Dans Anna Karénine, Tolstoï dépeint le destin tragique d’une femme des sphères privilégiées saint-pétersbourgeoises. La vie d’Anna Karénine, une aristocrate russe mariée à Alexis Karénine, bascule lorsqu’elle rencontre le comte Vronski, dont elle tombe éperdument amoureuse.Si ses sentiments sont réciproques, il n’en reste pas moins que le poids des conventions sociales l’écrase. Son mari lui demande ainsi de sauver les apparences devant la société mondaine.
Il s’agit donc de savoir, avec Tolstoï, pourquoi il est si important de faire bonne image.
Introduction et contexte : Anna Karénine, ou l’importance de l’image
Une société mondaine
Tolstoï est issu d’une noble famille russe : il connait donc bien la mondanité. Ainsi, les protagonistes de Anna Karénine sont des aristocrates.
Saint-Pétersbourg est la capitale de l’Empire russe du XIXe siècle, et abrite donc les principales institutions politiques. C’est la raison pour laquelle Alexis et Anna Karénine y habitent. En effet, Alexis Karénine travaille au ministère, ce qui, de manière presque caricaturale, correspond à son caractère froid et rigoriste qui déplait tant à Anna.
D’autres personnages principaux habitent Moscou, ce qui mène Anna et son mari à effectuer régulièrement le déplacement depuis Saint-Pétersbourg. Moscou incarne en effet le divertissement mondain, et est donc le lieu de bals et de réceptions fréquents. L’image est ainsi au coeur de cette société ; mais elle est bien plus qu’unune simple façade superficielle .Il s’agit en effet de la réputation d’une famille entière.
On comprend donc que l’image est l’une des principales préoccupations des protagonistes, et en particulier du mari d’Anna. Ce dernier est bel et bien décrit comme l’archétype d’un homme du monde :
Alexis Alexandrovitch, en habit et cravate blanche et avec deux décorations, sortait de son cabinet ; il était obligé d’aller dans le monde aussitôt après le dîner.
Plusieurs histoires se superposent
Le roman comporte de nombreux protagonistes : plusieurs intriguent se superposent. Ainsi, les histoires de trois couples sont mises en avant : Daria, trompée par son mari Alexis Alexandrovitch, Lévine, qui épouse Kitty après avoir essuyé un refus, et enfin Anna et Alexis Karénine, auxquels nous nous intéresserons ici.
Anna, tourmentée par la passion
C’est à la gare de Moscou, après un accident entraînant la mort d’un cheminot, qu’Anna et Vronski se rencontrent. Le coup de foudre est immédiat, et leurs sentiments évolueront vers une passion si forte que le poids des conventions ne pourra freiner leur relation interdite. Si passion est étymologiquement synonyme de pâtir (ou souffrir), ce n’est pas tant de ses sentiments qu’Anna souffre, mais bien du caractère immoral de l’image qu’on lui défend de renvoyer.
En effet, Anna incarne le péché pendant une large partie de l’ouvrage : elle accepte de vivre avec Vronski sans demander le divorce à son mari – quand bien même celui-ci l’aurait accepté. Dans un premier temps, Anna cache ainsi son infidélité à son mari et tente, malgré de grandes difficultés, de ne plus fréquenter, puis d’oublier Vronski. Mais cela ne durera pas : elle finira par s’abandonner à un plaisir coupable.
Elle ose pourtant quitter son mari avant de demander le divorce, car cela entraînerait la perte de son fils. Or, cela entache gravement son image, elle qui était une femme respectée et convoitée de l’aristocratie saint-pétersbourgeoise.
Bien que les réprimandes soient sévères, elle se montre pourtant régulièrement en société :
Elle se rappela le bal, Vronski, ses rapports avec lui, son visage humble et amoureux.
En effet, Anna reste, et refuse le divorce proposé par Alexis Karénine. Elle veut vivre avec son amant sans renoncer à son fils. C’est de cette double volonté impossible que naîtra un différend majeur entre Anna et son mari. C’est l’image, outre la trahison, qui tourmente Alexis Karénine.
L’image et la dissimulation de la réalité
La droiture d’Alexis Alexandrovitch
Alexis Alexandrovitch, membre éminent du ministère, est en effet le mari trompé d’Anna. Il est sans conteste une figure d’intégrité : néanmoins Tolstoï en fait un personnage double fait de sécheresse et d’autosatisfaction.
Il souffre en effet certainement du fait que sa femme aime un autre homme. Or, c’est davantage le déshonneur et l’image qu’il renvoie désormais qu’il craint. Ainsi, c’est notamment son coté froid et dur qui empêche Anna – tout comme le lecteur – de l’avoir pleinement en sympathie, et ce malgré la difficulté de sa situation.
La première préoccupation d’Alexis Karénine est en effet son image et celle de sa femme. Cela pose la question de la sincérité et de la profondeur de son amour pour cette dernière. Il lui dit alors :
J’exige que vous vous comportiez de telle sorte que ni le monde ni nos gens ne puissent vous accuser.
L’image de leur couple devient alors la principale tension entre Anna et Alexis Karénine, de par l’importance qu’ils y accordent.
