Nous t’avons présenté la conception heideggerienne du monde, et notamment ce qu’il nomme « l’être-au-monde » ; tu as ainsi pu comprendre que Heidegger permet de penser le rapport particulier de l’Homme au monde. Cependant, il nous permet également de nous demander en quoi consiste le rapport de l’animal au monde ; celui-ci diffère, selon lui, du rapport que nous y avons.
Le monde comme différence entre le vivant et l’inerte
Tout d’abord, il faut noter que la pensée heideggerienne du rapport de l’animal au monde s’inspire largement des travaux de Von Uexküll. Nous te recommandons donc la lecture de notre article consacré au monde du vivant chez ce dernier, qui permet de comprendre d’ores et déjà pourquoi l’on peut dire que l’animal a un rapport particulier au monde.
Cependant, Heidegger ne vas pas jusqu’à avancer que l’animal a un monde. Contrairement à Von Uexküll, il établit une différence entre le rapport de l’Homme au monde d’une part, et celui de l’animal d’autre part : nous y revenons plus bas.
Le point commun avec Von Uexküll, en revanche, est qu’Heidegger admet que l’animal n’a pas le même rapport au monde qu’une chose inerte. En effet, selon lui, le propre du vivant – c’est-à-dire ce qui le différencie de l’inerte, des simples objets – est de ne pas être un simple “corps parmi les corps” (Descartes) ; au contraire, le vivant est en relation avec le monde qui l’entoure, et ne se contente pas d’y errer, poussé par le vent.
L’animal n’est ainsi pas seulement décrit et descriptible par l’espace qu’il occupe, comme n’importe quel corps matériel décrit par la physique ; il habite cet espace, qui n’est donc plus simple espace, mais ressemble davantage à un monde. Voyons comment Heidegger illustre concrètement cette idée, avec les exemples, entre autres, de l’escargot et du lézard.
Le monde animal en question
Dans ses Concept fondamentaux de la métaphysique (1929), Heidegger utilise l’exemple du lézard se réchauffant sur une pierre pour travailler la différence entre le monde animal d’une part, et l’espace occupé par l’inerte d’autre part. Voici ce qu’il écrit, dans le chapitre au titre évocateur “Seul l’homme a un monde” :
Le lézard ne se trouve pas simplement sur la pierre chauffée au soleil. Il a recherché la pierre, et il a l’habitude de la rechercher. Éloigné d’elle (…), il la cherche de nouveau. (…) Son rapport au soleil et à la chaleur est autre que le rapport de la pierre qui se trouve là et est chauffée par le soleil (…). Nous voyons (…) dans le genre d’être du lézard, de l’animal, une différence par rapport au genre d’être d’une chose matérielle (…). Le lézard n’est pas davantage simplement juxtaposé à la roche et parmi d’autres choses (par exemple le soleil), se trouvant être là comme une pierre qui se trouve à côté du reste. Le lézard a une relation propre à la roche.
Ainsi, si le règne de l’inerte est celui de la simple spatialité, celui de l’animal est semblable au monde, en tant que l’animal établit, comme l’avance Von Uexküll, une relation avec son milieu. La roche est quelque part, posée, “parmi d’autres choses” ; le lézard, lui, a un “genre d’être” différent, c’est-à-dire un rapport au monde différent. “Il a recherché la pierre“, “il la cherche de nouveau” : il ne se contente pas de stationner sur place, à un lieu spécifique de l’espace, mais parcourt cet espace en ayant pour orientation la pierre.
Dès lors, l’espace dans lequel évolue l’animal n’est pas l’espace de l’inerte. Il est important ici de noter la différence entre espace et milieu : si l’espace est purement géométrique, sans valeur, ce dans quoi évolue l’animal est orienté, doté de sens. Heidegger reprend ici la définition du milieu de Von Uexküll ; voyons comment il l’utilise, en prenant l’exemple de l’insecte.
Le brin d’herbe sur lequel grimpe un insecte (…) est une voie d’insecte, sur laquelle celui-ci ne cherche pas n’importe quel aliment, mais bien la nourriture d’insecte. L’animal a, comme animal, des relations précises à sa nourriture propre et à ses proies, à ses ennemis, à ses partenaires sexuels. Ces relations (…) ont un caractère fondamental (…) [et] singulier (…). L’animal n’a pas seulement une relation précise avec son environnement alimentaire, à celui de ses proies, à celui de ses ennemis, à son environnement sexuel. (…) Il séjourne toujours, pour la durée de sa vie, dans un milieu précis, que ce soit dans l’eau (…) dans l’air (…) ou dans les deux. Il y séjourne de telle façon que (…) c’est précisément le déplacement hors du milieu adéquat dans un milieu étranger qui déclenche aussitôt la tendance à l’évitement et au retour.
