Dans la IIIè partie du Discours de la méthode, Descartes prescrit à celui qui cherche la vie heureuse de “changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde”. Cette célèbre citation s’inspire du stoïcisme, dont nous allons ici te présenter brièvement la pensée ; leur conception du cosmos y est en effet centrale, et permet de traiter des sujets alliant le thème du monde à d’autres grandes notions, telles que le destin, le désir ou encore l’âme.
Quelques repères sur le stoïcisme
Le stoïcisme est un courant philosophique antique, fondé par le penseur grec Zénon à la fin du IVè siècle av. J-C. et courant jusqu’à la fin de l’Antiquité.
Si ses représentants sont pluriels, et les philosophies que l’on y associe ne se regroupent pas toutes, les auteurs les plus représentatifs – et ceux que l’on retient le plus – sont Marc-Aurèle (Pensées par moi-même), Epictète (Manuel) et Sénèque (De la brieveté de la vie, De la vie heureuse). On nomme leur pensée le stoïcisme romain (dit impérial), par opposition au stoïcisme grec des fondateurs, qui est plus ancien, et dont très peu de traces nous sont parvenues.
Cependant, et par souci de simplification, nous aborderons ici le stoïcisme de manière générale – et donc généralisante ; mais si tu veux en savoir plus sur les différences internes à ce courant de pensée, nous te recommandons la lecture de cet article.
Le monde des stoïciens
Une vision moniste du réel
La première chose à comprendre chez les stoïciens – et la plus importante – est que leur idée de monde s’oppose à celle de Platon. Chez ce dernier, il existe – pour schématiser – un monde sensible et un monde intelligible distincts : le premier correspondant au devenir, au corps, au royaume des sens ; le second est le fameux monde des idées, qui elles, sont éternelles.
Le stoïcisme s’oppose à ce dualisme pour ne penser qu’un seul monde : le monde matériel. Il n’existe donc pas d’Idée qui soit dans une réalité différente de la nôtre : tout est corps, et tout est âme simultanément. On parle donc de monisme : il n’existe qu’un seul ordre de réalité (comme chez Spinoza ou Leibniz), par opposition au dualisme, dans lequel il en existe deux (comme chez Platon, Saint-Augustin ou encore Kant).
L’équivalence entre le divin et le monde
Que le monde soit unique, qu’il n’existe aucun monde distinct où loger de l’intelligible ou du transcendant, implique donc que Dieu ne fasse qu’un avec le monde. Il n’y a aucune séparation radicale avec le divin, qui est corporel : il ne consiste pas en un ordre distinct du nôtre.
C’est donc une pensée tout à fait originale sur le point du rapport entre le divin et le monde : que ce soit avant ou après l’avènement du christianisme, la plupart des courants philosophiques pensent une forme de transcendance, c’est à dire d’altérité et surtout de supériorité par rapport à l’ordre de réalité humain.
Nous te laissons imaginer les implications éthiques d’une telle pensée, sur lesquelles nous revenons un peu plus bas : que l’on puisse penser le divin comme présent au sein de notre monde signifie notamment que l’on peut, comme l’écrit Descartes, “disputer de la félicité avec les dieux” (Discours de la méthode). La conception stoïcienne du monde permet donc de penser la possibilité d’un niveau de bonheur humain égal à la satisfaction divine. Elle permet donc de traiter des sujets liant la notion de monde à celle de bonheur, tels que “Y a-t-il un bonheur mondain ?”, ou encore “Faut-il être hors du monde pour être heureux ?”.
Remarquez enfin que si Dieu et le monde ne font qu’un, alors la physique stoïcienne est une théologie : de quoi traiter, par exemple, le sujet “Y a-t-il une science du monde ?“. Cela vient notamment du fait que le mouvement du divin – qui est donc immanent au monde, c’est-à-dire qu’il lui est interne, par opposition à un Dieu transcendant qui en serait séparé – est toujours présent dans le monde ; et il se manifeste d’une manière particulière : il est l’âme du monde.
