L’ouvrage principal du philosophe allemand Martin Heidegger, Être et Temps, paru en 1927 porte une réflexion qui pourra vous être très utile sur le concept de monde. En effet, le monde prend une importance cruciale dans la réflexion du philosophe et dans son projet : Heidegger dépasse l’opposition entre le monde d’un côté et le sujet de l’autre en faisant de « l’être-au-monde » une structure de l’homme, qu’il nomme Dasein. De nombreuses réflexions postérieures sur le monde, comme celles de Sartre, de Merleau-Ponty, de Lévinas ou encore de Hartmut Rosa s’inscrivent dans ce cadre théorique ouvert par Heidegger ; l’auteur permet donc de penser le rapport du vivant au monde, que ce soit pour Homme ou pour l’animal.
Le projet de Heidegger : une nouvelle définition de l’homme
Pour présenter la manière dont Heidegger développe ce qu’il entend par « monde », et sa critique de la conception traditionnelle de cette notion par la philosophie, il faut d’abord évoquer rapidement son projet philosophique d’ensemble.
Être et exister
Heidegger part d’une réflexion sur la manière qu’on a de définir l’homme. Selon lui, les définitions traditionnelles ne suffisent pas à penser la spécificité de l’être de l’homme : il évoque par exemple la définition antique, que l’on peut trouver chez Aristote, de l’homme comme « animal doté de raison », ou encore la définition théologique qui fait de l’homme l’image de Dieu.
En effet, selon Heidegger, si l’homme est certes un animal doté de raison, il est comme un animal auquel on rajoute la raison : il aurait la raison, mais son être n’en serait pas modifié. Dans cette définition est ignoré le sens que prend, pour l’homme le verbe être. Être — ou exister — est quelque chose qui prend pour l’homme un autre sens que celui qui attache des qualités à son moi. L’homme ne peut avoir à sa propre existence le même rapport que la pierre a avec elle-même ; l’homme n’est pas indifférent à soi, il existe là où la pierre est simplement, sans se rapporter à elle-même.
Être revêt un sens qui n’est jamais neutre pour celui qui est ; c’est une sorte d’activité, une tâche, à laquelle on ne peut échapper. On comprend donc là qu’on entend dans l’être le verbe, et non simplement ce qui est : c’est pourquoi Heidegger nomme ce verbe l’être, et le distingue de ce qui est, qu’il nomme l’étant.
De l’être à l’être-au-monde
On peut ainsi comprendre la définition que Heidegger donne de l’homme : l’homme est l’étant pour lequel il est en son être question de son être. Pour le distinguer de la définition traditionnelle, Heidegger introduit un nouveau terme, intraduisible en français, pour parler de l’homme : Dasein.
Cette nouvelle conception du sujet éclaire la notion de monde. En effet, ce que Heidegger montre, c’est qu’à partir de cette définition de l’homme, il est absolument nécessaire de repenser le sens du monde dans lequel il vit, et de son rapport au monde : le monde n’est pas simplement là où l’homme se nourrit, respire, et se repose, mais l’espace où il existe.
L’analyse heideggerienne du monde
La critique des conceptions traditionnelles
Le monde comme “tout ce qui est”
Habituellement et dans la science, on approche le monde en décrivant ce qui est dans le monde — les arbres, les plantes, les animaux, etc. — et on décrit les relations existant entre les éléments du monde décrit. On procède alors, éventuellement, à une description de la nature ou du monde physique. Cela présuppose qu’on voie le monde comme la somme de ce qu’il contient : le monde serait la totalité de l’étant (le monde serait tout ce qui est).
Or, cela paraît insuffisant, beaucoup trop vague et général : penser ainsi le monde lui donne-t-il vraiment un sens ? Cela semble exclure radicalement tout monde humain de l’analyse, si par « humain » on entend comme Heidegger cet étant qui n’est pas indifférent à son être, que nous avons évoqué. Le monde de l’homme ne peut en effet pas réellement se réduire à l’ensemble de toutes les choses qui existent.