On peut avancer qu’ici, Heidegger a en tête le célèbre exemple de la tique chez Von Uexküll, qui cherche effectivement non pas “n’importe quel aliment“, mais celui qui est indiqué par l’acide butyrique, c’est-à-dire “la nourriture d’insecte“. Heidegger veut dire ici que l’insecte, comme tout animal, ne s’oriente pas au hasard dans l’espace, mais donne sens à celui-ci en fonction de ses besoins : c’est ainsi que se définit son milieu. D’où le danger de changer de milieu, qui peut être mortel, pusique le milieu est ce qui regroupe les besoins vitaux de l’animal.
On comprend donc que le milieu, pour l’animal, est comme un monde propre à la vie. Pensez ainsi aux sujets “Le monde de la vie“, “Le monde propre“, ou encore “Le vivant et le monde”. Le vivant a en effet pour spécificité de se rapporter à ce qui l’entoure d’une manière singulière, ce qui le différencie du caillou et constitue sa “manière d’être” :
Toutes sortes de choses sont accessibles à l’animal, et pas n’importe quelles choses ni dans n’importe quelles frontières. Sa manière d’être, que nous appelons la « vie », n’est pas sans accès à ce qui est en plus à côté de lui, ce parmi quoi il se présente comme être vivant qui est. En raison de ce lien, on dit donc que l’animal a son monde ambiant et qu’il se meut en lui. Dans son monde ambiant, l’animal est, pour la durée de sa vie, enfermé comme dans un tuyau qui ne s’élargit ni ne se resserre.
Heidegger parle donc pour l’animal de monde ambiant. Pour autant, peut-on vraiment dire que l’animal a un monde ? Car Heidegger dit le contraire, et ce, dans le même texte. Il établit en réalité une tripartition : l’Homme a un monde, l’inerte non, et l’animal, lui, serait “pauvre en monde”. Il ne s’agit pas de dire qu’il a moins un monde que l’Homme ; il s’agit de dire que l’animal est privé de monde (“nous [soutenons] (…) que l’animal est pauvre en monde et cela au sens où être pauvre veut dire : être privé“). Comment peut-on donc comprendre que l’animal ait certes un milieu, mais pas vraiment un monde ?
La différence entre le monde animal et le monde humain
L’animal est toujours au monde…
Tu l’as compris, l’animal n’est pas l’objet physique simplement présent dans le monde sans rapport avec lui : puisqu’il oriente l’espace en fonction de ses besoins, son espace a un sens, créant alors un tissu de relations, qui pourraient donc le faire qualifier de monde.
Or, Heidegger ne va pas – contrairement à Von Uexküll – jusque là, et affirme tout de même que “l’animal est pauvre en monde” : essayons de comprendre pourquoi. Voilà ce qu’il écrit précisément :
Si l’animal a l’étant accessible autrement et dans des frontières plus étroites, il n’est cependant pas privé du monde absolument.
Comprenons d’abord pourquoi l’animal est toujours au monde, et n’est donc jamais “privé du monde absolument“. L’exemple de l’escargot est pour cela parlant, qu’Heidegger utilise dans ses Prolégomènes à l’histoire du concept de temps (1925). Selon lui, l’escargot, même lorsqu’il est dans sa coquille, est en rapport avec le monde ; il l’est simplement d’une manière différente que lorsqu’il sort de sa coquille.
La sortie de la coquille est pour Heidegger non pas une ouverture à un monde auquel l’escargot n’aurait pas un rapport préalable, mais une “modification locale de son être déjà au monde“. Le vivant, quoiqu’il fasse, où qu’il soit, est en effet toujours déjà au monde : il écrit ainsi que “son être [de l’escargot, et du vivant en général] ne signifie rien d’autre que d’être auprès d’un monde”.
Cela dit, si l’animal est toujours au monde, il ne l’est pas sur le même mode que l’humain.
