En 1980, Roland Barthes, critique littéraire et sémiologue, publie l’un de ses derniers ouvrages : La chambre claire. Note sur la photographie. Dans cet essai sur la photographie, Roland Barthes propos une réflexion sur ce qu’est le propre de l’image photographique et de son expérience.
La théorie de Roland Barthes se développe au fil de deux parties dans cet ouvrage. La première distingue les notions de studium et de punctum ; la seconde, marquée par l’expérience du deuil, complète et révise ce qui fut développé dans la première partie. L’intention du sémiologue pour cet objet d’étude part d’un désir « ontologique ». Il s’agit de répondre à deux interrogations essentielles : qu’est-ce qu’une photographie ? Et en quoi se distingue-t-elle essentiellement des autres types images ?
Je voulais à tout prix savoir ce que [la photographie] était « en soi », par quel trait essentiel elle se distinguait de la communauté des images.
La photographie, une image comme les autres ?
Tout d’abord, Roland Barthes observe un paradoxe dans l’expérience de la perception de l’image. La perception de la photographie ne se focalise pas sur le support, mais sur ce dont elle est l’image. Dès lors, nous ne prêtons plus attention à l’image en tant qu’objet photographique. L’image représentée s’impose davantage que l’objet qui rend possible cette représentation :
Quoi qu’elle donne à voir et quelle que soit sa manière, une photo est toujours invisible : ce n’est pas elle qu’on voit.
Utilisant les catégories linguistiques du signifiant et du signifié, Barthes suggère que le signifiant de la photographie, autrement dit sa forme, ne se fait pas percevoir. Le signifié de la photographie s’imposerait en raison de sa référence. Le référent serait donc premier lors de notre perception de l’image photographique.
Par nature, la Photographie […] a quelque chose de tautologique : une pipe y est toujours une pipe, intraitablement.
Nous pouvons distinguer deux types de perceptions : l’image en tant que support et l’image en tant que référent représenté.
Le studium et le punctum
Une perception globale de l’image : le studium
C’est à la lumière de deux notions, forgées à partir de termes latins, que Roland Barthes va préciser ce qu’il conçoit comme notre expérience des images photographiques. La première notion est le studium. Il s’agit de la perception globale que chacun peut avoir pour la chose représentée. Le spectateur reconnaît dans l’image photographique un intérêt relatif à une thématique marquée culturellement :
C’est par le studium que je m’intéresse à beaucoup de photographies, soit que je les reçoive comme des témoignages politiques, soit que je les goûte comme de bons tableaux historiques : car c’est culturellement […] que je participe aux figures, aux mines, aux gestes, aux décors, aux actions.
Le détail dans l’image : le punctum
La seconde notion, dénommée punctum, vient « casser » ou « scander » le premier. Le spectateur passe d’un attrait global à une attention aux détails qui parsèment la représentation. Le punctum est donc un détail qui ne se résorbe pas dans la perspective thématique ou dans l’effet intentionnel dominant. Ce détail n’est pas nécessairement voulu par l’artiste. Il se manifeste par sa présence dans l’image. C’est une marque qui « dérange » la tonalité esthétique générale de l’image. Ce détail saisit de manière sensible celui qui le perçoit :
Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui, en elle, me point, mais aussi me meurtrit, me poigne.
Toutefois, le punctum ne s’offre pas immédiatement au regard. Il est découvert par le spectateur lorsqu’il suspend ou déplace son regard. Pour se laisser voir, il faut que « la photo travaille en moi » afin que le regard reste en mouvement et soit saisi. Le mouvement du regard rendrait plus attentif le spectateur à une absence signifiée qui déborde de l’image.
Tandis que le studium s’apparente à un espace à décoder, aux traits signifiants explicites de l’image, le punctum révèle de manière sensible un hors-champ de la photographie :
Le punctum est alors une sorte de hors-champ, comme si l’image lançait le désir au-delà de ce qu’elle donne à voir.
Par conséquent, la signification du studium se découvre dans le champ de la photo, mais le punctum réfère à un hors-champ, ou « un champ aveugle » dans la perception de l’image photographique. Par exemple, cette distinction permet à Barthes d’opposer la photo pornographique et la photo érotique. La première est absolument homogène, elle possède un sens clos ; la seconde peut suggérer le sexe en hors-champ.
Le noème photographique
L’image comme attestation du référent
Dans la seconde partie de La chambre claire, Roland Barthes poursuit ses réflexions en évoquant l’expérience du deuil de sa mère. La confrontation aux images de la défunte devient le support d’une réflexion sur les relations entre la mort et l’image photographique. Les photographies amènent à reconnaître la mère mais non à retrouver son essence, ce qu’elle était en soi. La perception de la photographie correspond alors à un travail digne de Sisyphe. La recherche de l’essence de l’être aimé dans cette contemplation est vaine, sans cesse à recommencer.
