Dans son ouvrage intitulé Anthropologie du corps et modernité, David Le Breton analyse la dimension anthropologique des imaginaires du corps. Qu’il s’agisse d’iconographie ou d’imagerie médicale, les images du corps s’imposent comme les témoins privilégiés de nos sociétés.
Le corps, une matière de sens
Un constat anthropologique s’impose : l’image du corps permet d’abord aux êtres humains de se représenter. Dans les sociétés traditionnelles, l’individu s’identifie à un corps qu’il ne distingue pas de lui-même. Le lien unissant l’homme à son corps apparaît comme absolu.
L’image du corps est une image de soi, nourrie des matières premières qui composent la nature, le cosmos dans une sorte d’indistinction.
Autant que le corps en lui-même, son image est construite culturellement. Dans La Société contre l’État, Pierre Clastre observe justement comment le corps devient le support et l’image d’une mémoire de la communauté au sein d’une société primitive. En effet, le corps devient alors le symbole d’une appartenance à un groupe.
Par ailleurs, dans nos sociétés modernes, le tatouage sur le corps peut être un moyen d’individualisation ou d’appartenance symbolique à un groupe. L’image inscrit à même le corps témoigne de cet engouement encore présent pour l’apparence du corps: “la peau parle pour l’individu dans nos sociétés“ , affirme David Le Breton. Des imaginaires du corps distincts se manifesteraient ainsi d’une société à une autre.
Mais dans la recherche anatomique, l’Homme s’est évertué à représenter une image du corps qui soit la plus objective possible. L’image du corps constituerait un accès au réel. Ainsi, elle ne serait pas réductible à un sens relatif et défini par une société donnée :
De l’homme anatomisé de Vésale à la radiographie ou aux plus modernes techniques d’imagerie médicale, le traitement figuratif suit la voie d’une réduction de l’imaginaire.
Distinguant l’être humain de son corps, le savoir anatomique amène à considérer la représentation du corps comme un moyen qui permet de connaître non pas un individu donné mais bien un organe indifférent à celui qui le possède. Ainsi, la science apparaît comme porteuse d’un imaginaire idéalisé du corps.
L’imaginaire de la transparence
Les techniques modernes, comme celle de la radiographie, garantirait la neutralité des images scientifiques du corps. Le surcroît de sens qui passait encore avec les reproductions artistiques de schémas dans les traités anatomiques aurait entièrement disparu. Par conséquent, le sujet disparaîtrait au profit des données biologiques qui apparaissent à l’image.
Cette fétichisation de l’image était déjà exprimée par François Dagognet dans La philosophie de l’image (1984) :
Justement, puisque [la médecine] travaille à éclairer, elle vit non plus d’ombres, ni de paroles, mais d’images
Les nouvelles imageries contribuent à renforcer une conception matérialiste : l’homme ne serait rien d’autre que son corps. Le corps de l’individu une fois métamorphosé en image deviendrait un “théâtre biologique” , une projection d’un espace intérieur idéalisé. En somme, selon David Le Breton, ces imageries du corps manifesteraient une dimension platonicienne. Elles seraient le support de la recherche d’une représentation idéale :
[Les nouvelles imageries] se donnent comme les voies privilégiées d’accès au réel. […] Le rejet de l’image pour des raisons épistémologiques ne tient plus aujourd’hui.
Tout en reconnaissant la méfiance originelle de Platon pour les images, David Le Breton déclare que la représentation posséderait une valeur épistémologique en raison des techniques qui désormais la conditionnent. En effet, au fil des siècles, les progrès techniques ont amené à épurer les images de cette marge dans laquelle le chercheur pouvait exprimer sa fantaisie. Réalisant un idéal de transparence, l’image du corps devient plus réel que le corps lui-même.
Image qui serait comme une lamelle découpée du monde, une transposition plus juste que le réel dont elle est la copie.
Dans cette perspective scientifique, la représentation médicale présuppose que l’image produite serait essentiellement réductible à une donnée et à un usage déterminé par la science. Mais les imaginaires du corps ne sont pas réductibles à cet “imaginaire du dedans” .
L’imaginaire du dehors
En effet, il serait naïf d’accorder un crédit absolu à cet perspective qui fait de l’image une “transposition pure du réel” : l’image reste la manifestation d’un regard, d’une technique donnée, d’une interprétation qui nécessairement garantie son sens.
L’image n’est jamais la copie de la réalité, mais un regard sur elle, la conséquence d’une technique qui éclaire les données en laissant les autres dans l’ombre. Il n’y a pas d’image sans interprétation, sans une projection de sens.
Bien que l’image médicale aspire à être réduite à une pure information, elle n’en favorise pas moins son détournement symbolique. Par exemple, l’image radiographique, qui permet à l’homme de contempler ses viscères les yeux ouverts, s’apparente à une sorte d’œuvre d’art. Ce n’est pas tant sur des critères de qualité ou d’unicité que reposerait la valeur de ces images. C’est sur un critère que l’anthropologue emprunte à Susan Sontag : il s’agit de celui de la “dépersonnalisation de notre relation avec le monde” .
L’individu se découvre du dedans. Le corps se dévoile à lui par une image qui rend visible non seulement un état, mais aussi un rappel de notre corporéité. Ces images réalisées initialement pour répondre à des besoins médicaux manifeste dès lors leur puissance symbolique.
C’est dans le regard du patient, qui refuse cette réduction à la matière, que se réalise une lecture symbolique de ces images :
L’imaginaire qui a fui le dedans de l’image resurgit en force au-dehors par l’usage qu’en fait le regardeur. L’échographie est un riche observatoire de rêve suscité par une image signifiant pourtant le sensible de très loin et de manière abstraite à travers un appareillage technique.
L’image du corps ne saurait être réduite à un signe. Le sens reprend son ascendant. Au sein même de l’image scientifique sommeille ainsi en puissance une “hémorragie de sens“. Ainsi, l’exemple des couples qui rentrent chez eux avec un tirage issu de l’échographie de leur futur enfant symbolise cette irruption d’un sens marqué culturellement et socialement.
Conclusion
L’étude des imaginaires du corps nous révèle une constance anthropologique : l’image du corps accompagne dans les sociétés une pensée de l’être humain. La recherche anatomique tendait vers l’élaboration d’une représentation idéale du corps. Cet accès permettrait de saisir au plus près la matière et de se défaire d’un surplus de sens :
Réduire enfin le continent à la carte, tel est le rêve que la médecine poursuit à l’égard de la corporéité humaine.
Mais une seconde constante apparaît et s’affirme. L’image du corps, même issue des techniques scientifiques, demeure une matière de sens qui s’offre à l’interprétation de chacun. Ainsi, comme l’expliquent Pierre Guenancia ou Dominique de Font-Réaulx, des domaines comme la philosophie ou encore l’histoire de l’art contribuent également à nourrir ces imaginaires.