…mais il est “pauvre en monde” en tant qu’il ne le configure pas
En effet, la principale différence entre l’Homme et l’animal, pour Heidegger, est que si l’animal donne du sens à son monde, il est néanmoins incapable de la configurer. Il accorde certes déjà de la valeur (et donc une différenciation) à son monde, en tant qu’il interprète celui-ci et s’y oriente selon ses besoins ; pour autant, puisqu’il n’est – encore une fois, selon Heidegger – pas doué de conscience, il ne peut modifier le monde, l’adapter à ses besoins, etc., mais reste tout de même régi par la nature. L’homme est ainsi configurateur de monde, alors que l’animal ne l’est pas.
Mais pour comprendre pourquoi le rapport de l’animal au monde n’est pas le même que celui que les humains y entretiennent, il faut également revenir au Dasein ; nous te conseillons donc la lecture, même rapide, de notre premier article sur Heidegger, afin de comprendre ce que ce Dasein décrit. C’est en effet également parce que l’animal n’est pas un Dasein à proprement parler qu’il est “pauvre en monde”.
Monde animal et Dasein. L’animal entre sujet et objet
Le Dasein est cet être pour qui son être-même est en question ; et ce n’est pas le cas, selon Heidegger, de l’animal. Reprenons son textes des Concepts fondamentaux de la métaphysique pour voir comment il insiste, implicitement, sur ce point :
La roche sur laquelle le lézard s’étend n’est certes pas donnée au lézard en tant que roche, roche dont il pourrait interroger la constitution minéralogique. Le soleil auquel il se chauffe ne lui est certes pas donné comme soleil, soleil à propos duquel il pourrait poser des questions d’astrophysique et y répondre (…). Le brin d’herbe sur lequel grimpe un insecte n’est nullement (…) la partie possible de ce qui deviendra une botte de foin, grâce à laquelle le paysan nourrira sa vache.
Heidegger insiste ici particulièrement sur le fait que si le lézard n’a certes pas avec la roche le même rapport qu’une roche avec une autre — c’est-à-dire une absence de rapport —, ce rapport n’est pas pour autant un rapport de questionnement, comme pourrait l’avoir l’Homme. De même, l’insecte est incapable de voir en le brin d’herbe un ustensile qui pourra servir à quelque chose dans le futur. Dans les deux cas, il s’agit de mettre en exergue l’absence de raison et de conscience de l’animal, qui fait qu’il ne peut donc ni s’interroger, ni se projeter dans le temps, ni donc configurer son monde.
Si l’animal n’est donc pas un simple objet, il n’est donc pas pour autant un sujet chez Heidegger, contrairement à ce que défend Von Uexküll. C’est ainsi parce qu’il n’existe pas sur le mode du Dasein, c’est-à-dire de l’être qui s’interroge sur son propre être. Cela nécessiterait une forme de réflexivité (et donc de réflexion), de retour sur soi-même, que l’animal n’a pas.
On comprend donc que le monde, qu’Heidegger définit comme “accessibilité à l’étant“, est spécifique pour l’animal. Il écrit ainsi que « l’animal a l’étant accessible autrement et dans des frontières plus étroites » que l’Homme. Mais s’il a donc, par rapport à l’inerte, un rapport différent à l’étant, il n’a pas pour autant un rapport différent à l’être : c’est cela, cette absence de réflexivité et de conscience de son propre être, qui le différencie du sujet humain. Contrairement à l’Homme, l’animal est, mais il n’existe pas : sa vie est proprement biologique, sans rien de plus ; son monde est donc moins complexe.
Conclusion
Heidegger s’inscrit dans le sillage de Von Uexküll : selon lui, le monde de l’animal fait sens, en tant que l’animal accorde plus ou moins de valeur à son espace selon ses besoins. Dès lors, l’espace de l’inerte n’est pas le monde du vivant, qu’il nomme “monde ambiant”, en se référant notamment à son milieu. Les corps matériels sont simplement dans l’espace, alors que l’animal est toujours au monde.
Pour autant, l’animal n’a pas le même rapport au monde que l’humain, parce qu’il ne peut le configurer. C’est en vertu de son absence de conscience, de réflexivité et plus largement de raison que l’animal se différencie donc de l’Homme, en tant qu’il n’a pas le même rapport au Dasein. S’il a accès à un étant, il n’a pas accès à un être pensé comme être, qui se soucie de soi, c’est-à-dire à une existence ; puisqu’il n’a, selon Heidegger, pas accès à la pensée tout court. Si le monde animal a donc un sens, ce n’est pas lui, contrairement à l’Homme, qui lui donne véritablement ce sens.