Ludovic Groussard est professeur d’ESH en classe préparatoire. Il nous livre dans cet article un exemple original et décalé sur le thème de l’image, les pochettes vinyles.
« Regarder l’œuvre et entendre la musique » Alex Steinweiss
Le thème de culture générale porte cette année sur l’image. Voici un angle singulier à savoir l’analyse des pochettes vinyles. Toute bonne pochette est un extrait du monde saisi en un instant. Elle inscrit l’ordre social dans la réalité sensible. Les pochettes ont ainsi une épaisseur socio-historique. Elles sont un langage de la vie sociale et nous disent l’ordre du monde. Il faut saisir « l’historicité » (A. Touraine) des clivages, des identités, des dynamiques économiques et sociales qui traversent l’univers du rock et la diversité de ses modes de représentation, de réception et de médiation (A. Hennion). Le rock est une pratique socio musicale, avec ses règles et ses signes déterminant un imaginaire social. Cette question est largement traitée par les popular culture studies anglo-saxonnes. Le rock est une forme d’« utopie concrète » (E. Morin) et est un espace de « production de soi ».
L’engagement dans le rock correspond à une quête dans laquelle les musiciens et les groupes tentent d’inventer un espace social à leur image pour chercher collectivement à exister par eux-mêmes (C. Castoriadis). L’œuvre d’un groupe ou d’un artiste rock, c’est sa discographie. La pochette de chacun des disques d’un artiste est à son image et/ou à sa volonté de la faire évoluer ou non (cf. David Bowie). Pour comprendre ce qui fait la musique, ce qu’elle fait et ce qu’elle nous fait faire, il faut partir de ceux qui l’écoutent, la jouent et la ressentent. Il faut aussi tenir compte des objets qu’ils aiment, qu’ils arborent et des lieux ou « situations d’expériences ». C’est ainsi que l’on peut saisir l’iconographie d’un monde à part entière. Le vinyle est ce par quoi s’effectue la révélation notamment à travers l’image constituant l’âme de la pochette.
Les pochettes sont au cœur du processus imaginatif. Comme l’évoquait Marcel Proust, le travail de l’artiste est de soulever partiellement pour nous le voile de laideur et d’insignifiance qui nous laisse incurieux devant l’univers. Les images sont comme des portes qui ouvrent à l’expression de cette vibration intérieure qu’est la vie (cf. « The doors of perception » d’Aldous Huxley). Au-delà du monde visible, il y a un monde invisible que l’image nous aide à percevoir : les tonalités de l’âme que nous avons du mal à exprimer par des mots. L’image est un instrument de transmission d’un sens. À la vue d’une simple pochette, même si vos oreilles se taisent, votre cœur lui saura quelle musique y associer et quel sentiment y attacher. La pochette vinyle nous offre un voyage intérieur. « L’image arrête le film du temps, le met à l’arrêt et nous met en arrêt face à elle. Mutique, elle nous fait éprouver la puissance de son silence. » J.C. Bailly.
Les pochettes vinyles sont des supports graphiques qui évoluent au fil des changements sociaux et technologiques. La pochette met en valeur la dynamique créative créée par l’interaction entre l’art et le contexte économique, social, politique, technique qui l’entoure. En retracer l’histoire, c’est comprendre des décennies de culture. Du rock des origines aux productions contemporaines, le chemin est long et tortueux tant l’affirmation du rock semble aller de pair avec le déploiement de multiples sous-genres aux frontières et aux images mouvantes sans cesse renégociées (F. Ribac et D. Tassin). L’image créée n’est pas toujours d’ailleurs celle perçue ou reçue (cf. image du groupe KISS). C’est un mode complexe pour faire une référence explicite à l’ouvrage du sociologue américain H. BECKER, Les mondes de l’art, Flammarion, Paris, 1988.