L’âme du monde
Comprendre la notion de monde chez les stoïciens requiert de comprendre ce qui constitue son âme, ou son principe. Les stoïciens pensent en effet une âme du monde, qu’ils nomment pneuma, ce qui signifie le souffle. Il est également appelé feu divin : dans tous les cas, il s’agit d’un mouvement qui traverse le monde de manière permanente.
Ce pneuma, ce souffle divin, organise le monde. Rappelons que le monde en grec se dit cosmos, qui signifie l’ordre : or, qui dit ordre dit principe ordonnateur. Il faut donc penser le feu divin des stoïciens comme le principe d’organisation du cosmos.
Cette idée vient d’Héraclite, qui pensait le feu comme principe premier du monde. Vous pourriez ainsi traiter, par exemple, avec les stoïciens, un sujet tel que “Le monde a-t-il un principe ?”, “L’ordre du monde”, ou encore “Cosmos et chaos“.
Mais les conséquences de la cosmologie stoïcienne ne sont pas seulement métaphysiques : penchons-nous de plus près sur ce qu’implique cette vision du cosmos pour l’éthique.
Conséquences éthiques de la cosmologie stoïcienne
La question du désir
Il faut rappeler que par éthique, les Anciens n’entendaient pas simplement le sens moral que nous modernes attribuons au mot. L’éthique des Grecs est la recherche de la vertu (le Bien), qui rejoint également, pour simplifier, la recherche du bonheur (le Bon). Autrement dit, l’éthique consiste, pour un Grec, en la recherche de la vie bonne, entendue à la fois comme une vie moralement louable, et une vie menant au bien individuel.
Or, la pensée stoïcienne accorde une grande place à l’éthique, éthique indissociable de sa cosmologie. La conception stoïcienne de la liberté et du désir l’illustre parfaitement, qui pense le bonheur comme un rapport particulier entre l’individu et l’ordre du monde.
En effet, le stoïcisme appelle à la résilience ; il s’agit de maîtriser ses désirs – quitte à les réprimer parfois – pour faire en sorte que le monde extérieur ne nous affecte que peu, voire pas. Marc-Aurèle écrit ainsi dans ses Pensées pour moi-même, qu’il faut :
Se rendre ferme comme un roc que les vagues ne cessent de battre. (…) Demeu[rer] immobile (…) l’écume de l’eau tourbillon[ant] à [nos] pieds (…). Il faut dire : « Je suis bien heureux, malgré ce qui m’arrive, de rester à l’abri de tout chagrin, ne me sentant, ni blessé par le présent, ni anxieux de l’avenir. » Cet accident en effet pouvait arriver à tout le monde ; mais tout le monde n’aurait pas reçu le coup avec la même impassibilité que toi.
Ici, le roc est bien sûr l’Homme ; les vagues battant son corps, elles, sont le flux continu du monde, apportant avec lui son lot de contrariétés. Celles-ci ne doivent donc pas nous faire fléchir, et nous devons rester “impassibles”, c’est-à-dire droits, infléchis par le ballottement du devenir. Sénèque appelait ainsi à “méprise[r] les événements extérieurs” (La vie heureuse),
Bien sûr cette pensée trouve ses limites, et ses critiques au cours de l’histoire de la philosophie sont nombreuses. Montaigne, par exemple, dira du stoïcisme qu’il est inapplicable, si on l’entend comme suppression des désirs et ses passions : l’exigence de taire sa douleur pour un malade, par exemple, est inhumaine à ses yeux. Il pense notamment à Sénèque, qui écrira par exemple que “La raison prescrit de ne s’asservir à aucun objet extérieur, condition de notre indépendance et de notre sécurité” (Lettres à Lucilius) : la pensée postérieure au stoïcisme remettra en cause cette opposition entre un monde extérieur qui nous affecte par delà notre volonté, et un monde intérieur que l’on peut totalement contrôler.
