La notion de l'image rétinienne permet à Descartes d'expliquer le phénomène de la vue et de l'inscrire dans une théorie des sens

Dans la Dioptrique, qui sert de fondement physiologique à l’optique moderne, Descartes développe une théorie de la vision. Dans le sillage des travaux scientifiques de Kepler, Descartes s’attache à expliquer le phénomène de la vue dans une perspective physiologique. Le concept de l’image rétinienne amène à concevoir le rapport entre la perception et la pensée chez le sujet cartésien.

De Kepler à Descartes : la découverte de l’image rétinienne

La pensée de Descartes sur l’optique s’oppose à celle de Ptolémée, qui considérait que l’esprit envoie quelque chose jusqu’à l’objet pour le voir. Pour lui, c’est l’esprit qui reçoit un rayon visuel. En effet, selon des lois géométriques, l’esprit humain recevrait les rayons de lumière qui se déplacent en ligne droite. La réflexion cartésienne sur l’image s’inscrit ainsi dans les pas d’autres penseurs de son temps, dont Johannes Kepler.

Dans la Dioptrice, Kepler distingue deux types d’images : l’imago et la pictura. D’une part, l’imago serait une apparence en tant qu’elle est perçue nécessairement par l’œil. D’autre part, la pictura désignerait une image dont la nature est matérielle en soi. L’image qui se forme sur la rétine ne serait pas une imago mais bien une pictura. La « pictura rétinienne » résulterait du déploiement des rayons lumineux jusqu’à l’œil. Quant à elle, l’imago ne serait qu’une apparence dont la nature n’est pas physique.

La thèse de Kepler consiste à définir la fonction de la rétine dans le processus de la vision. L’image rétinienne correspondrait à la trace laissée au fond de l’œil. Ainsi, dans la proposition 62 de sa Dioptrice, Kepler affirme que

Voir, c’est sentir la rétine affectée, en tant qu’elle est affectée.

Prenant en considération ces avancées de l’optique keplérienne, la finalité visée par l’analyse cartésienne est d’apporter une explication au fonctionnement de cette « pictura rétinienne » au sein du corps humain. Il ne s’agit plus de décrire seulement la fonction de la rétine ; il s’agit de saisir son fonctionnement au sein d’une théorie des sens.

Ayant fait une brève explication des parties de l’œil, je dirai particulièrement en quelle sorte se fait la vision.

Une pensée physiologique de la vision

La vision comme processus cérébral

C’est dans le quatrième chapitre de la Dioptrique, intitulé « Des sens en général », que Descartes expose en quoi l’analyse de la vision dépend d’une conception des sens. L’étude cartésienne de l’optique s’inscrit dans une perspective physiologique : les phénomènes physiques, dont ceux du corps, s’expliquent à partir des lois de la causalité mécanique. L’usage de notions métaphysiques dans cette perspective est donc non avenu.

Descartes tend à exposer le fonctionnement mécanique de l’organe la vision. Grâce à cette explication, le sujet cartésien peut rationnellement comprendre la relation de ses sens à son âme. Ce ne serait que par l’entremise des nerfs, dont le nerf optique, que le sujet percevrait les impressions corporelles qui sont transmises au cerveau, où siège l’âme.

On sait déjà assez que c’est l’âme qui sent, et non le corps.

Pour Descartes, la « pictura rétinienne » serait un élément du processus cérébral de la vision. Cette thèse permet de contester l’idée que les images seraient directement envoyées par les objets perçus pour atteindre le cerveau.

Il faut […] prendre garde à ne pas supposer que, pour sentir, l’âme ait besoin de contempler quelques images qui soient envoyées par les objets jusques au cerveau, ainsi que font communément nos philosophes.

De l’image rétinienne à la pensée

Pour définir cette relation entre le sujet cartésien et les images perçues, Descartes explique comment les sens peuvent exciter la pensée. L’image rétinienne dépendrait en soi de cette relation.

Au Moyen-Âge, l’hypothèse avancée par l’école scolastique suggère que l’image repose sur un lien de ressemblance avec l’objet représenté. Selon le modèle de la peinture, l’image constitue un intermédiaire entre l’objet et sa perception. Autrement dit, la perception des images s’apparenterait à celle de « petits tableaux » qui se forment en nous.

Voyant que notre pensée peut facilement être excitée par un tableau, à concevoir l’objet qui y est peint, il leur a semblé qu’elle devait l’être en même façon à concevoir ceux qui touchent nos sens.

Toutefois, Descartes conteste ce critère de la ressemblance pour définir l’image. Le modèle des signes linguistiques contrebalance celui de la peinture. En effet, les signes linguistiques ne ressemblent pas aux référents auxquels ils nous font penser. De même, dans les images picturales, la reconnaissance de l’objet représenté ne dépendrait pas d’une pure ressemblance mais bien d’un certain art de l’écart.

Pour être parfaite en qualité d’images, et représenter mieux un objet, elles doivent ne lui pas ressembler.

L’image perçue n’agit pas sur le sujet cartésien en raison de sa similitude avec les choses extérieures. Ce sont les mouvements mécaniques formant l’image rétinienne qui sont la cause de nos sensations. Ainsi, dans la « pictura rétinienne », il faut concevoir un phénomène physique qui cause l’activité mentale et non une ressemblance comme l’entendaient les scolastiques :

Ce sont les mouvements par lesquels [l’image] est composée, qui agissant immédiatement contre notre âme d’autant qu’elle est unie à notre corps, sont institués de la nature pour lui faire avoir de tels sentiments.

La figuration cartésienne

L’image cartésienne se caractérise par une forme de perfection dans la pensée qu’elle engendre. La perception d’un objet ne dépend pas d’une ressemblance extérieure, empirique, mais elle en donne une idée claire et distincte. Ce phénomène peut être désigné comme celui de la figuration cartésienne.

L’âme n’a pas besoin de contempler aucunes images qui soient semblables aux choses qu’elle sent ; mais cela n’empêche pas qu’il ne soit vrai que les objets que nous regardons, en impriment d’assez parfaites dans le fond de nos yeux.

Cette figuration réfère à un processus qui vise à restituer la figure dans ses proportions selon les règles géométriques de variation dimensionnelle et de projection sur des plans. Par une forme d’idéalisation, Descartes se détache du point de vue sensible et conçoit une figure géométrique à partir d’une étendue perceptible. L’expérience de la vue amène le sujet cartésien à se figurer l’espace comme une étendue idéalisable à partir de modèles géométriques.

En somme, l’image rétinienne se manifeste dans un processus de figuration irréductible à une pure ressemblance. Les données transmises au sujet cartésien par cette figuration dépendent dans leur interprétation d’un jugement. Ce jugement, qui procède de la pensée du sujet, a pour fondement une connaissance empirique et des savoirs géométriques et physiologiques.

Conclusion

Dans la perspective cartésienne, l’image rétinienne résulte d’un processus cérébral propre à la vision. Les sensations ressenties sont causées par ce processus dans lequel les images interviennent. Ce qui excite la pensée dans cette image, c’est la figuration qui en résulte. Cette figuration fait passer le sujet cartésien de la perception de l’espace empirique à la conception d’une étendue idéalisable. Dans L’Oeil et l’Esprit, commentaire en partie de la Dioptrique, Maurice Merleau-Ponty affirme ainsi que « Descartes délivre l’espace en l’idéalisant ». Ainsi, la figuration cartésienne permet un dépassement du point de vue sensible et amène à concevoir grâce aux images un espace géométrique idéalisé.