Un différend au sujet de l’image que le couple renvoie
Alors que son mari affirme fermer les yeux sur la relation interdite d’Anna et Vronski, celle-ci ne s’en satisfait pas et affiche délibérément une certaine légèreté quant à son infidélité. Malgré les contre-indications de Karénine, Anna se montre ainsi avec son amant, le couple officieux est régulièrement invité à des bals et des réceptions et s’y rend.
Anna ne prend ainsi pas soin de conserver les apparences et de faire bonne image en public. Si elle se montre légère et décomplexée, ce n’est qu’une façade : car intérieurement, elle est bien sûr plus que troublée par sa situation. L’image est alors une façon de dissimuler sa difficile réalité, voire de protester contre la société et son mari.
L’image comme moyen de protestation
La désinvolture d’Anna s’inscrit ainsi comme un acte d’opposition, dans une société aristocrate dont les meurs, en réalité, l’écrasent. Tolstoï dresse ainsi une critique du poids des conventions: Anna semble prendre un certain plaisir à se montrer avec Vronski, alors que c’est bien la seule chose que son mari lui défendait.
Elle s’en prend alors à l’intégrité de l’image de son mari, ce qui le touche le plus : « Non, cela ne saurait durer ainsi » , se dit Alexis Alexandrovitch en sortant de la chambre de sa femme. Jamais encore n’avait-il été aussi vivement frappé de l’impossibilité de prolonger aux yeux du monde une telle situation.
La superficialité d’Alexis Karénine est donc moralement questionnable : c’est notamment pour cela que Tolstoï ne condamne pas entièrement son héroïne, qui s’oppose fermement à l’attitude de son mari par sa conduite. Mais le fait de tant vouloir faire bonne image est-il seulement une question de superficialité accessoire ?
Le rôle et l’importance de l’image dans Anna Karénine
L’image comme outil pour une réputation aristocrate
Si l’on s’intéresse au rôle que joue l’image, en particulier dans ces sociétés aristocrates du XIXè siècle, on comprend en effet qu’il en va de la réputation et de l’honneur d’un individu – voire d’une famille tout entière – que de respecter la bienséance. Il s’agit ainsi, pour Alexis Karénine, de montrer au monde que son épouse est bien la bourgeoise respectable et exemplaire qu’elle a toujours été.
Il lui dit lors, d’une querelle ayant pour objet l’image qu’elle risque de renvoyer désormais :
J’ignore tout tant que le monde n’en sera pas averti, ni mon nom déshonoré. C’est pourquoi je vous préviens que nos relations doivent rester ce qu’elles ont toujours été.
Si l’image est particulièrement importante, c’est ainsi parce qu’elle met en avant la capacité à dépasser le seuil de la passion et a domestiquer ses désirs. Si Alexis Alexandrovitch voudrait qu’Anna adopte une attitude stoïque et droite, au nom de la décence et de l’honneur de leur famille, cette obstination à vouloir faire bonne image relève également la fausseté de ces sphères mondaines. Tolstoï critique ainsi l’aristocratie russe, oisive, et enfermée dans ses conventions sociales pour ne pas faire face au réel : l’image est son échappatoire.
La place majeure de l’image
L’image prime. Elle prime sur la réalité d’une situation, pour Alexis Karénine, qui tente désespérément de dissimuler l’infidélité de sa femme. Mais elle prime également sur l’expérience du vécu et de ses ressentis, pour Anna Karénine, qui, malgré les troubles psychologiques graves engendrés par sa position, affiche une certaine légèreté en public avec son amant. L’image renvoyée n’est ainsi pas en phase avec la réalité. Mais alors, pourquoi alors produire volontairement cette incohérence ?
Cela pose la question de l’altérité. Il s’agit en effet, dans Anna Karénine, de montrer ce que l’on veut que les autres perçoivent, quitte à dissimuler, voire à se travestir. Lorsque l’image devient la première préoccupation d’Alexis Karénine, il place en quelque sorte la société avant lui-même, en cherchant à se satisfaire d’un jugement sur son couple qui ne concorde pas avec la réalité. Or, Anna refuse de se plier à la volonté de son mari et de renvoyer l’image d’une femme bien rangée qui cautionne et applique les principes d’une société qu’elle estime hypocrite. Elle dit ainsi :
K’ai compris que je ne pouvais plus me leurrer moi-même, que ce n’était pas un crime d’être vivante, que c’était Dieu qui m’avait faite ainsi, que j’avais besoin d’aimer et de vivre.
Conclusion
Anna Karénine met l’image, ou encore l’apparence, au coeur de la tension entre Alexis Alexandrovitch et sa femme. Ils ne sont pas d’accord sur la façon dont ils veulent que leur couple soit perçu aux yeux d’autrui suite à l’infidélité d’Anna. Mais l’image est bien plus qu’une simple façade : elle reflète aussi bien la santé d’un mariage que la moralité d’un individu.
Anna refusant de conserver les apparences tout en dissimulant sa souffrance en société, elle laisse penser qu’elle va relativement bien. Ains, montrer une image qui ne concorde pas nécessairement avec la réalité revient à choisir ce que l’on vit au yeux des autres.