur de mon désir
C’est dans ces conditions qu’intervient le sujet-modèle. Il attend de cet autre qu’il lui dise ce qu’il faut désirer, pour acquérir cet être. Si le modèle, déjà doté, semble-t-il, d’un être supérieur désire quelque chose, il ne peut s’agir que d’un objet capable de conférer une plénitude d’être encore plus totale.
Le désir d’autrui va se présenter comme un guide mettant fin à l’errance de mon désir. Autrement dit, le sujet-modèle est le fixateur de mon désir : il met fin à son indétermination en lui imposant un objet, en le lui présentant comme désirable.
Et s’il est désirable, c’est uniquement parce qu’il est désiré par ce sujet-modèle. Précisément, le processus est le suivant : je constate que mon sujet-modèle semble plus complet, plus heureux que moi, je constate qu’il désire cependant cet objet, j’en déduis donc que cet objet est éminemment susceptible d’intensifier mon existence, car il parvient à intensifier l’existence d’un individu déjà plus complet que moi.
III – La dimension agonistique du désir mimétique
Dans la troisième et dernière partie du texte, Girard montre que le caractère mimétique du désir peut faire de celui-ci une cause de conflit. Toutefois, pour bien le comprendre, il faut d’abord comprendre une distinction que Girard n’expose pas dans cet extrait, mais ailleurs dans son œuvre : la distinction entre la médiation externe et la médiation interne.
1) Modèle supérieur, modèle égal
Nous l’avons vu, autrui est le médiateur entre moi et l’objet que je désire : c’est lui qui fixe mon désir sur cet objet. Mais deux cas de figure peuvent se présenter : dans le premier cas, mon sujet-modèle est tellement supérieur à moi qu’aucune comparaison n’est possible entre lui et moi (par exemple un paysan par rapport au roi dans l’Ancien Régime, ou un personnage de film que j’idéalise). Girard parle de médiation externe, au sens où ce médiateur entre moi et mon objet de désir existe dans une sphère totalement extérieure à la mienne.
Dans le second cas, mon sujet-modèle au contraire est plus ou moins égal à moi (par exemple deux individus d’un niveau social voisin dans une démocratie moderne). Girard parle alors de médiation interne, au sens où le médiateur existe dans la même sphère que moi.
2) La lutte pour l’objet
Girard explique qu’il n’y a pas de concurrence ni de conflit possible entre mon sujet-modèle et moi dans le cas de la médiation externe : il n’y a en effet aucun contact possible entre lui et moi.
Dans le cas de la médiation interne au contraire, le conflit est possible et même nécessité par le caractère mimétique du désir : deux désirs qui convergent sur le même objet se font mutuellement obstacle. Toute mimesis portant sur le désir débouche automatiquement sur le conflit.
La présence de mon désir-modèle dans la même sphère d’existence que moi, en effet, pousse à désirer des objets identiques et à lutter pour l’accaparement de ces objets. On comprend donc que la concurrence généralisée soit une dimension essentielle du monde moderne, qui est égalitaire, alors qu’elle est absente dans les sociétés fortement hiérarchisées.
3) L’identité comme facteur de conflit
Pour terminer, il faut souligner la conséquence paradoxale qui découle de la théorie du désir mimétique de Girard. Comme il le remarque lui-même : « Le même, le semblable, dans les rapports humains, évoque une idée d’harmonie ; nous avons les mêmes goûts, nous aimons les mêmes choses, nous sommes faits pour nous entendre. Que se passera-t-il si nous avons vraiment les mêmes désirs ? »
Ce que Girard montre ici, c’est que, dans le cadre de la théorie du désir mimétique, l’identité n’est paradoxalement pas un facteur de concorde, mais au contraire un facteur de conflit. C’est précisément parce que dans mon désir j’imite autrui, et deviens semblable à lui en désirant les mêmes objets que lui, que j’entre en concurrence avec lui. Ainsi l’identité de nos désirs, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, nous sépare et nous oppose plus qu’elle ne nous rapproche.
Pour résumer :
Le désir n’est pas une relation binaire entre un sujet et un objet cause du désir, mais une relation ternaire entre un sujet, un objet et un sujet-modèle qui fixe mon désir sur l’objet.
Le désir du sujet est d’abord indéterminé : il désire intensifier son existence sans savoir quels objets sont propres à cette fin. C’est pourquoi un sujet-modèle doit intervenir comme fixateur du désir.
Le caractère mimétique du désir fait de celui-ci un facteur de conflit : le sujet-modèle, qui m’a communiqué le désir d’un objet, devient mon rival dans une lutte pour la possession de cet objet.
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