Je la reconnaissais différentiellement, non essentiellement. La photographie m’obligeait ainsi à un travail douloureux ; tendu vers l’essence de son identité, je me débattais au milieu d’images partiellement vraies, et donc totalement fausses.
Cette expérience lui permet de revenir sur la notion de punctum. Il ne s’agirait pas d’un détail mais de ce que Barthes nomme le noème de la photographie, en d’autres termes le type d’objet imagé spécifique à une photographie. Le noème dans la photo attesterait de ce qui fut. Relativement à la technique chimique de la création de l’image, l’objet représenté dans la photographie ne pourrait pas ne pas avoir été. En somme, dans la photo de sa mère, Barthes perçoit non pas la présence de ce qui n’est plus, mais bien ce qui incontestablement, fut dans le passé :
La Photographie ne dit pas (forcément) ce qui n’est plus, mais seulement et à coup sûr, ce qui a été.
Ainsi, la notion de noème de la photographie renverrait à l’attestation imagée de l’existence d’un référent.
Puissance de l’image, impuissance du langage
En bon sémiologue, Roland Barthes distingue le langage et la photographie pour cette raison. Le langage se caractériserait par cette « impuissance » du signe, par une nature fictionnelle. Quant à la photographie, elle attesterait incontestablement d’un référent du passé. En somme, « elle est l’authentification même ». Ce noème permettrait de distinguer essentiellement l’image photographique des autres images.
Toute photographie est un certificat de présence. Ce certificat est le gène nouveau que son invention a introduit dans la famille des images.
L’exemple de la photographie d’un condamné à mort illustre cette acception du punctum. Ce qui touche dans la perception de cette image, c’est d’être en présence d’un homme encore en vie. La photo atteste d’une existence. Cette existence est d’autant plus touchante puisqu’il s’agit d’un être qui va mourir. Grâce à l’image photographique, le spectateur perçoit non seulement un être mais il est aussi convié à partager un moment du passé.
L’image photographique comme émanation du référent
La captation du référent par l’image
Il convient de situer historiquement cette théorie de la photographie. La conception de Barthes repose d’abord sur une connaissance des conditions techniques de la photographie dans la seconde partie du XXe siècle. La photographie est une technique de captation des rayons lumineux émis par un objet réel et de renvoi des rayons lumineux jusqu’à l’œil du spectateur. C’est dans cette émanation perceptive du référent que Barthes perçoit une mise en présence du passé =
La photo est littéralement une émanation du référent […]. la photo de l’être disparu vient me toucher comme les rayons différés d’une étoile.
La dimension technique de cette réflexion mérite donc d’être mise en perspective, notamment à partir des images numériques ou des images générées par l’intelligence artificielle. La portée essentialiste de cette théorie serait donc à relativiser à partir de notre positionnement historique.
La photographie, une expérience de la finitude
Selon Barthes, la photographie n’est pas une image qui reproduit le réel, mais bien « une émanation du réel passé ». Le punctum de la photographie argentique est l’affect qui saisit le spectateur qui voit un être vivant en photographie, qui sait que cet être n’est plus ou ne sera plus.
La théorie de Barthes a pour finalité de mettre en évidence une conséquence anthropologique : la photographie reproduit une relation de l’être humain à sa finitude. L’objet photographique réitère une relation à la finitude parce qu’elle vieillit à son tour. La perception d’une image de l’être aimé revient à concevoir doublement la disparition. D’abord, il s’agit de la disparition du référent qui appartient désormais au passé. Puis, il s’agira aussi de la disparition de l’image photographique elle-même. Le deuil de Barthes se conclut par une certitude : la photographie ne peut garantir une éternité à l’objet aimé. L’image photographique est aussi périssable que l’être humain.
Conclusion
Roland Barthes s’appuie d’abord sur ses expériences perceptives pour différentier la photographie des autres images. Une distinction s’élabore entre le studium, qui réfère à un contenu référentiel donné, et le punctum, qui renvoie à la perception d’un détail qui suggère le hors-champ de l’image. L’expérience du deuil conduit Barthes à développer cette notion de punctum.
Pour le spectateur, l’image photographique ne dévoile pas seulement un à côté de l’image, un punctum dont la valeur est spatiale, mais bien une temporalité rendue par l’image. L’image photographique se définirait par sa force d’attestation du réel, de mise en présence d’un référent qui appartient à jamais au passé.