Quoiqu’il en soit, et quelles que soient les critiques que l’on puisse en faire, la pensée stoïcienne est un exemple classique très utile au concours, en ce qu’elle permet de jouer avec l’opposition monde intérieur / monde extérieur. On comprend désormais la citation de Descartes sus-citée : pour les stoïciens, il faut chercher à “changer [nos] désirs“, c’est-à-dire chercher à ajuster notre monde intérieur et non pas le monde extérieur, qui correspond à “l’ordre du monde“, toujours parfait.
L’idée de destin
En effet, nous l’avons vu, chez les stoïciens, le monde et le divin ne font qu’un. Dès lors, le monde ne peut être que parfait : dire le contraire serait insinuer que le divin peut être imparfait, ce qui est aussi impensable qu’impossible. Dès lors, le monisme du stoïcisme le conduit à défendre une idée particulière du destin : le monde est toujours, à chaque moment, comme il doit être.
Les stoïciens construisent cette théorie en opposition à celle d’Aristote, qui défend l’imperfection du monde terrestre, dans lequel l’Homme doit toujours tendre vers un achèvement qu’il n’atteint pourtant jamais, Dieu étant le seul être parfait. Les stoïciens, au contraire, avancent que le nôtre est déjà le meilleur des mondes : ainsi, comme les dieux, les hommes peuvent – et doivent – atteindre la perfection, et ne peuvent se cacher derrière l’excuse de leur humanité qui les écarterait radicalement du divin. Pensez-y pour un sujet tel que “Le monde est-il tel qu’il doit être ?“, ou encore pour toute la famille de sujets sur “Le meilleur des mondes“.
Pour atteindre l’achèvement individuel – c’est-à-dire pour vivre une vie proprement éthique -, le stoïcisme enjoint chacun à donner sens à chaque chose qui l’affecte comme composante de l’ordre général du monde. Autrement dit, il s’agit pour chaque individu de chercher à replacer ce qui lui arrive dans l’ordre cosmique : le cosmos étant parfaitement ordonné, chaque évènement doit avoir lieu, et peut être compris à l’aune du mouvement global du monde et de sa nécessité.
Ainsi, la raison est cet outil nous permettant d’atteindre le bonheur, en ce qu’elle doit nous servir à comprendre le monde, c’est-à-dire les causes de ce qui nous affecte – comme chez Spinoza d’ailleurs. L’ordre du monde est totalement intelligible, c’est-à-dire saisissable par la raison, et celle-ci doit le saisir pour cheminer vers la vie heureuse. Mais on comprend alors les critiques postérieures que l’on a pu adresser au stoïcisme, qui rejoignent les critiques que l’on fait souvent aux déterministes, c’est-à-dire ceux qui pensent le monde comme étant parfaitement nécessaire.
Critiques du stoïcisme. Le monde comme “meilleur des mondes”
Repenser l’harmonie du monde
Dans ses Questions naturelles, Sénèque écrit que “L’harmonie du monde est formée tout entière de dissonances” : or, comment un monde pensé comme divin, c’est-à-dire parfait, peut-il accueillir des vices qui le rendraient donc moins harmonieux ? Une des grandes critiques faites au stoïcisme est en effet de défendre la perfection du monde face aux vices qui s’y trouvent. Le monde comme cosmos est censé être une totalité harmonieuse ; or, comment le monde, doté de tous les défauts – notamment humains – peut-il seulement être harmonieux, c’est-à-dire constituer une totalité parfaite ?
En réalité, il s’agit ici de comprendre le monde certes comme harmonie, mais une harmonie nuancée, qui accepte en elle le désordre et l’imperfection. Cléanthe, le plus ancien penseur stoïcien dont les textes nous soient parvenus, écrivait ainsi de Zeus, pensé comme l’ordonnateur du monde, qu’il avait “ajusté en un tout harmonieux les biens et les maux” (Hymne à Zeus).
Il faut donc penser l’harmonie du monde non pas comme un tout parfait au sens moral, mais comme un tout parfait en tant qu’il contient le tout, y compris l’imparfait moral. Le stoïcisme permet donc de penser à ce qu’est “L’ordre du monde”, tout en allant contre l’idée répandue selon lequel cet ordre serait nécessairement vertueux : c’est différencier l’ordre du monde en fait, et l’ordre du monde en droit. L’harmonie du monde est pour les stoïciens une certaine union des contraires ; Cléanthe, notamment, affirmera que le monde est fait de désordre dans l’ordre.
