Karl Jaspers (1883-1969) est un psychiatre et philosophe allemand. Son Introduction à la philosophie, parue en 1936, donne ses grandes lignes de sa pensée. Il y présente une conception qui s’inscrit dans le courant de l’existentialisme chrétien. Selon lui, en effet, l’accomplissement de la liberté humaine se situe dans la relation avec Dieu.

Un des chapitres du livre s’intitule “Le monde” . Jaspers y affirme qu’il est impossible de connaître pleinement le monde, et qu’on peut seulement en proposer une interprétation. Il faut donc se garder de tout jugement univoque sur le monde, pour savoir en accueillir la dimension imprévisible.

I – L’IMPOSSIBILITÉ D’UNE COMPRÉHENSION SCIENTIFIQUE DU MONDE

Nous avons besoin de connaître la réalité, d’abord dans un but pratique : connaître ce qui nous entoure nous permet d’avoir prise sur le réel.

Mais notre besoin de connaissance va au-delà de ce simple besoin. Nous avons surtout besoin de former une conception générale de l’univers, pour le rendre cohérent et compréhensible. Autrement dit, nous avons besoin de comprendre la réalité comme un monde, c’est-à-dire un tout “unique, cohérent en tous ses points” , et ainsi “intelligible pour notre esprit”

Nous pouvons croire trouver, dans la science, une réponse à ce besoin. Nous attendons alors d’elle un savoir unifié et entièrement cohérent, qui nous donnerait une connaissance véritable du monde. Mais la science échoue à nous donner une “représentation totale de l’univers” , car il y a une “discontinuité” entre ses différents domaines.

Différentes sciences étudient en effet des objets différents, avec des méthodes différentes ; selon Jaspers, elles ne peuvent pas être unifiées en un tout. Cette idée de Jaspers est liée à une notion qu’il développe dans le troisième chapitre du même ouvrage : l’englobant.

II – L’ENGLOBANT

L’englobant désigne ce qui échappe à la distinction entre sujet et objet, et qui donc ne peut pas être connu. Mais il suppose d’emblée qu’il existe une scission entre le sujet et l’objet.

La scission sujet-objet

Dans ce contexte, l’objet est c’est ce qui est saisi par notre attention ou notre action ; par exemple, lorsque je pense à une personne, on peut dire que cette personne est l’objet de mes pensées. On parle d’une scission sujet-objet pour exprimer le fait qu’il y a une séparation entre la personne qui pense (le sujet) et ce à quoi elle pense (l’objet de sa pensée).

Cette scission sujet-objet est indépassable. Chaque fois que nous pensons, nous pensons forcément à quelque chose : notre pensée se fixe sur un objet particulier. Cet objet est toujours distinct du sujet que nous sommes. Même si une personne pense à elle-même, il y aura toujours une distinction entre ce à quoi elle pense, et le sujet qui est en train de penser.

La scission sujet-objet est doublée d’une deuxième scission : celle des objets entre eux. En effet, lorsque je pense à un objet, je pense à cet objet en particulier, et non aux autres. Comprendre une chose implique ainsi souvent de la distinguer de ce qu’elle n’est pas, donc de la penser comme une chose particulière, qu’on pourrait distinguer des autres choses. Pour tous les objets du monde, cela ne pose pas de problème. En revanche, lorsqu’il s’agit de penser quelque chose qui engloberait tout ce qui existe, nous devenons impuissants.

L’impossibilité de connaître l’englobant

Etant donné que nous ne pouvons pas penser hors de la division sujet-objet, Jaspers affirme que “notre réflexion philosophique est irrémédiablement brisée”. En effet, nous ne pouvons penser des choses comme l’absolu (et donc le monde), ou tout ce qui nous englobe avec tous les objets existants, qu’en les comparant avec des objets du monde. Nous ne pouvons donc pas connaître l’englobant.

Cette réflexion sur l’englobant est à l’arrière-plan des thèses de Jaspers, en ce qu’elle explique pourquoi il affirme que l’on ne peut pas connaître scientifiquement le monde. La science s’attache toujours à des  objets particuliers : elle ne peut donc pas surmonter la scission sujet-objet, et donc nous permettre de penser le tout.

Dans le chapitre sur l’englobant, Jaspers explique ainsi que beaucoup de penseurs ont tenté de ramener l’englobant à un principe unique, c’est-à-dire à un élément qui serait à l’origine de toutes choses. Pendant l’Antiquité, par exemple, les philosophes proposent différentes tentatives de réduire le monde à un seul élément : pour Thalès, tout est composé d’eau ; pour Héraclite, c’est le feu qui est l’élément premier…

Tous tentent donc de ramener l’englobant à un objet particulier du monde. Or, on comprend maintenant qu’aux yeux de Jaspers, c’est une entreprise vouée à l’échec, puisque précisément, le monde est ce qui englobe le sujet et tout ce qu’il peut prendre pour objet. En assimilant le monde tout entier à un élément qui en fait partie, les philosophes antiques ont tenté d’éviter ce problème ; mais pour Jaspers, c’est une illusion.

III – MAIS SI L’ON NE PEUT LE CONNAÎTRE, QUE PEUT-ON DIRE DU MONDE ?

Puisque nous ne pouvons pas connaître le monde, nous ne pouvons en donner que des interprétations. Face au malheur ou au bonheur extrêmes, il peut être tentant de porter un jugement rigide sur le monde. En réaction au désespoir, nous pouvons avoir la tentation du nihilisme : dire que rien n’a de sens, et que le monde est à déprécier. Au contraire, face à des expériences de bonheur, nous pouvons croire que le monde est harmonieux et bien fait.

Mais pour Jaspers, ces deux postures sont fausses. En effet, “quiconque cherche la vérité sans parti pris” se voit bien obligés de rejeter et le nihilisme, et et la pensée d’une harmonie du monde, puisque dans les deux cas, nous ne savons pas assez de choses sur le monde pour émettre sur lui des jugements globaux.

Que faire alors ? Comment aborder le monde face à cette fausse alternative ? En réalité, selon Jaspers, nous devons non pas adopter une posture rigide et définitive, comme si le cours du monde était définitif, mais au contraite “rester prêts sans cesse à écouter ce que dit l’événement, le destin, et notre propre action au fil temporel de notre vie”. 

Jaspers oppose ici à l’attitude qui consiste à émettre des jugements rigides et globaux sur le monde une attitude qui consisterait au contraire à se mettre à l’écoute de ce qui s’y produit de nouveau. Jaspers est ici très proche de Nietzsche : mais contrairement à ce dernier, il défend la présence irréductible de Dieu dans le monde.

Voir aussi : La conception du monde chez Nietzsche

IV – LA PRÉSENCE DE DIEU DANS LE MONDE

En effet, cette disponibilité à l’événement, cette capacité à voir que le monde est équivoque et qu’il change sans cesse, implique pour Jaspers de reconnaître la transcendance de Dieu, c’est-à-dire le fait qu’il existe un Dieu au-delà de nous et au-delà du monde.

Ainsi, si nous croyons qu’il existe un Dieu, et qu’il se manifeste dans le monde, nous devenons à l’écoute des événements du monde, que nous réinterprétons comme des manifestations de ce qui est au-delà de lui.

Pour Jaspers, notre rapport au monde est donc intimement lié à notre rapport à Dieu :  nous faisons l’expérience de Dieu dans des événements du monde ; le fait d’interpréter ces événements comme des  manifestations de la présence divine permet alors d’entretenir un rapport plus riche au monde.