Les pochettes vinyles synesthésiques ont cette capacité à raconter le son par l’image. La synesthésie est un phénomène perceptif dans lequel une sensation objectivement perçue (vision de l’image) s’accompagne d’une ou plusieurs sensations supplémentaires, dans une région du corps différente de celle qui a été excitée ou dans un domaine sensoriel différent. C’est un phénomène d’association constante, chez un même sujet, d’impressions venant de domaines sensoriels différents. Les pochettes d’albums sont comme des œuvres d’art, indépendamment de la musique qu’elles représentent. Elles ont cette force incomparable pour nous mettre dans la bonne atmosphère. Une image peut exercer une influence exceptionnelle lorsqu’elle est associée à un enregistrement singulier (cf. pochette des Pink Floyd). Il est d’ailleurs difficile de penser à son disque préféré sans s’imaginer mentalement l’image de la pochette. « Devant n’importe quelle image, nous sommes devant du temps arrêté (…). Un extrait du monde saisi dans un instant ou une idée de monde venue se fixer dans une composition… » J.C. Bailly. Les pochettes vinyles sont ainsi souvent considérées comme une extension de l’œuvre musicale elle-même, capturant l’essence de l’album et évoquant une atmosphère visuelle distinctive. Elles nous ouvrent à la vision de ce qui ne se donne pas à voir. L’image nous laisse libre. Elle affirme la liberté de l’esprit. Elle nous parle, mais c’est à nous d’interpréter ce qu’elle dit et de la faire parler pour nous. Il faut se laisser agir par elles, en éprouver les effets. Cela permet de descendre dans les régions profondes de soi-même. Les pochettes vinyles nous permettent ainsi de regarder l’œuvre et d’entendre la musique…L’ouverture et l’écoute d’un vinyle demeure une expérience, un rituel pour célébrer un bel objet, parfois étrange, mystérieux ou provocateur. C’est une invitation à l’introspection, à un voyage intérieur. Que produit l’image en moi ? De quelle magie sidérante est-elle capable ? L’objet, offre un visuel, une représentation aux identités et ressentis multiples incarnant ainsi la musique.
Chaque analyse de pochette vinyle est aussi un moyen d’accéder aux petites histoires qui touchent au rock, aux potins, aux secrets, aux drames et légendes tout autant qu’à des anecdotes romancées aux sources parfois incertaines mais qui participent au mythe et à l’image des différents courants musicaux. Savez-vous par exemple que Ghandi, Hitler et Jésus auraient pu se retrouver côte à côte sur la pochette d’un même album des Beatles ?
Le rock ne dérive pas simplement de nos identités socialement construites, il aide aussi à les former. Le Rock est une pratique socio musicale (étudiée dans le cadre d’une posture pragmatique expérientielle initiée par J. Dewey) avec ses règles et ses signes déterminant un imaginaire social (C. Castoriadis). Nombreux sont ceux qui puisent des éléments majeurs de leur identité, de la mise en récit de leurs diverses appartenances, de ce qui est le reflet de leur image (représentation de soi et récit de soi) intérieure comme extérieure dans la musique et l’art en général (B. Lahire). L’image que l’on a de moi dépend des interactions que je noue avec les membres de ma communauté musicale au gré des interactions sociales (H. Becker). Ainsi, la sociabilité musicale a des conséquences dans la structuration de l’individu (F. Hein).
A travers les pochettes et les multiples courants musicaux, ce sont différentes images qui sont appréhendées : de la mort (Black Metal…), de la fête, du concert comme utopie performative (J. Dolan, R. Schaer), de la guerre, des communautés musicales (hippies (H.D. Thoreau, A. Huxley, P. Ricoeur), punks, métalleux, gothiques …), du corps, du sacré (R. Caillois), de Satan (F. Nietzsche, P.A. Palou) de la foule, du couple, mais aussi des époques : sixties, seventies… tout comme l’image perçue ou ressentie du public, la production de soi et l’inscription de chacun dans un imaginaire social… Comme l’évoque aussi Francis Ford Coppola : « L’art, c’est immobiliser le temps ». Si vous ne voulez pas être soumis au temps, écoutez alors de bons vieux vinyles.