Stoïcisme, destin et pensées du “meilleur des mondes”
Nous l’avons vu, la grande critique adressée au stoïcisme au cours de l’histoire de la pensée est sa propension à penser le monde comme étant toujours parfait. Même si on comprend, après la lecture du dernier paragraphe, que c’est une critique tout à fait injuste, puisque l’harmonie du monde n’exclut pas chez les stoïciens la présence de désordre, de vice, il faut quand même poser la question suivante, en réflechissant plus précisément à l’idée de destin qu’ils défendent : Si le monde est tel qu’il doit être à chaque instant, comment penser les notions d’injustice, d’inégalité ou encore de malheur ? Est-ce à dire que chaque évènement doit être accepté tel qu’il est, au nom du destin, quitte à sombrer dans une forme de fatalisme ? Quid des atrocités qui ne semblent pas trouver de sens, comme les catastrophes naturelles, ou les maladies graves ?
C’est, de manière générale en histoire de la philosophie, le reproche fait aux philosophies du “meilleur des mondes” : de nombreux auteurs rejettent ce type de pensée, considérant que l’on ne peut vivre convenablement en suivant une maxime qui enjoint d’accepter “l’ordre du monde” comme quelque chose d’immuable et de nécessaire. Nous avons cité Montaigne, qui influencé par le stoïcisme, s’en distancera néanmoins pour ces raisons ; mais on peut aussi penser à la critique acerbe que fait Voltaire du “meilleur des mondes” leibnizien dans Candide ou encore dans L’Ingénu.
Mais – et comme souvent chez les penseurs – ces critiques sont parfois injustes ; le stoïcisme notamment est beaucoup trop complexe et nuancé pour être réduit à une simple injonction à taire sa douleur par souci de résilience. Il se défend notamment contre ce qu’on appelle le sophisme du paresseux, c’est-à-dire la critique d’une conception déterministe du monde consistant à avancer qu’un tel modèle où tout est écrit pousse à la paresse, en ce qu’il pousse à l’inaction face à un destin considéré immuable.
Il est donc intéressant pour vous, méthodologiquement et donc stratégiquement, de vous pencher sur les critiques du stoïcisme, et plus globalement sur les critiques des théories du meilleur des mondes : elles vous permettront de construire vos dissertations, celles-ci devant progresser par une interrogation perpétuelle, sous la forme d’une remise en question de chaque idée préalablement établie.
Conclusion
Le stoïcisme est un monisme : il ne conçoit qu’un seul monde, ce qui est relativement rare chez les penseurs antiques. Il n’y a pas, pour un stoïcien, de monde intelligible à la perfection plus grande : le monde est entièrement matériel. Il n’y a donc pas de transcendance, et les humains sont tout aussi capables de perfection que les dieux : le stoïcisme s’oppose ainsi aux doctrines platonicienne et aristotélicienne du monde.
Le monde, ainsi, ne fait qu’un avec le divin, qui le traverse de part en part en un souffle, également appelé feu. Ce souffle divin est le principe régulateur du cosmos. Puisqu’il est régulé par un tel principe et donc divin lui-même, le monde est toujours parfait : chaque évènement doit avoir lieu, et le monde est tel qu’il doit être, à chaque instant.
Pour autant, il ne s’agit pas d’accepter l’ordre du monde aveuglement : si le monde est déterminé, il est également déterminable ; la raison peut donc le comprendre. Cette compréhension du monde permet alors d’ajuster ses désirs pour atteindre une vie vertueuse, qui est également une vie heureuse.
Une telle vie achevée, complète, consiste donc en la compréhension du cosmos : l’individu ajuste alors son monde intérieur – ses désirs – pour atteindre un état de tranquilité qui ne se laisse plus troubler par le monde extérieur – “l’ordre du monde”.