Le monde comme domaine de sens
Une solution consiste à restreindre le champ des étants englobés par « monde » pour donner une cohérence à cette notion. Ainsi, il y aurait un monde mathématique, composé de l’ensemble des objets possibles des mathématiques : ce serait un certain type d’étant, une certaine région ontologique (c’est-à-dire des grandes catégories de sens que prennent l’être des étants) qui permettrait de définir un monde, pour en faire une totalité cohérente, et non la somme d’éléments n’ayant rien à voir les uns avec les autres.
Mais il faut bien noter alors que cette définition induit une circularité. Le monde mathématique est l’ensemble des objets mathématiques, mais que sont les objets mathématiques ? Les objets qui font partie du monde mathématique, et sont abordés en tant qu’ils font partie de ce monde.
Je peux prendre un triangle comme un objet à partir duquel je démontre des théorèmes, comme une belle forme que je contemple pour elle-même, ou comme un symbole qui a un sens précis dans un tableau : ces trois sens du triangle l’incluent dans trois mondes. J’aborde toujours le triangle, en tant qu’étant, à partir d’un monde qui permet de lui donner un sens. Autrement dit, l’être de l’étant qu’est le triangle se déduit de son inclusion dans un monde.
Ainsi, pour Heidegger, le triangle est l’exemple d’un étant « intra-mondain » (= à l’intérieur du monde) : cela signifie qu’il ne peut prendre sens qu’à partir du monde auquel il appartient. Le monde est donc la manière dont les choses se manifestent, et non la somme des choses.
Le monde de l’homme
Il convient de se poser la question du sens du monde de l’homme, et donc du sens des choses proprement humaines, qui n’apparaissent que dans le monde humain. L’homme — ou Dasein — a « son » monde, et il s’agit de comprendre comment il se manifeste.
On peut par exemple donner un sens philosophique au fait que lors d’un traumatisme, mon monde semble s’effondrer sous mes yeux : or, cela serait impossible si le monde était simplement une somme d’étants extérieurs à moi.
De plus, il existe un monde commun, un monde social auquel les hommes se rapportent avec une forme de familiarité. Le monde social et politique (par exemple l’agora grecque), est aussi mon monde si je fais partie de la communauté. C’est le sens du terme de monde, qu’on peut par exemple voir transparaître dans le nom du journal : Le Monde, c’est le cadre d’évènements publics, qui portent tous un sens humain que tentent de restituer les articles du journal.
Mais il faut alors se demander ce qu’est le monde dans lequel existe l’homme, et comment on peut le définir en tenant compte de la définition de l’homme comme Dasein.
Introduction du monde comme être-au-monde
Tu l’as vu, le monde de l’homme est avant tout ce qui porte un sens pour l’homme. L’homme existe dans le monde, et ce monde détermine le sens de tout ce que l’homme y rencontre.
Heidegger exprime cette idée en considérant le monde non pas comme quelque chose que rencontrerait le Dasein, ou comme quelque chose dans lequel le Dasein serait simplement spatialement inclus, mais comme une structure fondamentale de son existence. Il nomme cette structure être-au-monde pour la distinguer d’un être dans le monde. Le Dasein n’est pas dans le monde comme une cuillère est dans une armoire ; il n’est pas simplement à l’intérieur d’un espace qui le contient sans l’affecter. Le monde va au-delà : il s’y joue tout l’horizon de sens du Dasein, c’est-à-dire son existence.
Heidegger analyse même l’étymologie du mot « in », et trouve l’origine de son sens dans le fait d’habiter le monde, et non d’être simplement en lui. Le monde est ce avec quoi j’ai un rapport de proximité, il est mon environnement. Ici, Heidegger s’inspire largement des travaux de Von Uexküll, qui montre que même une tique a un monde. Voici ce qu’Heidegger écrit dans Être et Temps :
L’homme n’« est » pas, en ayant encore et de surcroît un rapport d’être au « monde », que de temps en temps il exercerait. Le Dasein n’est jamais « d’abord » un étant pour ainsi dire « libre-d’être- à… », qui aurait occasionnellement envie d’assumer une « relation » au monde. Assumer de telles relations au monde n’est possible que parce que le Dasein est comme être-au-monde ce qu’il est.
Le rapport du sujet au monde est donc absolument premier, et constitue autant le sujet que le monde. Mais comment le comprendre plus concrètement ?