Quelques analyses ciblées de pochettes
L’essor du rock à partir du début des années 60 permet d’innover en lançant des pochettes vinyles en collaboration avec des artistes comme Andy Warhol mais aussi Peter Blake et Jann Haworth (Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band – The Beatles, 1967.) Deux pochettes de Warhol vont faire scandale celle du Velvet Underground & Nico en 1966 et Sticky Fingers des Rolling Stones en 1971.
La pochette à la banane autocollante signée Andy Warhol invite les acheteurs à la “peler doucement et voir”, avant de découvrir sous cet autocollant une banane rose chair très suggestive…
La photo de l’album Sticky Fingers des Rolling Stones (1971) représentant un entrejambe masculin engendre un scandale pour son érotisme. Elle est réalisée avec une véritable fermeture éclair qui se zippe. Le nom est suggéré par le titre d’un film pornographique. Le rock à l’époque a une mauvaise image. Il est réputé pour être une musique de mauvaises mœurs, celle de la contre-culture. Cette photo a aidé à construire l’image de « bad boys » des Stones, opposée à l’image sage des Beatles.
On retrouvera davantage le style de Warhol par la suite sur différentes pochettes comme celle des Rolling Stones en 1977
Le psychédélisme
À partir des années 1960, la contre-culture, dont le psychédélisme constitue la facette la plus profonde et la plus importante en matière d’influence, se pose en rupture avec l’ordre en place générationnel, hiérarchique, d’héritage spirituel judéo-chrétien et culturel gréco-latin. Le psychédélisme (du grec ancien ψυχή = psychẽ « âme », et δηλοῦν = dẽloun « rendre visible, montrer ») permet d’échapper sensiblement à ce monde rationnel, rigoureux et consumériste grâce à des hallucinations visuelles ou auditives engendrées par la prise de drogues psychotropes comme le LSD. Au milieu des années 1960, il était de bon ton de dire, à la suite de Timothy Leary que l’on ne pouvait faire confiance à quiconque ayant plus de 30 ans. La jeunesse s’avérait être l’un des principaux facteurs prédisposant à la rupture avec l’ordre des parents car elle renvoyait à un état de nature hors des cadres étriqués de la civilisation, représentation largement partagée par la génération psychédélique. L’objectivation de l’esprit se dévoilant au travers des constructions sociales, il s’agit de transformer l’esprit pour transformer la société. Se droguer ne voulait pas dire se défoncer. Les hallucinogènes étaient la clef d’une quête de l’éphémère, le moyen de se couper du monde physique. En déverrouillant de nouvelles “portes vers d’autres mondes” (cf. The Doors : c’est pour cette raison que le groupe porta le nom des Doors, référence au best-seller de la contre-culture d’Aldous Huxley, publié en 1954, The Doors of Perception.) dans le cerveau, le psychédélisme permet d’explorer une créativité exacerbée et libérée liée à une perception modifiée des sens (cf. Rimbaud). L’art psychédélique s’inspire du folklore Indien (très en vogue chez les hippies), des icônes religieuses, de l’art nouveau, de la Sécession et d’autres expressions artistiques en marge dans les années 1970, tout en expérimentant la liberté sensorielle ou graphique. La typographie est rendue plus “liquide, repose sur des déformations et des effets de mouvement.