Le monde dans l’expérience quotidienne
Il nous faut comprendre plus précisément le sens que prend le monde dans l’expérience quotidienne, pour comprendre pourquoi l’être-au-monde n’est pas seulement une qualité du Dasein, mais sa structure essentielle. Dans la vie de tous les jours, nous rencontrons un ensemble d’étants — par exemple, une table, un lit, un frigidaire, une voiture — intra-mondains, et nous pourrions dire que le monde est cela pour nous : ce que nous rencontrons dans la vie de tous les jours, c’est notre monde. Mais quel sens ces étants prennent-ils pour nous ? Quel est le sens de ce monde quotidien ?
Le monde comme ensemble d’ustensiles
En première instance, ils servent tous à quelque chose : le lit à dormir, le frigidaire à conserver de la nourriture pour manger, etc. Chaque étant renvoie ainsi à un autre, en fonction de l’usage qu’on en fait. Ainsi, les choses que l’on rencontre tous les jours révèlent leur sens dans leur usage : ainsi, on définit et on approche le stylo comme ce qui sert à écrire ; c’est un ustensile.
Ce mode d’être des étants, Heidegger l’appelle le mode d’être à-portée-de-la-main (Zuhandenheit en allemand) : c’est le mode d’être de l’outil. Celui-ci va plus loin que l’existence urbaine, dans un environnement chargé de technique. Au sein même de la nature, je perçois ce qui est autour de moi en fonction de ce à quoi cela peut me servir : par exemple, avec du bois, je peux me chauffer ou construire une maison.
Le projet en vue de soi-même et la “mondanéité”
Ainsi, nous utilisons à chaque fois une chose en vue d’une autre. Mais il faut alors déterminer le sens de cette série d’usage.
La voiture est orientée vers la maison, qui est orientée vers le lit, qui est orienté vers la conservation de soi, etc. Or, si tout dans le monde est orienté vers une fin qui lui est extérieure, le Dasein (l’homme) est orienté en vue de lui-même : il est en projet vers lui-même. Mais c’est parce que je me soucie de mon existence, que mon existence a un sens pour moi, que l’ensemble de ce qui est dans le monde s’oriente ainsi pour moi.
Non seulement le monde s’oriente donc pour moi, mais il s’oriente à moi. Tous les étants « à-portée-de-la-main » renvoient à un porteur, qui est nécessairement un Dasein, car il est celui qui sait s’en servir en vue de quelque chose. Le Dasein peut se servir de l’étant car il a quelque chose à viser ; comme tu l’as vu, il se soucie de son être, c’est-à-dire qu’il se soucie de soi. Que ce porteur soit moi-même ou un autre Dasein, cela ne change rien au fait qu’ils ne peuvent se comprendre qu’à partir de cette orientation, cette « tournure » du monde.
C’est là qu’Heidegger décèle ce qu’il nomme la « mondanéité du monde » — ce qui fait du monde le monde. Les étants prennent un sens les uns par référence aux autres, et tous se réfèrent en dernière instance au Dasein, c’est-à-dire à cette visée qui oriente tout ce qui est dans le monde.
Conclusion
Heidegger propose une nouvelle définition de l’homme comme indissociable du monde. Le Dasein est fondamentalement défini par une visée, par ce qu’il nomme un projet en vue de soi-même. Dire que le Dasein se soucie de son être au sens où il se soucie de sa tâche d’exister, c’est dire qu’il existe en ses possibilités : je me soucie de mon être au sens où je suis toujours en train de me projeter, par mes actes, dans une façon d’être ou une autre.
Mais cela n’est rendu possible que parce que le Dasein est préoccupé par le monde. La figure exceptionnelle d’un homme qui se désintéresse complètement du monde et rompt sa préoccupation est par exemple donnée par le roman Un homme qui dort de Georges Perec ; alors les choses ne lui apparaissent plus comme des ustensiles renvoyant les uns aux autres. Inversement, le Dasein ne pourrait être préoccupé par le monde si le monde ne lui était pas profondément familier, s’il n’était pas au monde.
On comprend donc pourquoi pour Heidegger, le monde ne peut se définir sans le sujet, non plus que le sujet sans le monde. Le sujet se déploie comme un être préoccupé dans le monde, dont le projet vers soi-même fait apparaître le monde lui-même.