La multitude de détails à décortiquer de l’album Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band (The Beatles, 1967) et le côté kitsch-psychédélique de la pochette lui ont valu d’être populaire et collector. On trouve 71 personnalités comme Bob Dylan, Einstein, Marlon Brando, Carl Gustav Jung ou Edgar Allan Poe, Marilyn Monroe…
La pochette Abbey Road fera l’objet de nombreuses théories visant à prouver la mort de Paul McCartney. Parmi les multiples « preuves » on peut notamment relever l’immatriculation de la Volkswagen «LMW 28 IF», ce qui signifie «Living McCartney Would be 28 IF». Les Beatles traversent Abbey Road, la route de l’Abbaye (côté cimetière), et ce serait une mise en scène symbolisant l’accompagnement de ses trois acolytes vers son repos éternel. De plus, Paul McCartney est le seul avec les pieds nus (comme un corps enterré), ce qui serait un clin d’œil à la façon dont sont enterrés les morts en Inde, pays ou les Beatles ont séjourné. L’ordre dans lequel les quatre Beatles étaient disposés a également été jugé significatif. John Lennon, barbu et vêtu de blanc, représentait Jésus. Ringo Starr, dans un sobre costume noir, était le croque-mort. Le jean et la chemise en denim de George Harrison faisaient de lui le fossoyeur. Le fourgon noir à droite de l’image ressemblerait à un véhicule de la morgue…
Woodstock
Le moment du concert est propice à une expérience limite, par sa singularité, mais aussi car il est accompagné d’une excitation, d’une communion, d’une liesse populaire. Le festival de Woodstock (1968) en est l’illustration. Au-delà des idéaux modernes qui unissent la foule autour des valeurs de paix et de tolérance, l’image que la postérité retient est celle d’une communion spirituelle de la jeunesse américaine des années 1960. Le son redéfinit l’espace à sa manière et unit l’énergie de la foule. Le moment et l’espace font bloc. Le concert déclenche un « regard » neuf sur le monde… Cela offre une nouvelle image des possibles, forme d’utopie concrète. Un festival de musique constitue une cérémonie. Le concert revêt donc sous ses aspects profanes un fond religieux indubitable. Il crée une temporalité à part, un espace singulier qui rend la foule attentive et captivée, permet aux spectateurs une catharsis qui les libère de leurs maux pour y substituer des images poétiques (sorte de purgation des passions selon Aristote).
God save les années 70
La volonté de désacraliser le corps et son image, de le rendre autre que celui valorisé par la société actuelle, trouve une origine dans le mouvement Punk des années 1970. Le mot « punk » est venu à qualifier toute conduite ou manière de faire provocatrice, ou qui s’oppose à la pratique dominante.
La voix de Johnny Rotten a la capacité, le pouvoir de connecter certains faits de société avec certains sons et de créer d’irrésistibles symboles et images de transformation de la réalité sociale. Cette voix traduit la nature irréductible de l’urgence, appelle le processus dans son ensemble à se remettre en question. God Save The Queen est une attaque viscérale contre l’ordre établi et le “régime fasciste” mis en place, qui a transformé les Britanniques en “imbéciles”. Signée Jamie Reid, la première version la voit parée d’une épingle à nourrice dans le nez et d’une croix gammée dans l’œil (retirée par la suite). Des lettres découpées façon “anonyme” finiront par recouvrir son regard et sa bouche, comme pour la museler, sur fond des couleurs du Jubilée, bleu et argent…
It captures the ultimate rock’n’ roll moment: Total loss of control!
L’album phare du groupe The Clash est une missive apocalyptique contre les politiques de rigueur, le racisme, les catastrophes climatiques et le consumérisme. Il est sorti dans les décombres d’une Grande-Bretagne au bord du gouffre et reste profondément d’actualité.
Sur la pochette de «London Calling » (1979), on voit le bassiste penché en avant, soulevant sa basse au-dessus de sa tête. Cette image est comme sortie du film du temps. « L’image, en faisant arrêt sur image dans le flux continu de la vie nous en fait regarder et le mouvement et l’interruption du mouvement ». « Cette interruption de la vie en pleine course, ce saisissement vertigineux du passage dans l’existence, sont, si on réfléchit bien, la violence même. » J.C. Bailly. C’est la violence du temps fixé.
Cette pochette fait référence à deux icônes de l’histoire du rock : les caractères en rose et vert rappellent le premier album d’Elvis Presley tandis que le geste évoque le groupe de rock anglais The Who.
Si les réactions à cet article sont positives d’autres analyses pourront survenir… Black Sabbath, Pink Floyd, ACDC, Metallica, Pixies, Nirvana, Rage Against the Machine, Marilyn Manson, Damien Saez, David Bowie…